1. « En réalité, chaque entreprise s’engage vis-à-vis du collectif » - Sfen

1. « En réalité, chaque entreprise s’engage vis-à-vis du collectif »

Publié le 17 octobre 2023 - Mis à jour le 2 novembre 2023

Olivier Bard est le délégué général du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen). La publication du rapport Match a permis de chiffrer les efforts de recrutement, de formation et d’efficacité que la filière doit réaliser pour mener à bien les grands projets nucléaires des dix années à venir.

Quels sont les grands enseignements à retenir du rapport Match ?

Avec ce rapport, nous avons voulu traiter deux sujets : les ressources humaines et les capacités de l’outil industriel de la filière. Naturellement, le réflexe aurait été d’exprimer ce dont la filière a besoin, de constater ce qui est disponible et de recruter la différence. Mais nous avons voulu caractériser ce besoin, le quantifier et l’échelonner dans le temps, segment d’activité par segment d’activité. En effet, mobiliser du monde ne suffira pas. Il faudra, de manière complémentaire, traduire les efforts d’efficacité opérationnelle en gains de productivité. Cet aspect est absolument fondamental car la finalité est de faire le programme nucléaire de manière maîtrisée et performante pour produire de l’électricité au meilleur niveau de maîtrise et de performance économiques. Rajouter des ressources dans un système sans chercher en même temps à optimiser ce système ne saurait suffire. D’où la complémentarité de ces deux facteurs : mobilisation des ressources et efficacité de leur utilisation. Et puis il y a un troisième aspect, c’est la santé économique et financière des entreprises. La soutenabilité du dispositif entier en dépend. Cela repose par exemple sur la pertinence de la rémunération des entreprises et de la répartition des risques entre elles.

L’accent, politiquement, a été mis sur l’aspect recrutement…

Oui. On se focalise logiquement sur le nombre de salariés concernés. Le nombre d’emplois créés est à juste titre un indicateur de l’impact positif des entreprises sur leur écosystème. Il l’est vraisemblablement d’autant plus  dans notre société que nous sommes collectivement marqués par plusieurs décennies de sous-emploi. Pour autant, on ne peut pas tout résoudre par l’accumulation de ressources. Gagner en efficacité et chercher à faire autant avec le juste niveau de ressources, c’est d’une part limiter la complexité induite par les grandes organisations et c’est d’autre part réduire la difficulté à laquelle de nombreux secteurs d’activité font désormais face pour recruter.

Comment les industriels s’emparent-ils du rapport Match ?

Ils le connaissent bien puisqu’ils ont participé à sa réalisation. Dans les semaines qui ont suivi sa publication, en juin dernier, nous avons utilisé les journées Perspectives France organisées par le Gifen pour continuer de travailler avec les acteurs de la filière. Un consensus a émergé sur la nécessité d’assurer en priorité la cohérence des plans d’action portés par les entreprises et de mettre en place un outil commun de partage pour mesurer la progression collective. Ainsi, la filière nucléaire se donne rendez-vous tous les ans pour faire le point sur sa progression et convenir des actions collectives pour l’année suivante en termes de recrutement, d’attractivité et  d’efficacité. C’est la  fonction même, désormais, des journées Perspectives France.

Quels seront les outils employés pour suivre cette mobilisation ?

Il y en a trois principaux. Le premier est la mise à jour annuelle de l’étude Match.

Début 2024, nous recueillerons auprès des exploitants l’évolution des plans de charge à dix ans et réévaluerons en conséquence la prévision de besoins de ressources. Cela permettra de vérifier que nous assurons l’adéquation pour les besoins à court terme et que nous menons les bonnes actions à plus long terme.

Le deuxième outil est le baromètre Idyll des relations client-fournisseur. Il a été réalisé cette année en interrogeant les fournisseurs sur leur relation avec leurs clients. Dès l’année prochaine, nous le ferons dans les « deux sens » : comment les clients perçoivent la relation avec les fournisseurs et inversement. Cela éclaire l’efficacité et la bonne organisation interne à la filière. Le troisième outil est la cartographie de la filière qui est en cours de développement. Il devra notamment mesurer les recrutements et l’évolution des effectifs dans les entreprises de la filière, ainsi que l’évolution de leurs investissements dans leurs outils industriels. Avec ces outils, le Gifen doit jouer son rôle de « tiers de confiance » avec lequel les entreprises partagent des données permettant d’éclairer le collectif. Ces trois outils seront des indicateurs de progression, une opportunité de partage de bonnes pratiques, mais aussi d’expression libre sur les difficultés rencontrées.

Les industriels jouent-ils le jeu ?

Oui. Et cela se traduit par un changement culturel dans la filière. On ne peut pas se contenter d’une approche « plan d’action » centralisé qui serait nécessairement limitée dans son ampleur du fait de la taille de la filière et du nombre d’entreprises concernées. En mettant en place un cadre de cohérence et de mobilisation de l’ensemble des entreprises, le Gifen compte sur une démarche profondément participative à tous les niveaux de la filière. À travers ce cadre et l’action du Gifen, chaque entreprise s’engage en réalité avant tout vis-à-vis du collectif. C’est important que chaque entreprise se sente redevable de l’ensemble de la filière. Le soutien massif exprimé pour cette démarche lors des journées Perspectives France et la dynamique des actions collectives conduites au sein du Gifen semblent montrer que les industriels, exploitants nucléaires comme fournisseurs, ont conscience de l’enjeu à l’heure de la relance de leur secteur et, en effet, qu’ils sont prêts à jouer le jeu.

N’y-a-t-il pas un risque que le programme EPR 2, mis en avant politiquement et médiatiquement, cannibalise les autres programmes nucléaires (SMR, AMR, LTO, etc.) ?

Quand on parle de nucléaire, nous avons tous un peu tendance à penser d’abord aux réacteurs, et même particulièrement aux nouveaux réacteurs de puissance, c’est vrai. Match a vraiment la vertu de nous faire regarder l’ensemble de la filière, y compris le cycle du combustible. C’est d’autant plus important que ce qui a fait la force du nucléaire français, c’est sa globalité d’approche et de traitement.

La démarche Match consiste à dépasser la concurrence entre les projets pour se donner les moyens de gérer les complémentarités et les synergies. Cette consolidation permet de voir comment peuvent s’enchaîner les projets. Et puis, en plus des programmes nationaux se pose aussi la question de l’export. Il n’y a pas à choisir entre projets domestiques et export. En réalité, plus notre plan de charge est complet, pertinent, fiable, avec une visibilité suffisamment profonde – à dix ans et plus –, plus on donne des chances à la filière française de se préparer, de remplir ses carnets de commandes et donc d’investir en conséquence et de renforcer sa robustesse pour gagner en performance et accéder à des opportunités nouvelles.

Nous avons identifié dans la note Match deux critères importants pour bénéficier de ces synergies. Le premier critère est d’éviter d’être trop spécifique d’un projet à l’autre ou d’un industriel à l’autre. On a tout intérêt à la standardisation pour fluidifier l’allocation des ressources et bénéficier des complémentarités de planning. Le second critère est d’avoir une fiabilité suffisante dans nos plannings. Ces deux critères sont également valables pour que le plan de charge du nucléaire bénéficie de synergies avec les autres secteurs industriels dans lesquels ses entreprises sont également présentes.

Le défi de la relance du nucléaire est donc « relevable » ?

Oui ! Après dix années en déficit de perspectives, ne soyons pas inhibés par des perspectives désormais ambitieuses. Il ne faut pas que les questions de moyens, de concurrence éventuelle avec la Défense, l’export, soient un frein. Et rappelons-le, la France possède une filière complète et c’est une force. La dynamique est déjà très perceptible. Par exemple, dans le domaine du process nucléaire, Framatome a pris le sujet à bras le corps il y a maintenant quelques années en termes de capacités industrielles et d’excellence opérationnelle, avec l’objectif de pouvoir réaliser la construction de 1,5 EPR par an, voire plus.

Dans les autres segments qui sont moins spécifiques au nucléaire, les entreprises n’ont pas peur de la montée en puissance parce que le nucléaire n’est qu’une partie de leurs activités et qu’ils ont entretenu leurs capacités. La clé, actuellement, est de réunir les conditions pour leur permettre d’accélérer les recrutements et les investissements. À cet égard, la concrétisation de la décision d’engager la construction des EPR 2 et la clarification de  l’attribution des rôles qu’elles joueront sont essentielles à court terme pour tenir la montée en charge d’ici 2027, date à partir de laquelle seront coulés les premiers bétons.

Point d’attention : cette croissance d’activité, ces investissements et ces recrutements posent la question de leur financement en avance de phase par rapport au moment où les entreprises seront payées.

La supply chain européenne existe-t-elle et faut-il s’appuyer dessus ?

Le terrain de jeu est nécessairement européen et plusieurs de nos grands industriels opèrent au-delà des frontières nationales. Pour autant, le Gifen représente les entreprises qui opèrent en France : Match travaille donc à la maille de la capacité de la filière française à réaliser son programme domestique dans son ensemble tout en tenant compte de projets français à l’étranger. Mais cela ne s’oppose pas au fait de s’appuyer, de recourir, d’interagir avec nos homologues des autres pays, a fortiori au moment où il y a de nouveau une forte dynamique sur le nucléaire.

Aujourd’hui, des initiatives de la Commission européenne notamment, posent la question de la capacité de l’industrie européenne à réaliser le nucléaire dont on a besoin à l’horizon 2050. Nous partageons tout ce que nous avons fait sur la France tant en méthodes qu’en résultats.

Nous développons des accords de coopération avec nos homologues dans des pays comme la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Suède, la Finlande, etc. Sans compter la Grande-Bretagne qui est le vecteur naturel de coopération de la filière avec Hinkley Point C. Nous aidons les entreprises françaises à identifier leurs pairs. leurs homologues dans ces pays. C’est une question d’opportunité à l’export, et c’est aussi une chance de renforcer la robustesse de la filière pour être au rendez-vous de son programme national.

Existe-t-il des éléments nouveaux qui pourraient à l’avenir changer drastiquement les données de Match ?

D’abord la révision de Match se calera sur les trajectoires énergétiques, en particulier sur celles que la France révisera dans les prochains mois dans sa Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Ensuite, les actions relatives à l’efficacité opérationnelle ont vocation à se traduire par des gains de productivité.

Parmi ces facteurs de productivité, l’innovation est de nature à provoquer des ruptures qui peuvent infléchir sensiblement certains segments d’activité. La prise en compte de l’effet de ces évolutions est tout l’intérêt de la récurrence de l’exercice de Match. Chaque année, nous allons réunir à nouveau les groupes de travail par segment d’activité et voir si, à volume de travail donné, il y a de nouvelles techniques ou de nouvelles manières de faire qui ont suffisamment gagné en maturité, pour envisager de réaliser une activité différemment, avec d’autres moyens. Ainsi nous espérons des gains de productivité liés à l’intelligence artificielle, à  l’automatisation des opérations de soudage et des contrôles, ou encore à la fabrication additive.


REVUE GÉNÉRALE NUCLÉAIRE #3 | AUTOMNE 2023

Propos recueillis par Ludovic Dupin, Sfen

Photo I Olivier Bard, président du Gifen

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