L’Atome et la France (Essai)
Robert Belot, Professeur des universités, signe un essai historique important : L’Atome et la France. Aux origines de la technoscience française (Edition Odile Jacob). Alors que le CEA fête son 70e anniversaire et que le débat autour du nucléaire reste animé – notamment dans le cadre de la COP21 -, l’auteur nous ramène à la genèse du programme nucléaire français et bouscule les idées reçues. Rencontre avec Robert Belot.
Pourquoi avez-vous choisi d’étudier uniquement la période 1945-1954 ?
Robert Belot – Je voulais m’aventurer dans l’angle mort de l’histoire du nucléaire en France, c’est à dire la période qui précède la militarisation de l’atome qui commence discrètement en 1954. Je voulais ainsi montrer qu’au départ la dimension militaire n’était pas à l’origine du lancement du programme nucléaire civil. Pendant ces dix ans, le nucléaire fait l’objet d’un incroyable consensus dans la société française, ce qui n’est jamais évoqué.
Après cette période, la guerre froide et les enjeux géopolitiques vont renverser la perception que la société a de la technoscience. Peu à peu, celle-ci apparaît moins comme une promesse que comme une menace. Dès 1953, on assiste à l’apparition d’une angoisse universelle qui pointe du doigt le nucléaire militaire. Dans son roman Le chevalier roux ou les intentions humaines, Elsa Triolet, dont on connaît les engagements aux côtés d’Aragon et de Joliot-Curie, arrête de considérer le nucléaire comme « un pourvoyeur de rêve » et redoute un monde post-apocalyptique, résultat d’une attaque nucléaire.
Il faudra attendre les années 1970 pour voir apparaître les premières critiques importantes à l’égard du nucléaire civil, reposant essentiellement sur le volet écologique.
La dimension militaire n’était pas à l’origine du lancement du programme nucléaire civil ?
RB – Il faut déconstruire un mythe, selon lequel le général de Gaulle a créé le CEA pour développer le nucléaire militaire en France et doter l’Hexagone de la bombe atomique. C’est totalement faux. Les écrits publics du Général en témoignent si on veut bien les lire ! Je m’étonne que l’historiographie ait été si oublieuse…
D’ailleurs, en 1946, à l’assemblée générale de l’ONU, la France renonce officiellement à se doter de l’arme atomique. Elle n’essaie même pas de le faire en sous-main ! Elle dit : « on va tout miser sur le nucléaire civil parce qu’on a besoin d’énergie pour reconstruire l’économie française ». C’est ce souci d’indépendance énergétique qui est au cœur de la renaissance du nucléaire en France et de la décision de créer le CEA.
Comment qualifieriez-vous l’histoire du nucléaire en France ?
RB – C’est une véritable épopée scientifique!
Nous sommes en 1945, cela fait à près 50 ans que la science française s’intéresse à l’atome. C’est un domaine d’excellence. Pensons à Jean Perrin, qui publie Les Atomes en 1913, ou à Pierre et Marie Curie. Leur fille, Irène Curie, et son mari, Frédéric Joliot, reçoivent le prix Nobel en 1935.
Ces physiciens et chimistes se distinguent des autres membres de la communauté scientifique par leur engagement dans la vie de la Cité. N’oublions pas que les deux premiers titulaires du secrétariat d’Etat à la Recherche scientifique créé par le gouvernement Blum en 1936, sont deux atomiciens : Irène Joliot-Curie et Jean Perrin. Leur ambition est de rationaliser et de professionnaliser la recherche française. C’est dans ce cadre que le CNRS est créé en 1939.
Quand arrivent le nazisme et le fascisme, ces scientifiques vont considérer que la science ne doit pas rester dans le ciel éthéré de la théorie, mais doit devenir une arme dans la main des démocrates pour éliminer les fascismes. Il faut une science engagée, une science en action. Connaissance et puissance sont des mots qui vont très bien ensemble, à cette époque.
Que se passe-t-il pendant la guerre ?
RB – La guerre et l’avènement de Vichy, donc d’un régime qui collabore avec l’occupant, conduisent ces scientifiques à s’engager. Certains quittent la France pour rejoindre Londres, les Etats-Unis, le Canada. Ils participeront au « projet Manhattan ». D’autres restent en France mais refusent de travailler dans des domaines qui pourraient compromettre la science française.
C’est ainsi que Frédéric Joliot-Curie, professeur au Collège de France et directeur d’un laboratoire atomique en France, décide de neutraliser sa recherche dans les dimensions qui pourraient être récupérées sur le plan militaire par l’occupant.
Puis c’est Hiroshima et Nagasaki…
RB – Hiroshima va paradoxalement être un élément majeur pour la relance du nucléaire civil en France.
Ce qui étonne aujourd’hui, c’est que cet événement est presque passé par perte et profits ! Pour les Français, le Japon fait partie des grands persécuteurs aux côtés des nazis. On pense alors que Hiroshima a hâté la fin de la guerre.
Pour Joliot-Curie et la majorité des chercheurs français, Hiroshima représente une opportunité pour relancer la recherche nucléaire. Le prix Nobel de chimie dit même : « Hélas, c’est par le fracas de l’explosion d’Hiroshima que cette nouvelle conquête de la science nous fût révélée. En dépit de cette apparition terrifiante, je suis convaincu que cette conquête apportera aux hommes plus de bien que de mal. »
« Plus de bien que de mal », c’est cela qui est en jeu. Le nucléaire permettra à la France de recouvrir sa puissance et son indépendance. Il permettra à ses concitoyens de vivre mieux grâce à l’accès de tous à l’énergie. L’humanité tout entière en profitera. Il s’agit d’un véritable projet universaliste !
Comment la science est-elle considérée dans le monde à cette époque ?
RB – Il convient de se replacer dans le contexte mental de l’époque. On considère alors que c’est la science qui a vaincu l’ennemi, le nazisme, les ténèbres. Dans mon livre, je fais rimer « lumière » et « nucléaire ». C’est le retour de l’Aufklärung, des Lumières, de la raison, du progrès, tout ce doit rompre avec la passion crépusculaire et suicidaire qu’a représentée le nazisme.
Cette idée selon laquelle « la Science a gagné la guerre » conduit la société à penser que l’avenir de l’humanité passe par la science et sa réconciliation avec la technique. Et l’image de la science, tout autant que de la modernité, c’est le nucléaire qui l’incarne. Ce n’est donc pas seulement une question de déficit énergétique à combler.
Il faut aussi noter que ceux qui définissent la politique de la science à la Libération sont tous issus de la Résistance. Pour eux, la réconciliation de la France avec elle-même passe par l’avènement de la technoscience, et la technoscience, c’est le nucléaire.
Peu de gens le savent, mais les deux premières personnes de la France libérée à avoir été transférées au Panthéon étaient Paul Langevin (le professeur de Joliot-Curie) et Jean Perrin !
Quel est l’état d’esprit de la France d’après-guerre ?
RB – Pour ce qui concerne la France, l’épopée technoscientifique sert une ambition symbolique, carthartique : conjurer le traumatisme de la défaite de 1940 et l’humiliation de l’Occupation.
On conjugue « nucléaire » et « puissance » non pour dominer les autres peuples, mais pour se re-dominer soi-même et permettre à la France de reprendre son rang, d’exister. Non comme une puissance militaire mais comme puissance intellectuelle qui a quelque chose à dire au monde. On retrouve là la grande tradition universaliste et mélioriste[1] du message français.
Le programme nucléaire est-il imposé ?
RB – Au départ, ce n’est pas le politique qui impose le nucléaire. Au contraire, le politique se fait un peu forcer la main par ces « savants » qui estiment devoir prendre en compte les enjeux de la société et de son avenir. Nous sommes dans une société « sophocratique ». C’est principalement Joliot-Curie qui réussit à convaincre le général de Gaulle qu’il faut créer le CEA (octobre 1945).
Cette adhésion de la communauté scientifique au développement du nucléaire fait l’unanimité dans le domaine universitaire mais aussi dans la société.
Vous dites dans votre livre que le nucléaire est un choix de société, pour quelles raisons ?
RB – Le nucléaire est plus qu’une simple technologie : c’est l’avènement en France de la technoscience, c’est-à-dire la science qui s’allie à la technique pour construire un outil qu’on considère comme vital pour le développement de la France, pour sa « renaissance ».
C’est aussi un choix d’une société basée sur les valeurs de la science. La science doit cesser de seulement « interpréter » le monde pour pouvoir le « transformer ». C’est l’avènement du règne de la raison agissante qui va transformer la société.
A ses débuts, l’énergie nucléaire suscite un extraordinaire consensus en France. On peut parler d’épiphanie, voire de hiérophanie[2] : par l’atome, l’humanité accède au secret de la matière… cela fascine ! Les progrès qu’on en attend sont illimités.
Il va falloir attendre une dizaine d’années pour que l’industrie produise le premier kilowatt d’origine nucléaire. Malgré cette attente, la société est fascinée par cette espérance de renouveau.
[1] Méliorisme est une doctrine philosophique fondée sur l’amélioration possible du monde
[2] Hiérophanie désigne une manifestation du sacré
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