1. Chaleur nucléaire : « se poser la question des températures que l’on cherche à atteindre »

Si le parc nucléaire actuel n’a pas été pensé pour produire de la chaleur industrielle et urbaine, le futur parc nucléaire a son rôle à jouer pour décarboner les usages les plus consommateurs de vapeur haute température. Bernard Salha, directeur Recherche et développement d’EDF, explique que de tels projets demandent une anticipation maximale sur le sujet.
Pourquoi la chaleur nucléaire est-elle si peu développée en France malgré son vaste parc de réacteurs ?
Le parc nucléaire français, conçu dans les années 1970 et 1980, avait une priorité très claire : produire de l’électricité. La crise pétrolière avait mis en lumière la nécessité d’assurer une sécurité énergétique forte, et l’électricité était vue comme la meilleure solution pour atteindre cet objectif. Cela a orienté la politique énergétique vers l’électrification, en négligeant l’exploitation de la chaleur, pourtant disponible dans nos centrales même si elle est présente à une basse température (autour de 30 degrés) et, par conséquent, difficile à exploiter. Nos réacteurs ont été conçus et donc optimisés avant tout pour générer des électrons, et non pour répondre à des besoins en chaleur industrielle ou résidentielle.
Ce n’est pas le cas partout dans le monde…
Non, en effet. Dans d’autres pays, notamment en Europe orientale et en Russie, les infrastructures de chauffage étaient déjà largement développées autour des centrales à charbon qui alimentaient des réseaux de chaleur pour les villes. Le passage de ces pays au nucléaire a donc naturellement inclus, dès la conception des réacteurs, la production de chaleur. En France, ces réseaux de chaleur étaient moins nombreux, à l’exception de quelques grandes villes, limitant d’emblée l’intérêt d’exploiter la chaleur nucléaire pour d’autres usages que la production d’électricité. Cette différence de développement structurel des réseaux de chaleur a joué un rôle déterminant dans la non exploitation de la chaleur nucléaire dans notre pays.
Les choses évoluent-elles désormais ?
Oui, une dynamique s’installe progressivement. Avec la transition énergétique, la chaleur décarbonée est devenue un enjeu central, notamment pour décarboner les secteurs industriels et résidentiels. En France, une part importante de l’énergie consommée est destinée à la production de chaleur, que ce soit pour le chauffage des logements ou les processus industriels. Il est donc crucial de trouver des alternatives à l’utilisation des énergies fossiles.
L’efficacité énergétique est évidemment la première priorité pour optimiser les usages. Parmi les solutions envisagées, la biomasse apparaît comme une option essentielle, permettant de valoriser des déchets organiques comme le bois, les résidus agricoles. Les déchets urbains sont aussi une ressource majeure et prioritaire pour produire de la chaleur.
Les pompes à chaleur, quant à elles, sont également très efficaces pour capter l’énergie présente dans l’environnement, notamment pour des besoins de basse et moyenne température, en dessous de 140 °C pour les pompes les plus performantes. D’autant qu’elles ont un excellent coefficient de performance.
Concernant la chaleur nucléaire, il est essentiel de se poser la question des températures que l’on cherche à atteindre. En dessous de 30 °C, nos réacteurs actuels produisent de la chaleur qui, pour l’instant, est peu exploitée, à l’exception de quelques projets spécifiques comme la pisciculture, le chauffage local ou les serres. Un exemple marquant est celui du terminal méthanier de Dunkerque, qui utilise la chaleur produite par le circuit tertiaire de la centrale nucléaire de Gravelines pour regazéifier le gaz naturel liquéfié (GNL).
Pour des températures plus élevées, souvent nécessaires pour des applications industrielles (au-delà de 150-180 °C), les pompes à chaleur atteignent leurs limites. La chaleur pourrait alors être prélevée sur nos réacteurs à eau pressurisée, mais cela nécessiterait des modifications significatives en salle des machines, notamment pour aller prélever cette chaleur sur la turbine ou sur les corps haute pression du circuit secondaire. Ces adaptations posent plusieurs défis techniques et structurels.
Quels sont–ils ?
Cela est techniquement faisable, mais une telle option aurait nécessité d’être anticipée dès la conception des réacteurs. Prélever de la chaleur au niveau de la turbine implique de revoir la conception des infrastructures, le cycle du système secondaire, le génie civil et l’aménagement des sites. Il faut songer également que si nous prélevons 10 à 15 % de la chaleur pour d’autres usages, cela réduira mécaniquement la production d’électricité. De plus, l’arrêt du prélèvement de chaleur pour une quelconque raison entraînerait l’arrêt du réacteur. Ce type de modification est donc peu réaliste sur les réacteurs actuels, mais il pourrait être intégré dans la conception des futurs réacteurs.
À l’international, il existe des exemples réussis. La centrale de Gösgen en Suisse, datant de 1979, est équipée depuis l’origine d’un système de prélèvement de chaleur et alimente des industries locales comme les papeteries. En Chine, des réacteurs plus récents, comme celui de Haiyang, ont été conçus dès le départ pour fournir de la chaleur à des réseaux urbains. Ces exemples montrent que la technologie a un avenir prometteur à condition d’être intégrée dès la conception des réacteurs.
Les réacteurs EPR 2 pourraient-ils répondre à ce besoin ?
Oui, c’est tout à fait envisageable, mais à la condition, j’insiste, de prévoir cette utilisation dès la phase de conception. Pour la première phase des EPR 2 (les trois premières paires qui seront construites à Penly, Gravelines et au Bugey, ndr), EDF se concentre principalement sur la production d’électricité. Cependant, dans une deuxième phase (huit réacteurs supplémentaires sont à l’étude, ndr), nous pourrions envisager de récupérer de la chaleur. Cette approche pourrait également s’appliquer aux petits réacteurs modulaires (SMR), qui offrent une flexibilité intéressante pour la production de chaleur.
Pour la chaleur à très haute température (400 °C et plus), quels concepts favoriseriez-vous ?
Plusieurs technologies sont en développement, et toutes sont les bienvenues. Certaines sont encore émergentes, d’autres plus avancées. En France, nous avons une expérience significative avec les réacteurs rapides, notamment grâce aux réacteurs Phénix et Superphénix. En revanche, les réacteurs au plomb et les réacteurs à sels fondus nous sont moins connus. Ces trois types de réacteurs sont capables de fournir des températures de 400 °C, voire 500 °C.
Les réacteurs à haute température à gaz (HTGR), eux, peuvent produire des températures encore plus élevées, allant jusqu’à 600 °C ou 700 °C. EDF possède une expérience dans ce domaine au Royaume-Uni, avec les réacteurs AGR (Advanced Gascooled Reactors) refroidis au CO2. En Chine, deux réacteurs refroidis à l’hélium (au total 200 MWe) sont déjà en service. Ces technologies sont matures mais l’enjeu principal réside dans le combustible, notamment le combustible TRISO pour les HTGR, qui encapsule l’uranium dans une céramique. Ces dernières sont très résistantes à de très hautes températures (jusqu’à 2 000 °C) et assurent le confinement de l’uranium en cas de perte du refroidissement.
Est-ce que l’exemple du terminal méthanier de Dunkerque est un modèle ?
Ce projet a pris une importance stratégique, notamment avec la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine. Le gaz naturel liquéfié (GNL) arrive à des températures très basses, de – 150 à – 200 °C et pour être utilisé, il doit être réchauffé à des températures plus habituelles, de 0 à 20 °C. Cela nécessite des quantités importantes d’énergie. La chaleur prélevée provient du circuit tertiaire de la centrale, ce qui a été relativement simple à mettre en place. Cela permet de regazéifier le gaz de manière très efficace et sans émission de carbone. Ce projet montre que les centrales nucléaires peuvent être au coeur de nouveaux pôles industriels décarbonés. On peut imaginer utiliser cette chaleur pour d’autres industries, comme la production d’acier, d’hydrogène ou même le dessalement d’eau de mer.
La distance entre une centrale et les utilisateurs est-elle un enjeu pour la chaleur nucléaire ?
Oui, c’est un enjeu majeur. Les pertes de température et de pression dans les réseaux de chaleur deviennent significatives au-delà de 30 km, rendant les projets souvent non rentables. Pour minimiser ces pertes, il est crucial d’isoler au maximum les tuyaux, mais cela a ses limites. Ainsi, pour les EPR 2 ou les SMR, les usages de la chaleur devront être situés géographiquement autour des centrales. Cela peut limiter les opportunités industrielles, mais cela peut aussi être une véritable incitation à la création de grands pôles industriels bas carbone autour des centrales nucléaires.
Les industriels sont-ils déjà demandeurs de chaleur nucléaire ?
Leur intérêt est croissant, notamment chez les industriels des secteurs très énergivores comme l’agroalimentaire et la chimie. Certains disposent déjà de leur propre production d’énergie, souvent à partir de centrales à gaz. Ils pourraient être intéressés par des installations nucléaires fiables, compétitives et bas carbone.
L’avantage économique est clair : là où un réacteur produisant uniquement de l’électricité a un rendement d’environ 33 %, un réacteur dédié à la chaleur peut théoriquement atteindre un rendement de 100 %. Bien sûr, ce chiffre reste théorique, mais il montre le potentiel économique de la chaleur nucléaire. De nombreux défis restent à relever, notamment en matière d’acceptabilité publique, d’investissement et de gestion des risques techniques, mais l’avenir de la chaleur nucléaire semble prometteur.