1. « Nous devons nous questionner sur ce que sera le marché de la fusion demain » - Sfen

1. « Nous devons nous questionner sur ce que sera le marché de la fusion demain »

Publié le 28 octobre 2025

Directeur de Fusion for Energy (F4E) depuis 2023, Marc Lachaise a passé l’essentiel de sa carrière au sein d’EDF, notamment dans la supply chain et les grands projets nucléaires. Une expérience précieuse pour mener à bien la participation de l’Europe dans les projets de fusion et Iter, au moment où la filière prend son envol.

Quel rôle occupe Fusion for Energy dans le projet International thermonuclear experimental reactor (Iter) ?

F4E est le bras armé de l’Union européenne pour le développement des projets internationaux, dont Iter. Si Iter Organization a la charge du design initial, du montage et à terme de l’opération du réacteur construit à Cadarache, F4E s’occupe de la contribution de l’Europe au projet. Au travers d’Euratom qui nous alloue un budget pour nos missions, nous avons pour objectif de placer des contrats, faire fabriquer et livrer du matériel, ou encore réaliser des études. Les montants attribués varient selon les années, mais sont de l’ordre de 500 à 600 millions d’euros par an. Sur la globalité du projet Iter et depuis sa création en 2007, F4E a fourni environ 40 % des contributions in-kind [« en nature », ndlr], soit une enveloppe globale de 7 milliards d’euros de contrats pour l’industrie européenne.

Iter est le principal projet soutenu par F4E, mais nous intervenons aussi sur d’autres initiatives liées à la fusion nucléaire. C’est le cas du JT-60SA, le plus grand réacteur de fusion (tokamak) actuellement en opération du monde. Il a été financé à 50 % par F4E et 50 % par le Japon qui accueille la machine. Nous participons au prototype d’accélérateur linéaire (Lipac) européo-japonais, avec la fourniture de la plupart des sous-systèmes du prototype. Ce projet préfigure l’installation IFMIF-DONES (International Fusion Materials Irradiation Facility-Demo Oriented NEutron Source), qui est en cours de construction en Espagne. Ce site permettra de développer des matériaux suffisamment résistants à l’irradiation neutronique, essentiels pour les futurs réacteurs de fusion nucléaire.

Notre objectif est de créer un écosystème de projets, cohérents entre eux, qui soutiennent le développement d’Iter, et plus largement de la fusion commerciale. F4E est, en quelque sorte, l’agrégateur ou le point de contact européen. Avec une équipe de 450 personnes, nous alimentons ces différents projets par notre expertise technique, notre gestion de projet et le suivi des contrats.

En tant qu’agence européenne, avez-vous des obligations envers l’industrie du Vieux Continent ?

Chaque mandataire du projet Iter contribue avec des entreprises de son pays. Dans notre cas, il s’agit de l’Union européenne. Toutes les sommes investies par F4E sont donc dirigées vers la supply chain européenne au gré des différents appels d’offres. Évidemment, il y a aussi de rares exceptions lorsqu’il n’existe pas encore de savoir-faire en Europe. Mais même dans ces cas très spécifiques, notre priorité reste de stimuler le développement des secteurs dans lesquels l’expertise européenne fait encore défaut, pour combler ces manques. En tant qu’agence européenne, nous ne signons plus de contrats avec la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, bien que les canaux de discussions strictement scientifiques restent ouverts du côté d’Iter.

Ensuite, à l’intérieur même de la chaîne de valeur européenne, nous sommes soumis aux règles de publication de l’UE : tous les acteurs doivent bénéficier des mêmes chances. Au total, nous avons constitué un panel de plus de 2 000 entreprises ayant ou allant contribuer à Iter. Nous sommes en recherche permanente de nouveaux fournisseurs. Des entreprises de tout type sont comprises dans ce regroupement.  Nous avons fait appel à des spécialistes du terrassement et du génie civil pour les constructions sur le site de Cadarache. En parallèle, nous avons aussi des contrats d’ingénierie et de fabrication de matériel, qui nécessitent de mobiliser tout un écosystème pour le manufacturing de grandes pièces complexes. Prochainement, nous allons entrer dans une phase agissant à la frontière de la R&D et de l’industrie, avec des activités de diagnostic puis de maintenance.

Le calendrier d’Iter a récemment repoussé le premier plasma à 2034. Quels sont les défis techniques les plus critiques à relever pour atteindre cet objectif ?

Je pense que nous allons être confrontés à un mélange de défis inhérents à ce que l’on appelle les mégaprojets. Ils se caractérisent principalement par leur complexité, étant souvent des first-of-a-kind. Dans le cas d’Iter, plus qu’un démonstrateur, on est à la limite du only-of-a-kind. Cette technologie n’a jamais été développée à cette échelle auparavant. De plus, sa complexité est accrue par la dimension internationale du projet. Les composants sont produits partout dans le monde avec des tolérances d’assemblages extrêmement strictes, conformes aux standards du nucléaire.

Imaginez-vous : c’est comme construire une tête de série de réacteurs nucléaires avec des pièces en provenance du globe entier, une technologie inédite à cette échelle, tout en étant scrutée par les acteurs de la réglementation. À cela s’ajoute une pression publique légitime, car nous sommes financés par les États.

Et puis il y a le manufacturing de la machine. Avec en particulier la question des soudures avec des pièces très sensibles en termes de qualité et de contrôle. Ces enjeux se retrouvent aussi dans l’assemblage notamment des neuf secteurs de la chambre à vide. Enfin, un verrou scientifique persiste dans la physique du plasma et sur les matériaux utilisés dans les centrales. Il faut s’assurer que la réaction puisse s’autoalimenter en générant elle-même du tritium. Dans ce cadre, nous développons des Test Blanket Modules (TBM), une couche interne du réacteur qui produit du tritium lorsque les neutrons issus de la réaction de fusion entrent en contact avec elle. Ce sujet de tritium breeding est un challenge fondamental qui mobilise toute la communauté scientifique.

Depuis quelques années, on sent poindre une nouvelle dynamique dans la fusion nucléaire. Comment cela affecte-t-il la filière ?

On voit c’est vrai des records être battus de plus en plus fréquemment. En matière d’opérabilité, on est encore loin des standards industriels avec les plus de 5 000 heures de fonctionnement par an, mais on commence à compter en minutes et en dizaine de minutes. Nous sommes en train de passer un cap sur les installations existantes. Nous assistons aussi à l’émergence d’une compétition internationale entre les installations du CEA, et celles développées en Chine notamment.

L’autre face de la pièce, ce sont les startup. Nous avons lancé un observatoire sur le sujet qui illustre bien l’arrivée du secteur privé dans la filière. Avec un point à souligner : la grande majorité des fonds sont levés aux États-Unis et en Chine. Les startup européennes ne représentent qu’environ 5 % du capital privé investi dans la fusion.

Cet engouement du secteur privé reflète aussi une nouvelle réalité pour notre technologie. De plus en plus d’acteurs croient en la fusion nucléaire, même en dehors du monde de la recherche. On parle ici d’une entrée dans l’économie réelle. Bien sûr, si l’on compare ces montants aux secteurs de la fission, de l’aéronautique ou de l’automobile, ce n’est rien. Mais pour notre filière, c’est une accélération majeure. C’est un signal de plus qui confirme que nous nous rapprochons de la ligne d’arrivée Il y a quelque chose qui bouge et cette perspective excite les appétits et les intérêts. À mon sens, l’Europe est à la croisée des chemins. Il faut définir une stratégie et décider quelle direction prendre, tant pour la partie publique que privée de la filière.

Iter a pour objectif de démontrer la faisabilité de la fusion nucléaire. Le succès de l’une de ces start-up dans la course à la fusion est-elle un danger pour lui ?

Je suis convaincu qu’il faut leur laisser leur chance. J’ai un profond respect, malgré une carrière dans le public, pour les acteurs qui prennent des risques dans le privé. Je leur souhaite tout le succès possible, en particulier pour les initiatives européennes. Je pense qu’il faudra les juger sur leurs résultats. Dans l’hypothèse où l’une d’entre elles parviendrait à une percée majeure, la clé, pour F4E et Iter, sera de dialoguer et de collaborer. Il faut aussi être réaliste : même en cas de succès, aucun de ces projets n’a l’envergure d’Iter, malgré des levées de fonds record. Tenir compte de leurs travaux et les intégrer dans notre projet est essentiel. Le vrai risque serait de les ignorer, ce qui n’est pas notre philosophie. F4E parle avec tous les acteurs européens. Par exemple, le 13 juin 2025, nous avons signé un premier accord de collaboration avec la start-up allemande Proxima Fusion, qui développe un stellarator et a récemment levé 130 millions d’euros.

Certains gouvernements ont aussi lancé des politiques consacrées à la fusion nucléaire. Comment s’articulent-ils autour du projet commun qu’est Iter ?

Il y a une compétition internationale en train de s’organiser. Nous devons nous questionner sur ce que sera demain le marché de la fusion, et les impacts d’une domination par une puissance non européenne.  Si l’on se projette, l’enjeu est de produire un modèle qui permette de produire de façon industrielle. Avec à la clé une révolution dans la production d’énergie.

Clairement, la Chine et les États-Unis sont dans un mouvement stratégique organisé avec une feuille de route ambitieuse. Et ils vont vite. Le Japon est aussi très actif. En tant qu’Européens nous devons en tenir compte si l’on souhaite développer une filière indépendante et souveraine. La question est simple : préfère-t-on acheter des réacteurs chinois, japonais ou américains ou créer un « Airbus de la fusion » ?

Au sein de l’Union européenne, plusieurs pays travaillent déjà à des feuilles de route nationales. L’Allemagne s’en est déjà dotée. Prochainement l’Espagne, l’Italie et la France pourraient suivre. Il faut maintenant se coordonner pour avoir une stratégie à l’échelle des 27 à moyenne échéance, pour faire écho aux feuilles de route des autres continents ou grands pays. L’Europe dispose de l’histoire et des talents nécessaires pour jouer un rôle de premier plan dans la fusion.

La fission connaît elle aussi un nouvel essor. Cela a-t-il un impact sur votre filière ?

Même si les technologies sont fondamentalement différentes, il y a de nombreux sujets connexes, notamment au niveau de la supply chain. Il est vrai que la fusion ne représente que quelques projets phare, au contraire de la fission qui va remplir les carnets de commandes des entreprises de la chaîne d’approvisionnement. Au niveau européen, cela permet de maintenir une capacité de développement technologique et une exigence technique dont la fusion bénéficie. À plus longue échéance, la fusion représente aussi un nouveau débouché pour ces industries. Il existe cependant un risque que certains fournisseurs se détournent de la fusion pour ne privilégier que des séries de réacteurs à fission, que ce soit pour des questions de rentabilité ou de surcharge des carnets de commandes.

Peut-on vraiment commencer à se projeter sur l’utilisation de la fusion dans le mix énergétique ?

Je pense qu’il est un peu tôt pour évoquer la contribution de la fusion au mix énergétique. Il y a encore quelques étapes technologiques et industrielles à franchir. Même si on a un début de chaîne d’approvisionnement, tant qu’il n’y a pas un marché, on ne va pas arriver à la structurer complètement. Nous sommes en transition entre le monde laboratoire des scientifiques et le monde industriel. Du temps est encore nécessaire pour envisager une date pour la réussite commerciale de la fusion nucléaire et son exploitation à grande échelle.

Propos recueillis par Simon Philippe, Sfen

Photo I Marc Lachaise, directeur de Fusion for Energy (F4E).

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