Pendant la crise du Covid-19, les Français ont entendu beaucoup de scientifiques s’exprimer à la télévision et dire « ne pas savoir, hésiter, être en désaccord les uns avec les autres, se tromper aussi ». Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la confiance des Français vis-à-vis des scientifiques ? Pensez-vous que cette expérience a fait progresser la compréhension qu’ils ont de la méthode scientifique et des controverses scientifiques ?
Étienne Klein : Il est un peu trop tôt pour le dire. J’ose espérer que grâce à cette pandémie, nos concitoyens ont pu mieux comprendre que la science n’est pas la même chose que la recherche. La première représente un corpus de connaissances, de résultats acquis, de théories qui ont été dûment mises à l’épreuve, et qu’il n’y a pas lieu - jusqu’à nouvel ordre ! - de remettre en cause : la Terre est ronde, l’atome existe bel et bien, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, l’activité humaine modifie le climat, etc. La recherche, elle, tente d’aborder des questions précises dont la bonne réponse n’est pas encore connue : d’où vient que l’antimatière présente dans l’univers primordial a disparu ? Existe-il une vie extra-terrestre ? Une personne malade parce qu’elle a contracté tel nouveau virus pourrait-elle être infectée une seconde fois par ce même virus ?
Lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop le cas ces derniers mois –, l’image de la science, abusivement confondue avec la recherche, se brouille et se dégrade : elle donne l’impression d’être une bagarre permanente entre experts qui ne parviennent jamais à tomber d’accord. Elle donne aussi l’impression d’être tiraillée entre excès de modestie et excès d’enthousiasme, car son rapport à la vérité apparaît alors contradictoire. D’un côté, elle affirme avec assurance pouvoir l’atteindre. De l’autre, elle se réclame du doute systématique. De l’extérieur, forcément, on a un peu de mal à suivre… Surtout si l’on est impatient. Nul résultat de recherche ne tombant directement du ciel, il faut aller le chercher besogneusement, en faisant des observations et des mesures, en traquant les incertitudes, les à peu près, les biais, les zones d’ombre qui se nichent dans les coins d’une analyse, d’une expérience ou d’un calcul. Il faut aussi présenter ses résultats à d’autres chercheurs intéressés par les mêmes questions afin d’éprouver leur pertinence, en résistant au désir individuel de les diffuser prématurément à coup de phrases truffées de conditionnels : « il se pourrait que… ».
C’est l’ensemble de ces tâches qui représente la phase la plus chronophage de la recherche. Dès lors, en situation de crise et d’incertitudes, telle que l’actuelle pandémie surgit inévitablement un conflit entre deux temporalités : d’une part, celle du politique, qui doit prendre des décisions dans l’urgence ; d’autre part, celle de la recherche, qui peut certes accélérer ses protocoles, mais en aucun cas s’affranchir de toute méthodologie, sous peine de briser la branche sur laquelle elle s’est laborieusement hissée. Dans la pratique, bien sûr, il n’est pas facile pour les chercheurs de résister à la pression qu’exerce sur eux notre hâte de savoir ce qu’il en est de la réalité de la pandémie. Mais ils savent, eux, que la seule invocation de l’urgence n’a jamais suffi à rendre un traitement encore à l’étude plus efficace ou moins dangereux qu’il n’est en réalité.