1/8 – Nucléaire et énergies renouvelables : des technologies complémentaires pour la transition énergétique
Une question souvent posée est de savoir quelle est la part d’énergies renouvelables (ENR) que l’on peut mettre dans un mix électrique. Cette vision relève souvent d’une logique privilégiant la compétition entre les énergies électriques bas carbone : nucléaire, hydraulique et ENR variables. Ce numéro de la RGN, à travers un jeu d’articles représentatifs des diverses études et tendances actuelles, souhaite montrer que c’est d’abord en termes de complémentarité qu’il faut considérer l’avenir de ces sources d’électricité. In fine trois complémentarités sont identifiées : complémentarité technique (par la flexibilité du nucléaire), complémentarité systémique (via l’innovation), complémentarité stratégique et climatique (pour construire les mix bas carbone de demain).
Cette édition de la Revue générale nucléaire est le complément de la journée organisée le 8 mars 2017 par deux sections techniques de la SFEN : la ST8 (Économie et stratégie énergétique) et la nouvelle ST15 (Nucléaire et ENR). Cette journée, et donc la présente revue, ont pour but de mieux comprendre les liens entre des énergies qui sont encore parfois opposées dans la construction des visions de ce que l’on appelle désormais la « transition énergétique ». Quasiment toutes les énergies bas carbone électriques ont en commun un coût en capital élevé, et des coûts variables faibles ou même très faibles. Elles se distinguent par contre assez fortement quant à d’autres de leurs caractéristiques, telles que leur profil de production et la disponibilité de la ressource associée, leur caractère commandable, leur flexibilité et leur capacité à contribuer aux services systèmes, leur emprise au sol, leur capacité à s’inscrire dans des logiques multiservicielles, leur puissance unitaire, leur cycle de vie (matériaux initiaux, déchets induits notamment), leurs coûts d’exploitation-maintenance…
Un nombre impressionnant de publications scientifiques est disponible pour mieux cerner les avantages et les inconvénients de telle ou telle source d’énergie. Les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur le fait que la simple comparaison des coûts des technologies est insuffisante pour mesurer les services apportés par ces technologies. Ils s’accordent aussi sur la nécessité de raisonner sur des scénarios d’évolution de mix énergétiques dans une analyse dynamique des « systèmes électriques », poussant souvent la comparaison, au-delà de la seule économie, sur une base multicritère. Ce numéro de la RGN présente certains de ces travaux et fournit en préambule les bases de leur appréciation, sous deux angles : le fonctionnement des unités de production et du parc (article de Stéphane Feutry) et l’analyse économique d’ensemble des moyens de production et des scénarios (article de Jacques Percebois). Il a pour but de compléter et approfondir des études, notes et analyses que la SFEN publie depuis quelques années sur les parcs électriques associant diverses formes de production d’énergies bas carbone.
La transition énergétique mondiale : une place majeure pour l’électricité bas carbone
Pour lutter contre le changement climatique et assurer le développement des pays émergents, le monde aura besoin de toutes les énergies bas carbone, y compris l’énergie nucléaire.
Le défi est immense : selon le GIEC, dans trente-cinq ans, 80 % de l’électricité mondiale devra être bas carbone (contre 32 % aujourd’hui) pour limiter le changement climatique. Dans le même temps, la demande d’électricité mondiale est appelée à doubler sous les effets conjugués de l’accroissement de la population et de l’essor économique des pays émergents. L’électricité « bas carbone » jouera ainsi un rôle majeur dans la décarbonation des autres secteurs. C’est en particulier ce qu’illustre l’article de l’AIE.
Pour mettre toutes les chances de son côté, l’humanité devra utiliser toutes les technologies bas carbone : énergies renouvelables, énergie nucléaire, stockage de l’énergie, et captage et stockage du CO2 (CSC)… Les principaux scénarios mondiaux de décarbonation, dans la ligne de la COP21, font jouer aux énergies nouvelles (ENR) et au nucléaire un rôle complémentaire dans les performances à atteindre par le système électrique mondial. Seuls 8 scénarios de décarbonation « monde » parmi les 1 200 répertoriés et analysés par le Groupe 3 du GIEC pour la COP21 présentent de manière concomitante la limitation du réchauffement à 2 °C et une sortie du nucléaire.
L’étude de l’ANCRE « Decarbonization Wedges » [1], publiée en 2015 pour la COP21 montre que les potentiels de décarbonation de l’éolien, du solaire et du nucléaire respectivement sont comparables, et sont de l’ordre de 10 % du total de l’effort mondial nécessaire à l’horizon 2050 [2]. Ces résultats dépendent en bonne part des vitesses de déploiement possibles [3], de sorte que peu de marges subsistent : nous aurons besoin de toutes les solutions, sauf à passer à côté de l’objectif. Dans le passé, l’analyse microéconomique standard des systèmes électriques nous a habitués à penser les moyens de production en termes de concurrence. Aujourd’hui, la stratégie des États, face aux grands enjeux planétaires, les conduira de plus en plus à les penser d’abord comme complémentaires… et à travailler à augmenter leurs performances intrinsèques mais aussi conjointes.
En effet, le caractère bas carbone de l’électricité dépend à la fois des caractéristiques de chaque moyen de production, mais aussi de celles de l’ensemble du système. Les émissions de gaz à effet de serre s’apprécient sur l’ensemble du cycle de vie des installations et donnent régulièrement lieu à des évaluations, qui dépendent des méthodes et de chaque cas particulier. Les ordres de grandeur sont toutefois assez robustes et la figure 1 présente les valeurs retenues par le GIEC. Le nucléaire, sur l’ensemble de son cycle (construction, exploitation, démantèlement), émet en moyenne de l’ordre de 12 g de CO2/kWh [4]. Au même niveau on trouve l’éolien terrestre (11 g/kWh) et en mer (12 g/kWh) [4]. Le solaire photovoltaïque est quant à lui plutôt un peu supérieur, ce qui dépend des contextes (un montant de 40 à 45 g/kWh est représentatif de technologies déjà développées). Les énergies fossiles émettent très significativement plus, soit de l’ordre de 400 à 500 g/kWh pour le gaz et du double pour le charbon (1 000 g/kWh). L’hydraulique, qui dispose d’un excellent bilan carbone, est en France et plus généralement en Europe fortement limitée par la disponibilité de sites exploitables. Le fonctionnement de l’ensemble du système est plus ou moins performant suivant les ordres d’appels des centrales. Les émissions dépendent in fine des choix techniquement possibles, des règles de marché, et de l’existence ou non de mécanismes dédiés à la limitation des émissions (marchés de quotas, taxe carbone…).
La transformation des mix électriques en cours
Pour orienter les mix, les États mettent en œuvre un arsenal complexe d’outils économiques et réglementaires. Ce sont ces outils qui ont permis de développer les ENR (autres qu’hydraulique) bien avant leur compétitivité sur les marchés. Concernant les grandes tendances à l’œuvre, dans les grands systèmes interconnectés tels que le système européen ou celui d’Amérique du Nord, nous évoluons depuis un système électrique comprenant peu d’ENR de coûts très élevés à un système du futur où les coûts de production « directs » des ENR (coûts aux bornes des centrales) seront faibles à très faibles. Par contre les coûts indirects de ces dernières énergies sont importants : coûts des réseaux, gestion directe de la variabilité (back-up, stockages, effacements…), coûts en dynamique, autres facteurs non économiques (ressources, impacts économiques… jusqu’à la faisabilité sociale). Ces facteurs, s’ils sont internalisés dans les prises de décision, sont susceptibles de limiter la part des ENR dans la production. L’article de l’OCDE (Agence internationale de l’énergie et Agence de l’énergie nucléaire) dans ce numéro illustre ce sujet via la mise en évidence des coûts de systèmes, qui sont un phénomène majeur. Celui de Jacques Percebois propose une vision intégratrice des choix de mix électriques que nous avons devant nous et insiste sur le rôle crucial des marchés au sein desquels les nouveaux mix se déploieront. Ces papiers nous enseignent que les résultats des récentes études sont aujourd’hui contrastés, et qu’il est encore trop tôt pour dégager les bases d’un consensus.
Sur le plan européen, le scénario dynamique présenté par Alain Burtin, basé sur l’étude des conditions de faisabilité du scénario haut européen de développement des ENR à l’horizon 2030 (60 % d’ENR dont 40 % variables), illustre les questions posées par l’intégration des ENR dans le système électrique. Cette étude nous montre aussi l’importance du parc nucléaire pour contribuer, par ses capacités de réserve et de manœuvrabilité, à accompagner le développement à grande échelle d’ENR variables.
Sur le plan français, l’étude de l’ADEME, présentée par David Marchal, se positionne plus en amont. Il ne s’agit pas d’un scénario et elle ne décrit donc pas le chemin pour atteindre son objectif, construit sur une approche « ex nihilo » plus conceptuelle. Cette étude explore la possibilité d’un taux d’ENR (hydraulique comprise) extrêmement élevé, allant jusqu’à 100 %.
Il est encore trop tôt pour tirer des études disponibles des conclusions fortes et admises par tous. Mais les études d’intercomparaison sont en cours et le matériel abondant.
L’émergence récente de la notion de « coûts de système »
Une des premières sources sur ces coûts est constituée des rapports de l’OCDE/AEN, qui s’étagent à partir de 2012 [5]. L’article de l’OCDE (qui porte sur les travaux de l’AEN, mais aussi de l’AIE) de cette revue résume l’essentiel de ces résultats et fournit les plus récents. Le premier constat des études de l’AEN est que la comparaison directe des coûts de production du kilowattheure aux bornes d’un moyen de production variable (éolienne, photovoltaïque…) et aux bornes d’un moyen de production commandable [6] (ouvrage hydraulique, turbine à gaz, centrale à charbon ou réacteur nucléaire…) ne reflète pas l’ensemble des coûts induits sur le système électrique par l’intégration des moyens de production. La comparaison habituelle en termes de coût actualisé (LCOE) mise en place initialement pour les moyens commandables doit être complétée par des coûts de système : coûts d’adéquation (équilibrage entre l’offre et la demande), coûts de rééquilibrage (pour préserver la performance du réseau en tenant compte des incertitudes sur l’offre et la demande), coût de connexion au réseau, coût de renforcement et d’extension du réseau, voire coûts de développement de solutions de stockage pour gérer les équilibres des systèmes électriques.
Ces coûts de systèmes ne sont pas nuls pour les moyens commandables, mais ils sont plus importants pour les énergies variables. Ils doivent être pris en compte lors des études des mix électriques futurs. Malheureusement ces coûts de système sont difficiles à établir : ils dépendent de la géographie (vent, ensoleillement), et donc du pays considéré, mais également du système électrique considéré (structure des réseaux et nature du mix de production) et bien sûr de l’ENR considérée. Il apparaît cependant qu’ils sont croissants avec la part d’ENR variables (voir pour cela l’article de l’OCDE, ou celui de Camille Cany, dans le cas français).
Ces coûts sont d’autant plus importants que les transitions sont rapides et que les parcs sont déjà bien dimensionnés. Ils peuvent être de plusieurs dizaines d’euros par mégawattheure, pour un coût aux bornes de l’éolien nouvelle génération de 57 à 79 €/MWh et aux bornes du solaire le plus performant (fermes solaires) de 74 à 135 €/MWh selon l’ADEME [7]. On comprend donc que la notion de « grid parity », souvent considérée comme le seuil de la rentabilité d’une technologie, soit en fait plutôt trompeuse, dès lors qu’il s’agit d’étudier une transition complète.
Les performances des équipements actuels et les transformations technologiques et sociales
La complémentarité des moyens de production nucléaire et ENR s’évalue dans le rôle qu’ils jouent et joueront dans les systèmes électriques pour décarboner l’économie. La mise en évidence des effets de système provient en particulier du caractère variable de nombre des ENR, alors que le nucléaire dispose de capacité de manœuvrabilité, lesquelles sont d’ores et déjà largement mises à contribution pour gérer le parc européen et sa part croissante de production variable (par exemple lorsque la puissance en ENR allemande dépasse la demande de ce seul pays). L’article de Stéphane Feutry décrit les performances de flexibilité du nucléaire français, lequel est utilisé depuis des décennies en mode « suivi de charge », pour tirer pleinement parti de la puissance installée. Il montre notamment qu’un réacteur du parc français peut varier de 100 à 20 % de sa puissance en une demi-heure, et remonter aussi vite après un palier d’au moins deux heures, et ce deux fois par jour (en début de cycle). Ce qui positionne les réacteurs du parc presque au niveau du thermique classique et illustre leur rôle majeur « historique » dans la gestion des variations de la demande… et de plus en plus de la production des ENR variables.
Le réseau électrique joue lui aussi un rôle majeur en permettant le foisonnement de la production, l’acheminement de l’électricité (par exemple l’éolien de la mer du Nord) et le lissage géographique de la demande. L’article de Nathalie Grisey, Gérald Sanchis et Lucian Balea, de RTE, précise ce rôle et rappelle que des décisions importantes en matière de grandes lignes THT devront être prises sans tarder, de façon à accompagner les évolutions du mix européen et de sa localisation.
Le progrès technologique est rapide dans le domaine de la production et de la gestion de l’électricité. Il est bien connu dans le domaine des ENR, dont les performances s’accroissent rapidement. Frank Carré en donne un aperçu, essentiellement dans le champ d’un nucléaire ouvert. Le progrès joue sur les coûts de production, mais aussi sur la variabilité. Les productions d’ENR seront ainsi de plus en plus associées à des systèmes de stockage dont les performances leur font jouer un rôle croissant dans les systèmes électriques. Ceux-ci peuvent être de taille modeste (par exemple l’offre d’EDF « Mon soleil et moi ») ou plus significative, comme dans les projets de batteries pour fournir des services systèmes (projets dans la zone PJM [8] dans le Nord-Est des États-Unis, appel d’offres de 200 MW de National Grid au Royaume-Uni…), ou comme les stockages de chaleur à haute température pour les centrales solaires thermodynamiques. Le chauffage par réseau de chaleur peut lui aussi jouer sur l’inertie des systèmes pour faciliter l’intégration conjointe de nucléaire et d’ENR. L’intégration des réseaux de fluides et d’énergie (comme le – ou les – gaz – méthane « fossile » ou biogaz, hydrogène –, la chaleur, le froid…) permettra aussi des échanges entre systèmes pour gérer des temporalités différentes. Ces systèmes multi-énergies déboucheront sur une extension des usages de l’électricité bas carbone par de nouvelles applications : chaleur décarbonée, biocarburants, mobilité électrique et hydrogène, services de stockage… Un des enjeux de la recherche est de s’inscrire dans un futur très ouvert où différents modèles cohabiteront, en particulier à différentes échelles, depuis le local, le quartier jusqu’à la région ou le continent interconnecté.
Le cas de la France
Pour aller vers ce futur plus diversifié et fermement économe en carbone, la France part d’une situation remarquable, en comparaison de ses grands voisins : si un Français émet 40 % de moins de CO2 qu’un Allemand, c’est d’abord du fait de la différence des systèmes électriques, le système français ayant émis 15 Mt de CO2 en 2015, vingt fois moins, par exemple, que le système allemand.
Les caractéristiques du parc sont les suivantes :
- le système électrique français est déjà largement décarboné, au niveau de ce que nos voisins visent pour 2050, ou 2040 au mieux. Et les enjeux de la COP21 sont bien entendu qu’il reste décarboné ;
- le parc nucléaire existant a encore potentiellement une longue vie devant lui, dès lors que les autorités de sûreté se seront prononcées sur le cas de chaque réacteur. Le nucléaire actuel est très compétitif (rappelons que le niveau de l’ARENH a été calculé pour représenter ce coût et a été établi à 42 €/MWh [9]).
La demande électrique actuelle est stable ou faiblement croissante. L’objectif est donc de conserver l’excellente performance du kilowattheure électrique français en termes d’émissions de gaz à effet de serre (de l’ordre de 57 g de CO2/kWh [10], contre près de 400 g en Allemagne), et au-delà de l’améliorer vers le milieu du siècle pour disposer alors d’un parc à émissions nettes proches de zéro.
La poursuite de l’exploitation de ce parc contribue et contribuera au déploiement des ENR électriques :
- ses qualités de flexibilité, rappelées plus haut, devraient permettre de déployer des productions variables jusqu’à des taux de 20 à 30 %, sur la base des performances des techniques actuelles. Nous en sommes à un peu plus de 5 % aujourd’hui, et de pareils taux seraient envisageables d’ici quinze à vingt ans [11] ;
- la prolongation de la durée d’exploitation des centrales nucléaires tout en augmentant encore leur niveau de sûreté, qui est l’objectif du programme « Grand Carénage » d’EDF, investissement de l’ordre de 50 Mds€ sur la période 2014-2025. Ce faible niveau de coût à engager – environ 10 €/MWh – assurera au parc nucléaire existant une compétitivité économique et carbone sans égale par rapport à tout autre nouveau moyen de production. Autre atout du Grand Carénage : sa robustesse à tous les scénarios de prix. La poursuite de l’exploitation du parc nucléaire associée au développement des énergies renouvelables permettra d’aller encore plus loin dans la « décarbonation compétitive » ;
- en limitant le coût du système électrique dans son ensemble, le nucléaire actuel facilite la substitution de l’électricité aux autres énergies (on peut citer l’exemple des véhicules électriques, ou l’utilisation de pompes à chaleur dans l’industrie, le tertiaire ou chez les particuliers dont l’intérêt est amoindri si l’électricité est produite avec émission de CO2), ce qui pourra induire une demande supérieure, des besoins d’investissements et donc pourra faciliter le déploiement des renouvelables. Ce phénomène sera d’autant plus marqué que les émissions de GES seront pénalisées économiquement ;
- le « socle » nucléaire français permet aussi de disposer d’un « cycle de vie » moins émetteur en CO2. Par exemple, le silicium de qualité photovoltaïque, s’il est raffiné en France via une électricité bas carbone, est un atout pour fabriquer et développer dans l’Hexagone un parc photovoltaïque à haute performance environnementale.
Ainsi, à moyen et long termes, nucléaire et renouvelables ne s’opposent pas, ils se complètent.
La compétitivité de cet ensemble sera renforcée par l’exigence européenne croissante de décarbonation. D’ici le milieu du siècle, il faudra renouveler l’essentiel du parc. En outre, les progrès techniques continueront à se réaliser en termes d’accroissement des performances et de baisse des coûts des ENR [12] ainsi qu’en termes de performance et des capacités des systèmes de gestion des réseaux (smart grid, demand response, micro grid…). La relève du parc actuel, outre l’efficacité énergétique, prendra la forme de renouvelables, et de nouveau nucléaire. L’industrie doit de son côté garantir la compétitivité de ce nouveau nucléaire. Le coût objectif des futurs réacteurs à eau (EPR nouveau modèle) est de l’ordre de 3 000 à 3 500 €/kW. Les coûts de production seront de l’ordre de 60 à 70 €/MWh, comme le rappelle l’OCDE. Les coûts de l’éolien (aux bornes des éoliennes) atteignent déjà ce niveau, et le solaire sera très probablement moins cher, la perspective d’un LCOE de 40 à 50 €/MWh pour des fermes PV dans le Sud de la France sera sans doute atteinte entre 2025 et 2030 (aux bornes des fermes solaires). Les stratégies définissant les parts des différentes énergies pourront être définies en souplesse, en intégrant les coûts de systèmes.
À court et moyen termes, la situation française demandera des réglages fins. La récente baisse du taux de croissance de la demande électrique en France induit toutefois une incertitude sur le besoin en capacité, et donc le développement de tout nouveau moyen de production, et au premier chef des ENR dans les années à venir. Dans la décennie qui vient, augmenter fortement la part en énergie des ENR signifierait réduire celle du nucléaire. L’objectif affiché par la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte de réduction de l’énergie produite par le nucléaire à l’horizon 2025 induirait aussi des surcoûts notables [13], soit que des réacteurs soient arrêtés de manière anticipée, soit que leur taux d’utilisation baisse fortement. Les travaux de Camille Cany présentés dans ce numéro illustrent comment, dans des scénarios contraints, un arbitrage doit être réalisé entre puissances des parcs et énergies produites, surtout si la demande reste atone : les conséquences en termes économiques ne seraient pas supportables si le facteur de charge des réacteurs nucléaires venait à chuter de plusieurs dizaines de points. Le scénario loi sur la transition énergétique pour la croissance verte de l’ANCRE met quant à lui en évidence les phénomènes de dynamique de parc électrique et montre par exemple les conséquences qui résulteraient d’une diminution notable de la puissance nucléaire, avec parmi elles à court terme le besoin de lancer des investissements en centrales à gaz, émettrices de CO2.
La transition électrique française demandera donc un réglage fin. Ceci est l’esprit de la législation, avec une programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) établie par pas de cinq ans, de façon à prendre en compte, étape par étape, l’évolution des marchés, de l’environnement économique, social et politique et l’évolution de la technologie. Ces enjeux des dix à quinze ans qui viennent, spécifiques à la France, ne sont pas de nature à remettre en cause les fondamentaux sur le sens d’un développement complémentaire des ENR et du nucléaire, dans le long terme.
Une conclusion est-elle possible ?
Le développement des ENR dans les systèmes électriques est prévu par l’immense majorité des pays, pour lutter contre le réchauffement climatique. Cette stratégie ne varie pas, selon que les pays sont ou non équipés en nucléaire et selon leur volonté de mettre en place cette filière s’ils n’en sont pas dotés.
Peu de pays ont renoncé au nucléaire, et plusieurs dizaines le développent ou l’envisagent pour accompagner cette croissance des ENR. Dans le prochain numéro de la RGN, par le truchement de la plume de Jean-Marc Capdevila, nous présenterons la vision américaine. Les États-Unis, qui ont affiché leur volonté stratégique d’associer ces moyens de production et de concevoir les développements du nucléaire dans cette optique, suivent une approche où la complémentarité passe en bonne part via le vecteur chaleur. Actuellement, en Europe, le nucléaire fournit en continu de l’énergie en base et sa flexibilité est un précieux facteur dans l’intégration des ENR. Dans un système électrique européen interconnecté, où les énergies renouvelables prendront une part croissante, il contribue de façon déterminante aux grands équilibres offre/demande. Pour la France, le parc nucléaire est un atout majeur pour le climat et l’économie, et les études à mener doivent porter en priorité sur la vitesse à laquelle la transition doit être menée et sur le dosage entre le nouveau nucléaire et les ENR de demain, dans la perspective européenne.
Une question souvent posée est celle de la part d’ENR que l’on peut mettre dans un mix électrique et jusqu’où elle peut aller. Si les travaux académiques ne convergent pas sur les résultats, il apparaît toutefois plutôt qu’il n’y a pas à proprement parler de limites techniques « dures », mais une zone de taux de pénétration au-delà de laquelle, à un moment donné et avec les technologies disponibles, les coûts se dégradent significativement. Même dans le cas de la France, cette zone reste encore à préciser. Elle est d’autant plus difficile à appréhender que les évolutions à l’horizon 2030 – et a fortiori 2050 – des performances et du coût du nucléaire, des ENR, des technologies de stockages et smart grids, et pour finir des réseaux (construction et servitudes par exemple pour maintenir sa fréquence) comportent une large part d’incertitudes. Les orientations prises par nos voisins et le design des marchés électriques joueront aussi un rôle considérable. Il vaut donc mieux parler de processus graduel.
Au total, l’association d’énergies bas carbone nucléaire et renouvelables n’a pas été conçue comme telle au départ. Pour ce qui est d’aujourd’hui et de demain, les articles réunis dans ce numéro de la RGN nous permettent de mettre en évidence trois formes de complémentarité :
- une complémentarité technique (par la flexibilité du nucléaire). Celle-ci est déjà à l’œuvre dans des pays comme la France ou la Belgique. Elle est appelée à se développer encore en flexibilisant la conduite des réacteurs actuels ou en développant des modèles nouveaux qui intègrent la flexibilité dans leur cahier des charges ;
- une complémentarité systémique (via la recherche et l’innovation). D’ici quinze à vingt ans, les innovations dans le nouveau nucléaire et les ENR, mais aussi au-delà (numérique, électronique, mobilité…) renforceront la complémentarité actuelle entre ces énergies : cogénération, couplage électricité-chaleur, vecteur hydrogène, gestion de la demande, accroissement des capacités d’interconnexion des réseaux de transports européens… ;
- une complémentarité stratégique et climatique (pour construire les mix bas carbone de demain). C’est ce que nous enseigne l’examen des scénarios énergétiques qui sont tout à la fois le reflet de l’urgence climatique, de la dynamique des processus industriels et sociaux et de l’intérêt stratégique d’une diversification des mix.
Crédit photo : Frédéric Neema / FNphoto / EDF
ANCRE (2105) « Decarbonization Wedges » Étude mondiale présentée à la COP21 dans le Pavillon de France.
Le GIEC identifie trois types d’électricité décarbonée : les renouvelables, le nucléaire et la capture et le stockage de CO2 (CSC). Le nucléaire est d’autant plus nécessaire que le CSC rencontre des difficultés de nombreux ordres : techniques, économiques et de faisabilité sociale.
Celles-ci apparaissent en effet limitées pour des raisons techniques, humaine (personnel qualifié), organisationnelles, financières, politiques.
GIEC.
“Nuclear Energy and Renewables System Effects in Low-carbon Electricity Systems” OCDE/AEN (2012).
Ou programmable, ou pilotable (nous employons ces appellations comme synonymes).
ADEME (2016)
Zone Pensylvania – New Jersey – Maryland
Rapport « Champsaur » (2015).
AIE, « CO2 emission from fuel combustion » (2016 edition), moyenne des émissions de CO2 par kWh en France sur la période 2012-2014.
La loi sur la transition énergétique pour la croissance verte fixe ainsi un objectif de 40 % d’ENR dans la production d’électricité en 2030. Si la contribution de l’hydraulique reste globalement la même, cela signifierait que l’éolien et le solaire produiraient près de 25 % de l’électricité dès 2030.
World Energy Outlook 2016 (AIE), New Energy Outlook 2016 BNEF (06/2016).
Par exemple, l’étude « Energies 2050 » de 2012 chiffrait à 0,5 à 1,5 milliard de pertes le non-prolongement d’exploitation de chaque tranche nucléaire française. Le rapport d’information « Le coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires : l’exemple de Fessenheim » (2014) situait ce coût pour les deux tranches de Fessenheim dans la fourchette de 2,4 milliards à 5,7 milliards d’euros.