1. « Le cycle du combustible est loin d’être négligé dans la relance du nucléaire » - Sfen

1. « Le cycle du combustible est loin d’être négligé dans la relance du nucléaire »

Publié le 9 juillet 2024 - Mis à jour le 24 octobre 2024

Dans un contexte de relance mondiale du nucléaire, Nicolas Maes, directeur général d’Orano, souligne l’importance stratégique du cycle du combustible, de la prolongation de la durée de vie des réacteurs et des nouvelles opportunités offertes par les petits réacteurs  modulaires. Orano garantit la disponibilité de l’uranium et les ambitions de l’entreprise en matière de traitement et de recyclage, essentiels pour alimenter durablement le parc nucléaire français. Cette interview a été réalisée avant la campagne des élections législatives de juin 2024.

Orano profite-elle déjà de la relance du nucléaire au niveau mondial ?

Oui, Orano profite pleinement de cette relance. Deux chiffres l’illustrent. Nous étions 15 000 salariés en 2018, nous sommes 17 500 aujourd’hui et serons 20 000 d’ici 2030. Notre chiffre d’affaires était en dessous de 4 milliards après notre restructuration en 2028, nous sommes à 5 milliards cette année et visons 6 milliards d’ici 2030. Les nouveaux réacteurs nucléaires, annoncés en France et ailleurs, ne seront pas opérationnels immédiatement. Cependant, beaucoup de réacteurs dont la fermeture était prévue à court terme vont rester en service et leur durée de vie est prolongée. Le marché de l’amont ne décroît plus, au contraire.

Dans les activités de retraitement, nous n’observons pas encore une croissance du chiffre d’affaires. Toutefois, nous bénéficions d’une confirmation politique, en particulier en France. Même aux États-Unis, où le sujet était tabou il y a peu, cet enjeu est désormais ouvert. De plus, l’arrivée sur le marché des petits réacteurs AMR et SMR, dont certains utiliseront des combustibles issus du retraitement, ouvre de nouvelles perspectives pour notre activité.

On parle beaucoup des réacteurs, moins du cycle du combustible. A-t-il suffisamment sa place dans le débat ?

En France, les années 2022 et 2023 ont été celles des réacteurs avec en particulier le discours de Belfort, en février 2022, prononcé par le Président Emmanuel Macron et la présentation du programme EPR 2 ; en 2023 l’annonce des sites des futurs réacteurs a prolongé cet élan. La seconde moitié de 2023 et 2024 sont les années du cycle. La décision d’investissement pour l’augmentation de capacité de l’usine GB2 au Tricastin a été prise et le Conseil de politique nucléaire a donné une très forte impulsion politique en confirmant la stratégie à long terme pour le traitement et le recyclage. L’élan est mondial en réalité, avec notamment, aux États-Unis, un grand programme pour implanter les activités d’enrichissement sur leur sol et interdire les importations russes. Le cycle du combustible est donc loin d’être négligé.

Êtes-vous confiants sur la disponibilité de l’uranium dans le contexte d’une relance importante du nucléaire ?

Assurément. Notre mission est de garantir la confiance de l’écosystème nucléaire sur ce point. Tout comme le pic pétrolier a été redouté pendant des décennies, le pic de l’uranium n’est pas une menace imminente. Il y a encore de grandes capacités d’exploration. Jusqu’à maintenant, ce sont les gisements les plus faciles d’accès qui ont été exploités. À mesure que les prix montent, l’exploration et l’exploitation de gisements plus complexes deviennent possibles, sans affecter la compétitivité de l’énergie nucléaire, car le coût de l’uranium y est marginal.

De plus, l’uranium est assez bien réparti sur la surface de la Terre. On trouve aujourd’hui des mines en exploitation en Australie, en Chine, en Russie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Niger, en Afrique du Sud, aux États-Unis, au Canada… Tous les « blocs géopolitiques » sont représentés : des pays OCDE, non OCDE, des régimes stables, d’autres moins. En outre l’uranium est également un produit secondaire d’autres activités minières. On pourrait très bien les séparer et les récupérer dans des gisements de cobalt, de cuivre ou de phosphates…

Il est certes difficile de donner une vision à très long terme mais chez Orano, nous croyons fermement au potentiel du traitement et du recyclage qui économise la matière vierge.

Quels sont les projets miniers chez Orano ?

Orano s’efforce de maintenir en permanence environ 20 ans de ressources et de réserves en portefeuille. Actuellement, nous nous assurons de pouvoir garantir nos clients en matières jusqu’à l’horizon 2050. Notre portefeuille de mines existantes et de projets nous le permettra avec, dans un certain nombre de cas, des perspectives de prolongation de durée de vie.

Nous avons des projets pour lesquels l’exploration a déjà été faite en Mongolie, en Ouzbékistan et au Canada. Enfin, nous menons des travaux d’exploration essentiellement en Asie centrale et au Canada. Le dernier grand gisement identifié se situe en Mongolie, avec plus de 70 000 tonnes, soit autant que l’ensemble de l’uranium exploité en France entre 1950 et 2000. Cela représente dix ans de  consommation du parc nucléaire français, le deuxième plus grand au monde. Ce gisement est considéré comme de classe mondiale par les géologues.

Les États-Unis ont engagé une politique très active pour gagner en souveraineté sur le cycle, en particulier vis-à-vis de la Russie. Que doit-on attendre de la future Commission européenne en la matière ?

La situation de l’Europe et des États-Unis est assez différente. Les États-Unis importent 70 % de leurs besoins d’enrichissement contre un peu moins de 30 % pour l’Europe. Depuis la crise en Ukraine, des augmentations de capacité d’enrichissement ont été annoncées, aussi bien par Urenco en Europe et aux États-Unis que par nous-mêmes, avec l’augmentation de 30 % de la capacité de l’usine de Georges Besse II sur le site du Tricastin en France. En Europe, une partie de la vulnérabilité venait du fait qu’il n’existait pas d’entreprises non russes capables d’alimenter des réacteurs de design russes. Mais depuis, Westinghouse et Framatome ont travaillé pour pallier cette dépendance.

Un des sujets sur lequel la future Commission doit travailler est l’établissement de conditions de concurrence équitables entre l’Europe et le reste du monde. Aujourd’hui, les acteurs internationaux ne peuvent pas vendre de services de conversion et d’enrichissement en Russie et en Chine, alors que ces pays sont autorisés à le faire en Europe.

De plus, le financement des nouveaux réacteurs est un sujet délicat car certaines institutions financières internationales, dont la Banque européenne d’investissement, excluent le nucléaire de leur portefeuille d’investissement. Une fois ce tabou levé – ce qui est en cours –  il faudra également financer le cycle. La taxonomie verte européenne inclut les réacteurs nucléaires mais reste floue sur le cycle, un point que l’Europe doit clarifier pour une cohérence industrielle d’ensemble.

La France a réaffirmé sa volonté de pérenniser le retraitement et le recyclage. Comment cela va-t-il se traduire sur le plan industriel ?

Avec la relance d’un programme nucléaire qui implique des horizons de temps au moins jusqu’au siècle prochain, il fallait se poser la question du combustible usé. Le choix de confirmer la stratégie française de traitement recyclage vers la fermeture du cycle fait par le Conseil de politique nucléaire (CPN), est extrêmement important. Mais les installations industrielles actuelles et le schéma du traitement recyclage en France aujourd’hui est pensé pour s’arrêter en 2040.

Pour la suite, un schéma industriel a été travaillé entre Orano, le CEA et EDF puis a été proposé au CPN. Il consiste à étendre la durée de vie des usines existantes, celle de La Hague pour le retraitement, et celle de Melox pour le recyclage, ainsi que de lancer les études pour de nouvelles installations. La nouvelle usine de Mox est envisagée au tournant des années 2040. Pour l’usine de traitement-recyclage, nous sommes plutôt sur un horizon 2045-2050. C’est un formidable projet industriel, crédibilisé par la robustesse des usines existantes.

Pour réaliser ce programme, il faut veiller à deux points. Premièrement, mettre en place le financement. Nous avons des discussions actives avec EDF, la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) et le ministère des Finances pour inventer un schéma adapté. Deuxièmement, il faut structurer ce programme chez nous. La partie liée à l’extension de durée de vie des usines existantes sera prise en charge par l’organisation récurrente renforcée. Le programme de nouvelles usines est d’une telle ampleur qu’il nécessitera une  organisation dédiée, similaire à une nouvelle business unit.

Ce programme est extrêmement enthousiasmant pour Orano. Il est stratégique et transformateur. C’est l’un de nos trois axes stratégiques. Le premier axe, je le rappelle, est la poursuite de nos efforts de performance de nos usines et de maîtrise de nos projets. Le deuxième axe est la réussite de nos projets de développement, sur le business historique comme l’extension de Georges Besse II, le renouvellement de capacités minières, la nouvelle usine d’emballages sur le port de Cherbourg, mais également nos projets dans le domaine du médical et des batteries. Le troisième axe, c’est construire l’aval du futur.

Pour cet « aval du futur », envisagez-vous un véritable saut technologique ?

Nous menons beaucoup de R&D en la matière. En accord avec le CEA, notre position est de continuer ce travail et, au moment de lancer le design des nouvelles usines, d’évaluer les procédés disponibles. Si des technologies pertinentes sont disponibles avec un TRL (Technology Readiness Level – niveau de maturité d’une technologie [ndr]) suffisamment élevé, nous les intégrerons. Au contraire, si les TRL sont trop faibles, nous resterons sur des options technologiques déjà connues. Le but étant de garantir que les usines construites soient pleinement opérationnelles.

Toutefois, il y aura forcément des sauts technologiques dans un certain nombre de domaines. Les anciennes usines ont été construites à une époque où le monde du digital était encore balbutiant. Ainsi, l’ensemble du contrôle-commande, du contrôle de procédés, des technologies de mesures a énormément progressé.

Le futur nucléaire de quatrième génération demandera des combustibles assez variés, avec notamment des enrichissements élevés. Travaillez-vous déjà avec les start-up porteuses de projets ?

Nous voyons arriver toutes ces start-up avec beaucoup d’enthousiasme. Elles apportent de l’innovation et des idées nouvelles. Elles parviennent à lever des fonds, publics, mais surtout privés, pour la recherche. De plus, elle ne porte pas 40 ans d’histoire et de lourdes installations industrielles. Cela leur permet de « penser en dehors de la boîte », peut-être un peu plus que nous. Elles travaillent sans barrière mentale et envisagent des concepts extrêmement novateurs. Quelques-unes de ces entreprises partagent avec nous un sujet de R&D commun : celles qui travaillent sur la transmutation des actinides, ce qui pourrait participer à diminuer les volumes finaux de déchets.

Les start-up ont aussi vocation à être nos clients. Orano fournit des matières nucléaires soit à base d’uranium enrichi ou de combustible retraité, comme le MOX ou les sels fondus de plutonium. Et la seule usine en France qui extrait du plutonium, c’est la nôtre.

Il y a un message que je tiens à faire passer à ces porteurs de projets : cela coûte aussi cher de développer une usine du cycle, dédiée par exemple à la fabrication de MOX, que de construire un nouveau réacteur ! Il est donc crucial que ces entreprises collaborent, car cela standardisera leurs besoins et réduira les coûts de développement.

Propos recueillis par Ludovic Dupin, Sfen

Photo @ © Cyril Crespeau I Nicolas Maes, directeur général d’Orano.

Revue Générale Nucléaire #2 | Été 2024