« Au-delà des problématiques purement économiques, l’AIE développe des analyses sur les problématiques environnementales », Laura Cozzi
Laura Cozzi, Analyste Principale à l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) a été interviewée par Raphaël Vial et Bianka Shoai Tehrani. http://www.iea.org/
SFEN Jeune Génération : pouvez-nous présenter votre parcours et ce qui vous a amenée à l’AIE ?
Laura Cozzi : je suis italienne, j’ai suivi des études d’ingénieur à Milan. Après mon diplôme, j’ai passé une période à l’Ecole des Mines de Paris. J’ai ensuite fait un DEA en économie de l’énergie qui m’a conduite en premier poste a travailler sur le pétrole au centre d’études de la société ENI. J’ai ensuite postulé à l’AIE et ai été appelée par Fatih Birol, l’économiste en chef de l’AIE, pour un contrat de 11 mois à l’époque ; j’ai depuis lors été confirmée dans mes fonctions.
Aujourd’hui, je m’occupe de la partie modélisation du WEO (World Energy Outlook, publication annuelle qui fait la renommée de l’AIE) ; j’encadre les équipes qui y sont dédiées.
Notre travail consiste à tenir à jour et améliorer chaque année, pour chaque édition du WEO, le modèle économique de l’AIE, de façon à intégrer plus de paramètres et de nouvelles techniques de modélisation.
Quelles sont les missions de l’Agence Internationale de l’Energie ?
LC : L’AIE, agence autonome de l’OCDE, a été fondée pour prendre en compte les conséquences du choc pétrolier de 1973 : les pays qui ont rejoint l’AIE se sont alors engagés à constituer des réserves de pétrole brut ou raffiné couvrant au moins trois mois d’importations nettes.
Depuis, la mission de l’AIE a évolué vers une compréhension plus large des marchés énergétiques, pour fournir aujourd’hui des analyses de marché à court, moyen et long termes sur tous les types d’énergies. Au-delà des problématiques purement économiques, l’AIE développe également depuis une quinzaine d’année des analyses sur les problématiques environnementales.
Nous travaillons en partenariat avec l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE [AEN, NEA en anglais] sur les coûts de la production d’électricité et depuis plusieurs années des chapitres sont écrits avec des contributions de l’OCDE.
Dans le WEO, l’AIE élabore un certain nombre de scénarios de mix énergétiques et d’évolution du climat. Depuis quand cette publication existe-t-elle ? Quel est le travail d’analyse réalisé au-delà de la modélisation ?
LC : Le WEO existe depuis les années 80 et au fil des années son volume a beaucoup augmenté ! En ce qui concerne l’analyse, la plus grande force du WEO est d’être basé sur une approche quantitative. Même lorsqu’il ne s’agit pas de modélisation, par exemple dans le cas de considérations géopolitiques, nous partons des chiffres pour construire une réflexion. Cela nous permet ensuite d’affiner la compréhension de concepts tels que l’indépendance énergétique.
A ce sujet, on a beaucoup parlé dans la presse du fait que les États-Unis seraient indépendants énergétiquement et même exportateurs nets de pétrole à l’horizon 2030. Comment s’est passée la découverte de cette révolution ? Les résultats de notre modélisation sont si complexes qu’il y a beaucoup d’implications dont nous nous rendons compte tardivement, même après la publication du WEO.
En ce qui concerne les États-Unis, il y a eu des changements dans l’industrie par les techniques de forages horizontaux et de fracturation hydraulique et d’autre part il y a eu une loi imposant des normes de consommation aux véhicules. Il est primordial d’étudier au plus tôt ces changements même s’ils sont très récents : pour le pétrole et les huiles non conventionnelles cela dure depuis seulement deux ou trois ans. Quand nous les intégrons dans le modèle, nos résultats peuvent devenir radicalement différents.
Vous avez insisté sur l’importance des analyses quantitatives, d’où tenez-vous vos données ? Comment traitez-vous le problème de l’incertitude sur les données ? Que faites-vous lorsque les données d’entrée recoupées entre elles donnent lieu à de grandes variations, par exemple en Chine où deux chiffres d’émissions de CO2 ont été publiés et l’écart entre les deux est de l’ordre des émissions du Japon ?
LC : Tout d’abord, nous avons à l’AIE un service de statistiques, Energy Data Center, d’où nous tirons les bilans énergétiques des pays, les équilibres d’offres et de demandes. Évidemment cela ne suffit pas, nous avons besoins par exemple de prix et de coûts. Pour cela nous avons énormément de contacts avec les sociétés pétrolières, gazières où électriques. Et nous avons aussi des contacts avec les utilisateurs d’énergie. Quel est le TCO (total cost of ownership) d’une voiture plus efficace par exemple ?
Une bonne manière d’avoir ces informations se fait par secondment : nous recrutons des personnes en poste dans une entreprise qui vont travailler pour nous pendant un certain temps, en général un an. Par exemple, pour notre rapport sur l’Irak, nous avons recruté des spécialistes irakiens travaillant dans le secteur pétrolier en Irak. On essaie de cibler au mieux selon nos besoins pour ce type de recrutement. En ce qui concerne le problème de l’incertitude des données, la première imprécision vient des politiques, pour cela nous élaborons plusieurs scénarios pour pouvoir développer plusieurs idées. Pour les données utilisées pour le WEO nous établissons des analyses de sensibilité dans lesquels nous testons la robustesse des paramètres aux variations. Pour votre exemple sur les émissions de la Chine, il est certain que s’il s’agissait de faire du market design pour un marché de trading de CO2, ces incertitudes seraient insupportables, mais pour des tendances globales comme celles du WEO les analyses restent pertinentes. Quand nous disons que dans le cas d’un scénario 450 ppm, dans lequel la concentration de CO2 dans l’atmosphère serait limitée à 450 parties par million et le réchauffement climatique à 2 degrés en moyenne après 2100 par rapport à l’époque pré industrielle, que les émissions mondiales atteignent un pic, les grandes incertitudes décalent notre pic de six mois ou d’un an mais n’affectent pas fondamentalement la tendance.
Certains pays ont décidé de sortir du nucléaire. Quelles seront les conséquences sur le plan environnemental de cette décision politique ? Une telle décision est-elle compatible avec la réduction des émissions de CO2, l’accès à une énergie compétitive ?
LC : Il est certain que la décision de sortie du nucléaire aura des conséquences sur les coûts de l’électricité, notamment au Japon, qui doit importer du gaz et du pétrole, et voit par conséquent ses coûts s’envoler, au détriment de sa compétitivité. L’Allemagne suivra probablement un schéma similaire, mais de manière moins flagrante. Il s’agit surtout d’un choix économique : dans le WEO 2011, nous disions que la réalisation d’objectifs ambitieux en termes de réduction des émissions de CO2 n’était pas impossible mais coûterait plus cher sans nucléaire.