1/10 – Le nucléaire dans l’Europe de demain
Quelle est la situation de l’industrie nucléaire en Europe en 2019 ?
Yves Desbazeille : L’industrie nucléaire européenne représente actuellement un total de 1,1 million d’emplois. Il existe 126 réacteurs en exploitation, soit environ 120 GWe de capacité, dans 14 États membres. Quatre centrales sont également en train d’être construites en France, en Finlande, en Slovaquie et au Royaume-Uni, et à celles-ci s’ajoutent des projets de réacteurs se répartissant dans plusieurs États membres. Aujourd’hui, la situation de l’industrie varie en fonction des pays : certains souhaitent mettre fin à leurs réacteurs et sortir du nucléaire, tandis que d’autres, comme la Pologne, cherchent à développer ce type d’énergie. Les pays d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est et du Nord sont plus enclins à développer cette technologie.
Le moins que l’on puisse dire c’est que le nucléaire divise, et les pays antinucléaires sont souvent très actifs dans leurs efforts pour mettre un terme à l’exploitation du nucléaire européen. De ce fait, il est nécessaire que les « grands » pays nucléaires fassent valoir leur responsabilité politique au Conseil de l’Union européenne (UE) pour faire respecter le droit des États membres à choisir leur mix énergétique.
De plus, le fragile équilibre politique existant entre les États membres partisans et non partisans du nucléaire, risque d’être remis en cause par le Brexit, constituant à terme une menace potentielle pour la filière.
Le Royaume-Uni est aujourd’hui l’un des pays européens dans lequel se construisent de nouvelles capacités nucléaires. Le Brexit va-t-il fondamentalement bousculer les contrats en cours ?
Y. D. : FORATOM travaille étroitement avec ses membres, en particulier avec la « Nuclear Industry Association » (NIA, Association de l’industrie nucléaire au Royaume-Uni) et suit de près tous les développements liés au Brexit.
Pour éviter toute perturbation dans le secteur nucléaire, FORATOM recommande plusieurs choses : d’une part, la mise en place rapide d’un accord de coopération nucléaire incluant des dispositifs de libre-échange dans le secteur entre l’UE et le Royaume-Uni, notamment une transition harmonieuse du traité Euratom vers un nouveau régime de garanties pour le Royaume-Uni ; d’autre part, la préservation de la libre circulation des compétences, des biens et services entre l’UE et le Royaume-Uni. Pour les programmes Euratom de R&D, un nouvel accord doit être négocié afin de maintenir une étroite coopération. Le contrat garantissant la poursuite du projet JET jusqu’à fin 2020 peut être pris comme modèle.
Il est important aussi de confirmer la validité de contrats existants pour l’approvisionnement de matières nucléaires entre les fournisseurs européens et le Royaume-Uni, qui ont été approuvés par la Commission européenne et l’Agence d’approvisionnement d’Euratom.
Le 28 novembre 2018, la Commission européenne a présenté sa vision stratégique à long terme pour le climat d’ici 2050. Est-elle suffisamment ambitieuse ?
Y. D. : C’est la première fois, depuis de nombreuses années, que la Commission européenne reconnaît le rôle que l’énergie nucléaire peut jouer dans la lutte contre le changement climatique. La stratégie de la Commission développe huit scénarios qui montrent systématiquement une décarbonation complète du secteur électrique en 2050, malgré l’hypothèse d’une croissance significative de la consommation électrique (de 50 à 60 %). La Commission propose une part de nucléaire à environ 15 % en 2050, ce qui veut dire que la capacité actuelle devrait être à peu près maintenue au fil du temps.
FORATOM a de son côté développé son propre scénario montrant qu’une part du nucléaire maintenue à 25 % de la production [1] apporterait de nombreux bénéfices au système énergétique européen. Quel que soit le scénario considéré, des investissements massifs dans le nouveau nucléaire de 60 à 100 GW – un volume équivalent à celui mis en service dans les années 1980 – sera nécessaire à l’échelle européenne.
Cependant, le document présenté par la Commission n’est à ce stade qu’une communication, et il reviendrait à la prochaine Commission de mettre en place les textes législatifs permettant à cette vision de devenir réalité. Si la stratégie de la Commission est ambitieuse, la question demeure quant aux objectifs 2030 de l’UE. En effet, si ceux-ci ne sont pas suffisamment ambitieux, l’UE risque de ne pas atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés pour 2050.
Quels sont les enjeux aujourd’hui pour réussir à développer le nucléaire en Europe ?
Y. D. : La reconnaissance par les opinions publiques et les pouvoirs politiques que le nucléaire est une partie de la solution contre le changement climatique. L’opinion publique peut d’ailleurs évoluer en faveur du nucléaire, comme ça a été le cas récemment en Finlande, en Suède et aux Pays-Bas.
À cela, doit s’ajouter un marché de l’électricité efficace, offrant des signaux positifs pour inciter à l’investissement dans les technologies bas carbone.
De plus, étant donné que la stratégie long terme de la Commission n’a qu’une valeur indicative, les choses sont loin d’être acquises, le dossier sur la finance durable [2] le montre particulièrement. Il faudra du temps et des efforts significatifs, y compris au Conseil vis-à-vis des États membres antinucléaires, pour que l’environnement législatif européen évolue favorablement pour la filière nucléaire.
Enfin, l’industrie doit impérativement maintenir ses compétences et démontrer qu’elle est capable de construire de nouvelles centrales dans les temps et selon le budget prévu.
À quelques semaines du renouvellement des institutions, peut-on imaginer à quoi ressemblera la politique énergétique de l’UE après le 26 mai ?
Y. D. : Les directives les plus importantes dans le domaine de l’énergie, comme le paquet « Énergie propre », auront été clôturées avant le 26 mai, mais ces textes n’affichent des ambitions que pour 2030. Cela veut dire qu’un cadre législatif sera à élaborer pour que l’UE puisse tendre vers les objectifs climatiques ambitieux affichés par la Commission. En effet, les ambitions dans les renouvelables et l’efficacité énergétique ne pourront pas à elles seules réduire massivement les émissions.
La Commission doit également proposer son analyse des plans nationaux énergie-climat. La crédibilité de leurs objectifs de réduction des émissions sur le long terme sera également à scruter. Concernant le futur Parlement européen, FORATOM effectue un suivi attentif des élections européennes en cherchant à identifier les futurs députés susceptibles de constituer un groupe favorable au nucléaire dans la prochaine mandature.
Enfin, le rôle que la France jouera à l’avenir au Conseil sera déterminant pour influencer la politique nucléaire européenne et soutenir les autres « petits » États membres en recherche d’un nouveau champion. Aujourd’hui, un signal positif allant dans ce sens est encore attendu…
© @vivianhertz
Compte-tenu de la croissance globale de la demande, le maintien d’une part de 25 % conduirait à une capacité installée totale en Europe à 150 GW en 2050.
La finance durable est le financement des investissements en tenant compte de considérations environnementales, sociales et de gouvernance. Elle comprend une forte composante de finance verte. Pour l’instant, le nucléaire est exclu des critères d’éligibilité.