Aucun doute quant à la place du nucléaire
Commissaire de la NRC au moment de Fukushima, William D. Magwood, IV est aujourd’hui directeur général de l’Agence de l’OCDE pour l’Energie Nucléaire (AEN). Interviewé par la SFEN Jeune Génération, il revient sur son parcours, les missions de l’AEN, le Forum International Génération IV et ses convictions sur le nucléaire.
Quel est votre parcours ?
William D. Magwood, IV – Lors de l’accident de Three-Mile Island, j’étais étudiant à l’université en Pennsylvanie. Je me suis mis à lire tout ce que je pouvais trouver sur le sujet : je voulais comprendre ce qui s’était passé et quelle était la gravité de cet accident. Je voulais avoir toutes les clés pour comprendre ce qui se passait.
À cette époque, j’assistais à des conférences données au centre R&D de Westinghouse dans le cadre d’un programme scientifique à destination des étudiants de la région. Ces conférences abordaient de nombreux sujets, y compris l’énergie nucléaire. J’avais décidé d’étudier la physique, et j’avais pour cela rejoint l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh. A l’époque, j’imaginais ma carrière dans l’ingénierie aérospatiale. Mais les études à Pittsburgh étaient davantage tournées vers le nucléaire, c’est donc finalement ce domaine que j’ai choisi !
Pour ma première expérience professionnelle, j’ai travaillé chez Westinghouse sur le traitement des déchets nucléaires. J’aimais bien faire des analyses techniques et travailler dans des laboratoires. Néanmoins, j’ai découvert qu’aussi brillants qu’ils puissent être, ce n’étaient pas eux qui prenaient les grandes décisions stratégiques. Or, je voulais participer à ces décisions. Avec ce constat en tête, j’ai finalement quitté Pittsburgh et j’ai rejoint l’Edison Electric Institute à Washington. Dans cette association, je m’occupais de la politique sur le combustible nucléaire et d’autres grands sujets. Je me suis rendu compte que j’aimais penser en termes politiques et stratégiques et que j’avais une certaine aptitude à traduire des sujets techniques en termes compréhensibles pour le public et les médias.
Après l’élection du président Clinton en 1993, j’ai rejoint son administration. C’était une période difficile pour le nucléaire aux Etats-Unis : les réacteurs de recherche fermaient, ainsi que d’autres installations, les investissements dans la recherche diminuaient drastiquement et beaucoup de programmes R&D étaient interrompus. Une partie de mon travail consistait à trouver des solutions pour sauver certaines parties des programmes de recherche et conserver quelques-unes des infrastructures indispensables que nous avions à l’époque.
En 1998, j’ai été nommé à la tête de l’Office de l’Energie Nucléaire au sein du Department of Energy, qui est l’équivalent d’un ministère en France. Les activités nucléaires continuaient de décroître et pour la première fois cette année depuis le début du développement du nucléaire, le budget pour la recherche était à zéro. On devait repartir de rien.
Nous avons passé toute l’année 1998 à planifier les futures activités de recherche. Nous avons créé un comité consultatif sur la recherche en énergie nucléaire, composé d’experts de haut niveau venant de tous les Etats-Unis (chercheurs, législateurs, présidents d’université…) pour nous conseiller dans notre démarche.
Cette année-là, 480 personnes seulement étudiaient le nucléaire aux Etats-Unis contre une moyenne historique d’environ 2000. Nombreux étaient ceux à Washington qui pensaient que la discipline entière allait disparaître des universités américaines. J’ai eu le sentiment qu’il fallait que l’on empêche cela d’arriver et nous avons donc fourni des financements et activement encouragé les universités du pays à conserver leurs programmes, leurs réacteurs de recherche, et dans certains cas à lancer de nouveaux programmes.
En 2002, le président Bush a été élu et son administration me demanda de rester. L’Office de l’Energie Nucléaire commençait à susciter de nouveau l’intérêt et à recevoir davantage de financement. Nous avons préparé le programme Nuclear Power 2010 dans le but de promouvoir le développement de nouvelles centrales nucléaires et nous avons mené la création du Forum International Génération IV. Ces deux initiatives se sont révélées être de grands succès.
Au bout de onze ans dans l’administration, j’ai finalement quitté le Department of Energy. Je me suis à travailler comme consultant indépendant. J’ai un jour été contacté par un think-tank pour participer à la rédaction d’un livre parlant de divers sujets politiques afin de faire un état des lieux au futur président. J’ai écrit un chapitre sur les déchets nucléaires qui a vraiment été lu par les membres de l’administration et qui les a amenés à me proposer de revenir chez eux. C’est ainsi qu’en 2010, j’ai accepté de devenir commissaire de l’autorité de sûreté nucléaire américaine, la Nuclear Regulatory Commission.
Vous étiez commissaire de la NRC au moment de Fukushima. Comment cela s’est-il passé ?
WDM – Après Fukushima, j’ai passé l’essentiel de mon temps à m’occuper de la catastrophe. J’ai été quatorze fois au Japon et ai visité le site de l’accident à deux reprises. En voyageant le long des belles côtes du Japon pour me rendre sur le site, je me suis souvent demandé : « et si un accident comme celui-ci se produisait aux Etats-Unis ? » La catastrophe de Fukushima a confirmé le fait que, quoi que l’on fasse dans le secteur nucléaire, de l’autorité de sûreté jusqu’à l’exploitant sans oublier l’enseignant, chacun contribue à la sûreté. Il est essentiel que chaque personne du secteur nucléaire comprenne qu’il a une responsabilité personnelle.
Les aspects humains dans la sûreté nucléaire sont primordiaux. La culture de sûreté, la formation et d’autres facteurs liés au personnel des centrales nucléaires et des autorités de sûreté sont des éléments vitaux pour la protection des populations. Nous devons nous assurer que l’homme n’est pas le maillon faible de la chaîne de la sûreté. Pour cela, nous avons créé une nouvelle section à l’AEN en mars 2015 dédiée aux facteurs humains.
Pouvez-vous nous rappeler la mission de l’OCDE ?
WDM – L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques a été créée à la fin de la Seconde Guerre Mondiale à l’époque du plan Marshall. Son objectif était de mettre en place des coopérations pour renforcer la reconstruction des économies et infrastructures européennes. A l’origine, l’OCDE était composée des pays européens et des Etats-Unis. Elle s’est par la suite massivement développée et regroupe aujourd’hui 34 pays. Au travers des revues et publications, l’OCDE prend part aux réflexions et élaborations de politiques sur de nombreux sujets liés à l’économie, la finance, l’environnement, les réglementations, le développement, la gouvernance.
Et qu’en est-il de l’Agence pour l’Energie Nucléaire ?
WDM – L’AEN est une agence sous tutelle de l’OCDE, qui s’occupe de nombreux sujets en lien avec le nucléaire. Bien qu’elle fasse partie de l’OCDE, l’AEN est partiellement autonome et indépendante du système OCDE : par exemple, l’AEN n’a pas exactement les mêmes États membres que l’OCDE.
La mission de l’agence est d’encourager, entre nos 31 États membres, la coopération dans le développement et le maintien des outils scientifiques, techniques et juridiques afin d’assurer l’usage sûr et fiable de la technologie nucléaire civile. Il y a environ 75 groupes qui travaillent sur de nombreux sujets tels que les activités réglementaires, la gestion des déchets, le nucléaire appliqué à la santé, les études économiques, la radioprotection, le cycle du combustible, l’évaluation des risques, les analyses d’accident, la gestion des accidents, la sûreté et bien sûr les aspects humains. Nos États membres ont des experts incontournables sur ces sujets et ils peuvent donc fournir des informations fiables sur d’innombrables sujets techniques et politiques.
Comment l’AEN se situe-t-elle par rapport à d’autres institutions internationales sur l’énergie ?
WDM – Il n’est pas vraiment pertinent de nous comparer à des organisations comme l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique, une agence de l’ONU. Même si nous travaillons sur les mêmes sujets, nous ne visons pas le même public. Les pays membres au sein de l’AEN sont ceux qui ont les programmes nucléaires les plus développés. Les sujets de conversation entre les 164 États membres de l’AIEA et nos 31 États sont très différents. L’AIEA joue un rôle essentiel dans le développement de structures qui peuvent être suivies par les pays à chaque étape de leur développement, y compris à leurs premiers pas dans l’énergie nucléaire. Au contraire, à l’AEN, nous nous concentrons sur les problématiques techniques spécifiques aux infrastructures très avancées de nos membres.
En revanche, l’AEN collabore étroitement avec l’Agence Internationale de l’Énergie, qui est une autre agence de l’OCDE. Nous travaillons ensemble sur des sujets comme l’intégration du nucléaire dans les politiques énergétiques ou encore l’intégration du nucléaire dans le bouquet énergétique du futur.
Enfin, l’AEN travaille avec la Commission Européenne ; qui participe à nos comités. Nous collaborons également avec des partenaires stratégiques comme la Chine et l’Inde, même s’ils ne sont pas États membres de l’AEN. Des officiels chinois participent déjà à certaines de nos activités et c’est quelque chose que nous souhaiterons développer à l’avenir.
En tant que fondateur du Forum International Génération IV, qu’est-ce qui vous a amené à préconiser la coopération internationale sur des sujets techniques ?
WDM – Le concept du Forum International Génération IV est né alors que j’étais encore au Department of Energy, le ministère américain. Comme je vous le disais, les budgets de recherche étaient nuls en 1998 et nous reconstruisions doucement le programme nucléaire. Avec si peu de ressources, nous savions que nous ne pourrions jamais lancer de grands programmes. Nous avons réalisé aussi qu’une autre façon d’avancer était de trouver des financements auprès de partenaires internationaux. Nous avons alors entamé des échanges bilatéraux avec d’autres pays.
L’Initiative Internationale de la Recherche sur l’Energie Nucléaire (« I-NERI ») nous a aidés à lancer de petits projets avec de nombreux pays avec le Japon, la Corée et la France. Le processus n’était pas très efficace car on fonctionnait par le biais de protocoles signés entre deux pays seulement alors que de nombreux pays étaient intéressés par ces sujets.
Je me suis demandé s’il était possible de mener ces projets de façon plus flexible et j’ai rencontré feu le Dr. Jacques Bouchard, un expert français du CEA hautement reconnu dans le domaine nucléaire. Il était très enthousiaste et nous étions déterminés à faire de cette idée une réalité. De nombreux pays ont rejoint l’initiative et la charte du Forum Génération IV a été publiée en juillet 2001 avec le soutien de 9 pays. Depuis ce lancement, 15 pays ont participé au forum et l’AEN, que je dirige aujourd’hui, y joue le rôle de secrétariat technique : la boucle est bouclée !
Ce forum offre la possibilité à divers pays de collaborer dans le développement de nouvelles technologies. Dans le passé, la recherche était une activité propre à chaque pays qui développait ses propres technologies. A l’avenir, je pense que le succès du secteur nucléaire repose sur une collaboration mondiale. Cette approche permet à de nombreux pays de partager les ressources nécessaires au développement d’un projet. Cela permet aussi aux technologies qui seront développées de s’adresser tout de suite à un marché international. Avec des marchés plus grands, les fournisseurs et constructeurs deviennent plus compétents et efficaces. Et cela constitue un avantage énorme.
Aujourd’hui, le nucléaire est déjà une industrie mondiale. L’approche pour construire de nouvelles centrales est mondiale. Les composants et l’ingénierie viennent du monde entier. Il serait utile que les gouvernements collaborent de la même façon.
Comment le mix énergétique mondial devrait-il évoluer ?
WDM – Au cours d’un événement international cette année, dans le cadre d’une feuille de route commune entre l’AEN et l’AIE, notre partenaire de l’OCDE, j’ai présenté un scénario sur le bouquet énergétique mondial en 2050. Cette étude, envisagée sous l’angle économique, montre que si nous mettons en place des politiques qui maintiennent la hausse des températures en deçà de 2°C, le nucléaire serait le plus grand contributeur du bouquet énergétique, et n’est pas le seul. La réalisation de ce scénario exige aussi des avancées majeures dans de nombreuses technologies énergétiques (capture du CO2, éolien, solaire, gaz naturel), ainsi que dans l’efficacité énergétique.
Bien sûr, nous ne savons pas à quoi va ressembler 2050. Quand nous travaillons sur ces projections, nous ne pouvons pas prévoir des désastres futurs ou l’échec de telle ou telle technologie. Mais ce que ces scénarios nous apprennent, c’est que si nous n’atteignons pas nos objectifs de production d’énergie avec la capture du CO2 ou une autre méthode, alors la production des autres sources d’énergie devra compenser, alors que leurs cibles sont déjà très ambitieuses.
Est-ce que le nucléaire a toujours un rôle à jouer aujourd’hui et demain ?
WDM – Nous ne pouvons nous permettre de choisir une stratégie qui ne réponde pas aux besoins énergétiques de nos sociétés. Si l’énergie vient à manquer, ce sont des bouleversements économiques et sociaux qui nous attendent. Et au final, cela aggravera la situation climatique. Travailler sur l’énergie nucléaire et d’autres technologies de pointe réduit donc le risque de devoir choisir entre l’environnement et la pérennité de la société telle qu’on la connait.
Le nombre de nouvelles centrales qu’il faudrait construire pour répondre aux besoins de 2050 est énorme : il faudrait construire au moins 500 gros réacteurs en plus de la capacité nucléaire aujourd’hui installée, pour un total de 970 GWe. Cela demandera un effort majeur pour y parvenir.
La situation sera différente d’un pays à l’autre, certains développant plus de nucléaire, d’autre plus d’éolien ou autre. Nous aurons besoin de toutes ces énergies sans lesquelles nous n’avons aucun espoir de vaincre le changement climatique. Si nous prenons réellement au sérieux le changement climatique, alors la disparition du nucléaire n’est pas envisageable.
Le Professeur Hansen, un scientifique de la NASA qui est connu pour parler du réchauffement climatique auprès des politiques, a récemment participé à une conférence et projeté un slide particulièrement marquant qui disait : « Renouvelables + Gaz naturel = Planète condamnée ».
Aujourd’hui, de nombreux pays concentrent leurs politiques énergétiques sur le développement massif de renouvelables sans comprendre le problème dans sa globalité. Ce n’est sûrement pas une mauvaise idée de travailler sur les renouvelables, mais il faut traiter la question de la politique énergétique avec plus le recul nécessaire.
Est-il envisageable que les autorités de sûreté de chaque pays se mettent d’accord sur une réglementation commune ? Il y a eu quelques réflexions sur une réglementation internationale qui s’appliquerait à plusieurs pays. Dans l’aéronautique, il existe des accords qui permettent aux avions de ligne d’aller dans de nombreux pays sans avoir suivi un processus complet de certification dans chacun d’eux. Dans le nucléaire, de tels accords n’existent pas. Pourquoi ? Parce que l’énergie nucléaire est un domaine à part. Chaque pays souhaite que sa propre autorité de sûreté approuve les designs des réacteurs qui seront exploités sur son sol. Je ne pense pas que cela changera à l’avenir.
Mais nous pouvons chercher les points communs entre les analyses menées par les différentes autorités de sûreté. Si ces dernières coopèrent, elles peuvent coordonner leurs questions sur les conceptions de réacteurs. Cela permettrait aux industries de n’avoir à préparer les dossiers pour y répondre qu’une seule fois et constituerait une amélioration majeure dans l’efficacité de la réglementation.
C’est d’une certaine façon l’objectif du Programme multinational d’évaluation des conceptions (« MDEP »). Il s’agit d’une initiative sous tutelle de l’AEN qui permet aux autorités de sûreté de collaborer lorsqu’elles étudient de nouveaux designs du marché international. MDEP leur permet de partager des informations et leurs avis respectifs. Ce n’est peut-être pas la réglementation internationale dont certains rêveraient, mais cela permet d’alléger quand même les processus d’instruction.
Comment imaginez-vous le futur de la jeune génération de l’industrie nucléaire ?
WDM – Il y a trois grandes générations dans le secteur nucléaire. La première a découvert l’énergie nucléaire grâce aux programmes de recherche fondamentale dans les années 1950-1960. La seconde a construit les parcs nucléaires dans les années 1970. Vous êtes la troisième grande génération, celle qui arrive et qui va guider l’énergie nucléaire dans les vingt prochaines années. Cette nouvelle génération aura en charge l’évolution du secteur à un moment très critique.
Vous devez garder en tête l’héritage des avancées de ma génération et des connaissances de nos prédécesseurs. Il vous faut trouver des solutions que nous n’avons pas trouvées et prendre les meilleures décisions afin de garantir la pérennité de l’énergie nucléaire à l’avenir.
De nombreux sujets seront abordés : Que faire des déchets nucléaires ? Faut-il les recycler ? Quel type de combustible nucléaire utiliser ? Faut-il développer les réacteurs de Génération IV ? Quelles nouvelles lignes de défense en profondeur faut-il établir ? Vous serez ceux qui devront répondre à ces questions et prendre les grandes décisions qui en découlent.
Pour être honnête, beaucoup de ces questions auraient trouvé leurs réponses il y a longtemps si elles avaient reçu l’attention qu’elles méritaient. Mais la génération actuelle n’a sans doute pas été capable d’aller de l’avant et de préparer l’avenir. Nous devons retrouver les convictions que nous avions dans les années 1970. Il y a tellement de technologies qui ont été développées pendant les 50 premières années du nucléaire ! Dans les années 1980, la préparation de l’avenir a commencé à s’estomper : l’énergie et les financements se sont déplacés vers d’autres domaines, principalement ceux qui rendent nos vies meilleures aujourd’hui mais qui ne sont pas des investissements sur le long-terme.
La jeune génération d’aujourd’hui a la faculté d’aller de l’avant. Dans des pays en développement comme la Malaisie ou l’Indonésie, il y a des jeunes gens très enthousiastes au sujet de l’avenir. Ils rêvent de régler les problèmes de leur région et d’offrir à tous une vie meilleure. Nous devons tous être dans cet état d’esprit. Les jeunes d’aujourd’hui doivent tracer la voie et se concentrer sur les différentes étapes qui vont construire le futur, comme le développement de technologies de pointe dans le domaine de l’énergie nucléaire pour préparer l’avenir du mix énergétique mondial.
C’est un grand challenge et il est entre vos mains. Je suis convaincu que vous pouvez faire évoluer le secteur jusqu’à un point que nous n’avons pas su atteindre. Je vous ai dit qu’il y avait trois grandes générations nucléaires. Et j’ose y croire, vous pourriez vous révéler être la plus importante.