Les clés de l’innovation dans le nucléaire
Rencontre avec Frank Carré, Directeur Scientifique de la Direction de l’Energie Nucléaire au CEA. Cette interview a été réalisée avant l’accident de Fukushima.
Pourriez-vous en quelques mots décrire votre parcours dont le fil rouge a été l’innovation ?
Franck Carré : j’ai eu la chance de travailler sur différentes formes d’innovation pour le nucléaire, de la vision que nous en avions dans les années 70 jusqu’à maintenant. Dès le début de ma carrière, j’ai travaillé sur des concepts de réacteurs avancés, qu’il s’agisse de réacteurs pour missions civiles de propulsion navale ou de réacteurs nucléaires pour la fourniture d’énergie dans l’espace auxquels s’intéressaient respectivement Technicatome et le CNES (Centre National d’Etudes Spatiales). Au début des années 80, sous l’impulsion visionnaire de Jules Horowitz, j’ai animé des groupes de travail sur les technologies à développer pour faire d’un réacteur à fusion un réacteur producteur d’électricité.
Puis, Jacques Bouchard m’a confié la création du Service d’Innovation de Systèmes en 1990 qui était chargé d’évaluer et de coordonner le développement d’innovations porteuses de progrès pour toutes les filières de réacteurs. Les études menées dans ce service étaient très liées à l’actualité car le nucléaire du futur de l’époque était héritier des leçons des deux grands accidents nucléaires (Three Miles Island et Tchernobyl). C’était l’époque où les États-Unis commençaient à s’intéresser aux réacteurs à systèmes de sûreté passifs pour réduire le besoin de solliciter l’opérateur en urgence en cas d’accident. A cette voie de recherche, les Européens avaient ajouté le renforcement du confinement pour éviter que, même en cas d’accident majeur, l’extérieur du site de la centrale ne soit durablement affecté, comme cela a été le cas à Tchernobyl.
Puis, pendant 4 ans, j’ai été responsable des programmes civils du CEA au sein de la Direction de la Stratégie et de l’Evaluation à une époque où se préparait le 2e contrat d’objectifs Etat-CEA et où le CEA a commencé à se présenter comme chargé d’une mission de développement technologique pour la France, en complément de sa mission originelle de développement de toutes applications de l’atome. Ce repositionnement stratégique a été riche d’enseignements et je me suis passionné pour le lancement de nouveaux programmes transverses tels que les « nouvelles technologies de l’énergie » et la « toxicologie nucléaire » qui gardent aujourd’hui toute leur actualité.
A partir de 2001, je suis revenu à l’électronucléaire en rejoignant la Direction de l’Energie Nucléaire (DEN) formée du regroupement de la Direction de Recherche Nucléaire et de la Direction du Cycle du Combustible, symbole fort de la préparation d’une vision intégrée des systèmes du futur. J’ai été en charge de reconstruire un programme de recherche sur le nucléaire du futur deux ans après l’arrêt de Superphénix, d’abord en tant que chef de programme puis directeur de programme. L’orientation retenue à l’époque était celle d’une « ligne technologique de réacteurs à gaz » bâtie sur le regain d’intérêt pour les réacteurs à haute température au début des années 2000 et par une vision très innovante de réacteurs à neutrons rapides dérivés des mêmes technologies. Un autre volet des recherches permettait de maintenir les compétences acquises sur les réacteurs rapides à sodium. A partir de 2006, quand le retour au sodium est devenu moins sensible, les priorités se sont inversées et aujourd’hui je pense qu’il est aussi important de revenir avec le prototype ASTRID au meilleur niveau de cette technologie sur la scène internationale que de participer au développement d’autres types de réacteurs à neutrons rapides qui évitent la complexité intrinsèque d’une gestion sûre du sodium.
Aujourd’hui, je suis Directeur Scientifique de la DEN.
Pourriez-vous nous définir le rôle de la Direction Scientifique de la DEN ?
FC – La Direction scientifique a essentiellement deux missions : l’optimisation de la production scientifique de la DEN et celle des processus de recherche. Pour le premier objectif, la Direction scientifique mobilise les experts du CEA pour stimuler les recherches d’innovations pour les réacteurs et le cycle du combustible, pour instruire de grandes questions scientifiques (optimiser la recherche de base et la simulation numérique…) ou pour évaluer certains choix d’options (choix de conception pour ASTRID…).
L’évaluation des recherches de la DEN par les conseils scientifiques du CEA et de la DEN, puis plus récemment par l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), et la mise en œuvre de leurs recommandations contribuent également à faire progresser les recherches en termes de choix d’objectifs, de qualité scientifique et d’allocation de moyens.
Pour ce qui est de faire évoluer les processus de recherche, l’un des objectifs est de mieux profiter de techniques analytiques et de la puissance de calcul disponible aujourd’hui pour guider la recherche plus efficacement et réduire le besoin de démonstrations expérimentales intermédiaires. La simulation numérique peut même se substituer à l’expérience dans certains domaines où elle est impossible tels que la gestion des accidents graves dans les réacteurs ou le stockage en sécurité des déchets hautement radioactifs en site géologique sur des durées plurimillénaires. Les progrès de la simulation numérique nous permettront-on numérique nous permettront-ils un jour de nous affranchir du besoin d’expériences critiques coûteuses pour valider les calculs de neutronique sur de nouveaux cœurs ? Nous permettront-ils aussi de nous dispenser de « boucles système » pour valider les études de fonctionnement normal ou anomal sur de nouveaux réacteurs ?
Un dernière mission de la Direction scientifique est de stimuler et de coordonner la communication scientifique, qu’il s’agisse d’organiser les enseignements des disciplines du nucléaire et l’accueil de doctorants à la DEN, de promouvoir la rédaction d’articles dans des revues à comité de lecture, de coordonner la participation aux grands congrès internationaux ou d’encadrer la rédaction de monographies sur les domaines de recherche de la DEN.
Vous avez été Président de la Section Française de l’ANS , représentant de l’Europe et de l’Afrique au Board of Directors de l’ANS. Comment avez-vous ressenti l’acceptabilité du nucléaire à travers le monde ?
FC – Je suis convaincu de l’importance de la perception du besoin et de la culture du pays dans la façon dont le public perçoit l’énergie nucléaire. Des pays comme la Chine ou l’Inde ne peuvent pas se passer de l’énergie nucléaire dans la mesure où, même en développant de façon volontariste les énergies solaire et éolienne, ils ne peuvent pas tripler ou plus l’utilisation du charbon… L’énergie nucléaire est vue comme une condition essentielle du développement économique et à ce titre elle est souhaitée ou acceptée comme une nécessité même si c’est avec une certaine résignation. Par ailleurs, la culture de négociation et le sentiment de solidarité vis-à-vis des besoins de la société me semblent déterminants. J’ai toujours été surpris de constater que des pays scandinaves comme la Suède voire la Finlande, qui sont à la pointe des préoccupations pour l’environnement, acceptent relativement bien le principe d’un stockage géologique direct alors que la France s’est heurtée à des oppositions pour le stockage de colis de déchets vitrifiés, bien moins préoccupants en termes d’inventaire radiotoxique ou de chaleur résiduelle…
Sur un autre plan, j’ai toujours été surpris de constater combien, en Europe, l’enjeu de concevoir des réacteurs sûrs et respectueux de l’environnement était présenté comme une nécessité pour l’acceptation pour le public plutôt que pour ce qu’elle est vraiment, une responsabilité des ingénieurs concepteurs. Les progrès à réaliser avec les futures générations de réacteurs, de même que la définition de stratégies de gestion sûres et fiables des déchets radioactifs me semblent être d’abord la responsabilité de ceux qui conçoivent et exploitent les réacteurs et les usines du cycle du combustible avant d’être une réponse à une exigence sociétale.
Enfin, je pense que la reconnaissance internationale du besoin de développer l’ensemble des énergies à bas carbone, y compris l’énergie nucléaire dans les pays où elle peut être exploitée dans de bonnes conditions, joue un rôle important dans son acceptation. J’en prendrai pour exemple la façon dont les États-Unis avec le Forum International Génération IV ont suscité un regain de confiance dans l’énergie nucléaire parmi les énergies du futur, ce qui a grandement aidé la France et l’Europe à sortir des positions très antinucléaires qui prévalaient à la fin des années 1990 avec la Suède et l’Allemagne en situation de sortie du nucléaire et l’Italie, la Suisse et la Belgique en situation de moratoire. Je trouve toujours intéressant de s’interroger sur les choix faits à l’étranger qui peuvent avoir valeur d’inspiration si ce n’est d’exemple.
Quelle est la position des États-Unis sur les réacteurs à neutrons rapides ?
FC – La vision des réacteurs à neutrons rapides dans les différents pays est très dépendante de leur rapport à l’énergie nucléaire et de leur accès à l’uranium car il s’agit d’une technologie qui, avec un recyclage multiple du combustible, permet d’économiser radicalement l’uranium et d’inscrire l’énergie nucléaire dans des durées millénaires.
Aux États-Unis, le développement de ces réacteurs s’est arrêté au début des années 1980 quand les risques de prolifération attribués au recyclage du combustible ont été jugés inacceptables et ont conduit au Nuclear Non-Proliferation Act promulgué en 1978 par l’Administration Carter. Aujourd’hui, même si les États-Unis partagent la conviction internationale qu’une énergie nucléaire durable devra mettre ces technologies en œuvre, leur vision est que, du fait d’un accès privilégié à l’uranium du continent nord-américain, ils n’en auront pas forcément besoin avant la fin du 21e siècle. Il est assez révélateur à cet égard que les études récentes aux États-Unis voient dans ces réacteurs non pas un moyen d’économiser l’uranium mais soit des « brûleurs d’actinides » destinés à minimiser les inventaires de déchets radioactifs à vie longue destinés au stockage géologique, soit des « batteries nucléaires », petits réacteurs destinés à l’export et réputés non proliférants par leur capacité théorique à fonctionner pendant plusieurs décennies sans rechargement du combustible.
A l’inverse, la France et l’Europe tout comme le Japon, l’Inde et la Chine qui ont peu de ressources en uranium font du développement des réacteurs à neutrons rapides une priorité institutionnelle. S’y ajoute la Russie qui, bien que bien pourvue en uranium, est aujourd’hui leader de cette technologie. Aux perspectives d’indépendance énergétique accrue s’ajoute pour l’Europe l’avantage du recyclage multiple pour minimiser la quantité et les nuisances potentielles à long terme des déchets radioactifs destinés au stockage géologique. Aujourd’hui, l’enjeu des recherches est non seulement d’améliorer la sûreté et la viabilité économique de ces réacteurs, mais également de perfectionner les procédés de recyclage du combustible aux plans des risques de prolifération et de la nature des déchets ultimes de la filière. A cet égard, le projet ASTRID en France sera déterminant pour démontrer au plan international les voies de progrès préconisées en Europe pour les réacteurs à neutrons rapides et influer sur les standards internationaux appelés à encadrer la sûreté et le cycle du combustible de cette filière pour un développement sécurisé du nucléaire dans le monde.
Qu’en est-il alors du développement de la quatrième génération ?
FC – Pour les raisons évoquées précédemment, plutôt qu’un retour aux neutrons rapides, les Etats-Unis privilégient la reprise du développement des réacteurs à haute température et de leurs applications non électrogènes telles que la production d’hydrogène, de carburants de synthèse ou de chaleur pour d’autres industries. Il y va de la volonté de réduire à la fois la dépendance vis-à-vis du pétrole et les émissions de gaz à effet de serre. Cette volonté s’est concrétisée par la promulgation en 2005 de l’Energy Policy Act qui donne mandat au DOE (Department of Energy) de développer un réacteur de nouvelle génération (Next Generation Nuclear Plant (NGNP)) appelé à démontrer à partir de 2021 une technologie nucléaire de production massive d’hydrogène sur le site du Laboratoire national de l’Idaho.
Depuis 2005, les objectifs du NGNP se sont élargis à la cogénération de chaleur pour l’industrie et les options pour son implantation se sont ouvertes à des sites industriels existants, notamment au Texas. Le DOE prépare en 2011 la phase d’étude détaillée avec un consortium d’industriels du nucléaire (AREVA Inc, Westinghouse, Babcock & Wilcox…) et d’industriels utilisateurs potentiels des différentes fournitures énergétiques du NGNP (Entergy, Dow Chemical, Chevron, ConocoPhillips…). Une négociation est en cours sur la part de financement de ces acteurs industriels au projet et il sera intéressant de suivre les décisions attendues à l’automne 2011 sur la réalisation effective du NGNP.
A l’inverse, les pays d’Asie (Japon, Chine, Corée…) donnent la priorité aux réacteurs à neutrons rapides tout en menant également, pour certains, des recherches sur les réacteurs à haute température. Il en va notamment ainsi du Japon avec son réacteur expérimental High Temperature Engineering Test Reactor (HTTR) et de la Chine qui construit un prototype de 200 MWe (HTR-PM).
En Europe, le développement des réacteurs à haute température était arrêté depuis 1988 et celui des réacteurs à neutrons rapides l’était depuis 1998 quand le Forum International Generation IV a ouvert de nouvelles perspectives à l’échelle mondiale pour l’énergie nucléaire. Une dizaine de pays qui partageaient cette conviction ont établi un cahier des charges pour les technologies nucléaires jugées stratégiques pour le 21e siècle puis se sont organisés pour les développer en coopération.
La France a beaucoup fait avec Jacques Bouchard pour inscrire la durabilité, qui sous-tend le recours aux neutrons rapides et au recyclage, dans les objectifs du Forum pour le futur. La nécessité de rupture avec la filière au sodium abandonnée en 1998 a d’abord conduit à porter cet objectif, en France, avec la « ligne technologique de réacteurs à gaz » puis à partir de 2006 avec le développement d’une nouvelle génération de réacteurs rapides au sodium porteuse de progrès par rapport aux réacteurs de taille commerciale que l’Inde et la Russie s’apprêtent à mettre en service. Le mandat donné au CEA par la loi du 28 juin 2006 pour réaliser avec ses partenaires industriels un prototype destiné à démontrer les modes de recyclage les plus intéressants en termes de perspectives industrielles et de progrès sur la nature des déchets radioactifs à stocker est une opportunité unique pour travailler à une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides plus sûre et plus compétitive ainsi que plus respectueuse de l’environnement et plus résistante aux risques de prolifération.
En faire la démonstration avec le prototype ASTRID est un enjeu formidable qui nous permettra de revenir au meilleur niveau de performance de cette filière et de contribuer de façon influente à l’élaboration de standards internationaux qu’elle devra respecter en matière de sûreté et de non-prolifération. En même temps, comme je l’évoquais au début de notre entretien, je crois qu’il faut profiter du potentiel de recherche qu’apporte la coopération internationale pour participer au développement à plus long terme d’autres types de réacteurs à neutrons rapides.
Dans les années 2000, le CEA a fortement contribué à inscrire dans le Programme-Cadre de Recherche et de Développement (PCRD) Euratom des actions de recherche sur les filières du Forum International Generation IV. L’entreprise est restée difficile jusqu’en 2006, car la coopération dans ce cadre, soumise à l’accord de l’ensemble des pays membres de l’Union Européenne, ne pouvait jusqu’alors concerner que l’optimisation du nucléaire actuel. Il a fallu que la communauté des pays Euratom devienne membre du Forum Generation IV en 2006 puis que la Commission Européenne prenne l’initiative en 2007 d’un plan stratégique sur les technologies de l’énergie à même de satisfaire des objectifs de réduction de gaz à effet de serre (20% d’ici 2020) pour que le nucléaire à fission soit finalement reconnu comme une énergie stratégique pour l’avenir.
Cette reconnaissance a permis la création d’une plateforme technologique sur le nucléaire durable (SNE-TP, Sustainable Nuclear Energy Technology Platform) et la mise en place d’initiatives industrielles telles que l’ESNII (European Sustainable Nuclear Industrial Initiative) qui porte des projets de réacteurs expérimentaux ou de prototypes de nouvelles générations de réacteurs stratégiques pour l’Europe.
De mon point de vue, même si le Forum Génération IV a été à l’origine un instrument des Etats-Unis pour reprendre de leadership du secteur nucléaire dans le monde, cette initiative a vraiment été visionnaire du besoin d’un cadre international global pour concevoir le nucléaire du futur et déterminante pour relancer en Europe un programme de recherche dans ce domaine au début des années 2000.
Avec le Forum Génération IV, c’est une coopération internationale qui s’est mise en place autour du développement de systèmes du futur, pourriez-vous nous citer d’autres cadres de coopérations ?
FC – Pour ce qui est des réacteurs du futur, l’autre grand cadre de coopération internationale est l’International Project on Innovative Nuclear reactors and Fuel Cycles (INPRO) de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA). Ce projet est complémentaire du Forum Generation IV au sens où il contribue à développer des méthodologies d’évaluation de performance des réacteurs nucléaires, notamment en termes de sûreté, d’économie et de résistance aux risques de prolifération, plutôt qu’à développer en coopération de nouvelles technologies pour ces réacteurs. Des réunions d’échange entre ces deux grandes initiatives internationales consacrées à l’énergie nucléaire du futur se tiennent annuellement.
Plus généralement, on peut remarquer que le besoin de cadres internationaux pour contrôler et promouvoir l’énergie atomique à des fins pacifiques s’est fait sentir dès les années 1950 avec la création de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique en 1956, puis celle de l’Agence pour l’Energie Nucléaire de l’OCDE sous une première forme en 1958 pour mettre à disposition les informations scientifiques, technologiques et juridiques indispensables pour une utilisation de l’énergie nucléaire sûre et respectueuse de l’environnement. A l’époque, il s’agissait avant tout de favoriser les échanges d’information et de bonnes pratiques ainsi que d’organiser le contrôle des matières nucléaires.
Aujourd’hui, ces échanges et ces contrôles restent essentiels mais s’y ajoutent le besoin de partager les coûts pour développer de nouvelles technologies pour le futur et celui d’un cadre international global qui passe par des ententes entre les Etats pour créer les conditions d’un déploiement sûr et sécurisé de l’énergie nucléaire dans le monde. Des questions comme l’harmonisation des critères de sûreté qui s’appliquent à la troisième génération sont extrêmement importantes pour définir une référence internationale de cette 3e génération et éviter le développement d’un nucléaire à plusieurs vitesses aux plans de la sûreté et des coûts. Y contribuent depuis 2006 les Autorités de Sûreté Nucléaire d’une dizaine de pays au sein du Multinational Design Evaluation Program placé sous l’égide de l’Agence pour l’Energie Nucléaire de l’OCDE, ainsi que celles des pays de l’Union Européenne regroupés dans le réseau WENRA.
Ces initiatives examinent dans une première étape les différences qui existent actuellement dans les procédures de certification de l’EPR et de l’AP1000 dans les pays ayant des projets de construction de ces réacteurs, ainsi que dans les règles de conception et de construction des matériels mécaniques des îlots nucléaires en vigueur dans ces différents pays. D’autres questions comme celles de services internationaux, sous le contrôle de l’AIEA, de fourniture de combustible nucléaire et de reprise après utilisation dans les réacteurs sont également essentielles pour minimiser les risques de prolifération en dispensant les pays primo-accédants au nucléaire de devoir se doter de technologies du cycle ou d’accumuler des combustibles usés. Plusieurs cadres de réflexion et de concertation se penchent sur ces questions, parmi lesquels l’initiative américaine de Global Nuclear Energy Partnership (GNEP) lancée en 2006 et renommée International Framework for Nuclear Energy Partnership (IFNEC) en 2008 et les travaux de l’Integrated Nuclear Infrastructure Group de l’AIEA.
Ces quelques exemples montrent combien, depuis le début, le développement de l’énergie nucléaire nécessite des accords entre Etats : d’abord pour échanger les bonnes pratiques et contrôler les matières nucléaires, et aujourd’hui à la fois pour encadrer le déploiement des réacteurs de 3e génération dans le monde et partager les objectifs de progrès et les coûts de développement du nucléaire du futur.
Comment se positionnent la recherche et l’innovation dans une industrie du temps long comme le nucléaire ?
FC – Effectivement, les temps de développement du nucléaire sont tellement longs que pour pouvoir déployer industriellement d’autres réacteurs que les réacteurs à eau vers le milieu du 21e siècle, il faut y travailler dès maintenant. Autant la recherche est active pour optimiser l’exploitation des réacteurs et des usines du cycle actuels, autant le secteur nucléaire est extrêmement conservateur en matière d’innovation. Il faut typiquement 15 ans pour développer et qualifier un nouveau combustible nucléaire ou un nouveau matériau de structure et la recherche correspondante est coûteuse car elle met en œuvre des réacteurs expérimentaux et des laboratoires chauds. De plus, les démonstrations de sûreté qui sont nécessaires pour autoriser la recherche à toutes les étapes dans ces installations ainsi que pour certifier des projets de réacteurs qui mettent en œuvre de nouvelles technologies sont particulièrement lourdes, autant du côté des concepteurs que du côté de l’Autorité de Sûreté Nucléaire qui doit faire évoluer le référentiel de sûreté. Au final, l’ensemble de ces contraintes se conjugue pour que tous les acteurs de l’industrie nucléaire aient une certaine résistance à l’innovation.
Jusqu’à la fin des années 90, l’innovation dans le secteur nucléaire en France et en Europe a principalement été portée par le développement de la filière des réacteurs à neutrons rapides ainsi que par les recherches sur les réacteurs de troisième génération pour tirer les leçons des accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl. Les réacteurs à eau de troisième génération aujourd’hui intègrent essentiellement des innovations d’ingénierie mais les technologies de base, à part peut-être le contrôle commande, sont celles des réacteurs du 20e siècle.
Je crois que le contexte d’aujourd’hui est extrêmement intéressant et porteur, et j’espère que des initiatives comme le Forum International Génération IV arriveront à mettre vraiment en réseau le potentiel de recherche et développement des pays membres du Forum pour pouvoir faire bénéficier le nucléaire de réelles ruptures technologiques comme en ont connu les secteurs industriels de l’aéronautique et de la chimie. Les trois niveaux d’accords juridiques prévus dans le cadre du Forum International Generation IV ont été conçus pour permettre un traitement rigoureux et équitable de la propriété intellectuelle et coopérer sans réserve au développement de technologies qui ont une valeur commerciale. C’est indispensable car nous ne retrouverons plus les moyens financiers des années 80 et 90 pour développer une nouvelle filière de réacteurs. C’est la vitalité de la coopération internationale qui le permettra en partageant coûts de développement et de démonstration, et en préparant ensemble l’élaboration de standards voire de règles qui s’appliqueront aux réacteurs du futur.
Vous êtes responsable du groupe « Energies nucléaires » de l’ANCRE. Quels sont les objectifs de ce groupe ?
FC – Cette alliance vise à proposer de nouveaux programmes de recherche coordonnés pour lever des verrous scientifiques majeurs dans le secteur de l’énergie. Elle a été créée en juillet 2009 et comporte neuf groupes programmatiques : cinq groupes consacrés aux sources de production d’énergie, trois groupes dédiés aux utilisations de l’énergie dans l’industrie, les transports et l’habitat, et un groupe chargé d’études de synthèse et de prospective, en particulier sur les technologies transverses que sont les stockages d’énergie et les réseaux. Je co-anime avec Alex Mueller, Directeur adjoint du CNRS/IN2P3, un groupe de réflexion sur les énergies nucléaires (à la fois fission et fusion) dont l’action vise à renforcer le lien entre la recherche appliquée des acteurs du nucléaire industriel et la recherche amont, voire fondamentale, de la communauté académique.
La capacité d’utilisation de la recherche fondamentale pour la compréhension de phénomènes élémentaires, leur modélisation et la possibilité d’utiliser ces modèles fins grâce aux capacités de calcul accrues sont enrichies par les initiatives que peut prendre l’ANCRE pour renforcer l’apport du CNRS et de l’Université. Les travaux de l’ANCRE s’intéressent par exemple à la modélisation multi-échelle en thermohydraulique et visent à apporter plus de rigueur dans le raccordement entre les échelles et à étendre vers l’amont la capacité de modélisation par la simulation numérique directe, voire ab initio, de phénomènes tels que la turbulence et la crise d’ébullition.
Les travaux de l’ANCRE s’intéressent également au développement d’une plateforme de simulation multi-échelle des processus faisant intervenir la chimie dans les réacteurs et le cycle du combustible, depuis le niveau atomique ou moléculaire jusqu’au génie des procédés : corrosion dans le circuit primaire, séparation des actinides dans les opérations de retraitement de combustible usé, migration des radionucléides dans les milieux géologiques… Un troisième exemple pourrait-être celui de l’instrumentation pour laquelle l’objectif est de recenser les technologies de capteurs, de traitement des mesures et de transmission du signal mises en œuvre dans d’autres secteurs de la recherche et de l’industrie et susceptibles de compléter utilement l’instrumentation actuelle des réacteurs et des usines du cycle du combustible.
Vous êtes, depuis 2008, responsable de la chaire EDF ‘Energies Durables’ à l’Ecole Polytechnique. Pensez-vous que la formation soit aujourd’hui suffisante pour répondre aux besoins des métiers du nucléaire ?
FC – Cette chaire est l’une des nombreuses initiatives qui participent depuis 5 ans à un effort national de renforcement des formations dans les disciplines de l’énergie nucléaire pour préparer le renouvellement des professionnels du secteur. Elle intéresse de 30 à 50 élèves par promotion de 500 élèves à l’Ecole Polytechnique et comporte quatre volets d’activité : l’enseignement de la physique des réacteurs, de la thermohydraulique et du cycle du combustible, le financement de recherches doctorales ou post-doctorales dans les laboratoires de l’Ecole sur une grande variété de technologies de l’énergie (nucléaire, photovoltaïque, stockage d’énergie…), le conseil aux élèves dans leur choix de stage et de formation complémentaire dans le domaine de l’énergie, et l’organisation de conférences et séminaires sur les énergies à bas carbone.
Depuis 2005, le nombre de jeunes spécialistes formés par an en France est passé de 200 à 900 aujourd’hui avec la création de nouveaux master et de nouvelles options dans les Ecoles d’ingénieurs consacrés à des formations généralistes en génie atomique ou à des formations spécialisées sur les matériaux, le cycle du combustible, l’exploitation ou le démantèlement des réacteurs nucléaires. Un poste de Directeur des Formations Nucléaires a été créé en 2010 pour garantir la cohérence d’ensemble des enseignements nucléaires proposés aux élèves français et étrangers. Aujourd’hui, c’est l’Institut International pour l’Energie Nucléaire, annoncé en mars 2010 et créé début 2011, qui sert de portail d’entrée et d’aiguilleur aux étudiants français et étrangers intéressés par une formation dans le domaine.
Des efforts identiques ont été menés aux les Etats-Unis et dans d’autres pays d’Europe avec le très efficace réseau européen European Nuclear Educational Network (ENEN) qui permet de suivre des modules de cours dans différents pays tout en cumulant des unités de valeur. Il est intéressant de noter qu’aux disciplines traditionnelles de l’énergie nucléaire que sont la neutronique, la thermohydraulique, la mécanique et la radioprotection, s’ajoutent aujourd’hui des disciplines non spécifiques telles que la science et la mécanique des matériaux, les sciences de la chimie, les sciences des milieux géologiques… auxquelles font appel l’étude et la modélisation des phénomènes élémentaires impliqués dans la mise en œuvre de l’énergie nucléaire. Il en va ainsi de nouveaux domaines de recherche tels que le vieillissement des structures dans les réacteurs et le stockage réversible des déchets radioactifs à vie longue en site géologique. Il en résulte la participation au développement de l’énergie nucléaire de communautés scientifiques très variées dont la pérennité est assurée par la diversité des secteurs de recherche auxquels elles contribuent. Il coexiste ainsi un socle de recherche de base qui entretient l’expertise dans des disciplines d’intérêt général et par ailleurs un besoin de formations spécifiques dans les disciplines qui régissent la conception et le fonctionnement des réacteurs et du cycle du combustible.