« L’Europe figure parmi nos partenaires clés »
Homme de droit, Kirill Komarov est le n° 2 du géant nucléaire russe Rosatom. À 44 ans, ce natif de Saint-Pétersbourg, qui a rejoint en 2006 le consortium Atomenergoprom, entité de Rosatom, est depuis 2015 en charge du développement international du premier exportateur mondial de technologies nucléaires.
Comment expliquez-vous le succès de Rosatom à l’export ?
Kirill Komarov – Le succès de Rosatom à l’export est lié à plusieurs facteurs. Tout d’abord, Rosatom est une entreprise intégrée capable d’offrir un ensemble de compétences à chaque étape des activités du nucléaire. C’est un peu un Orano-EDF-Framatome, avec une touche de CEA.
Nous disposons d’un avantage considérable sur le marché, les réacteurs de génération 3+ VVER-1200. Notre démarche est de n’exporter que les réacteurs déjà exploités en Russie. À Novovoronezh, une unité VVER-1200 de génération 3+ est déjà en service, et la deuxième vient de diverger sur le site Léningrad-II. Nous pouvons donc parler de technologie éprouvée et fiable.
Par ailleurs, Rosatom a su s’adapter aux spécificités du marché international. Notre modèle BOO (Build-Own-Operate) est apprécié par les pays primo-accédants qui cherchent un prix du kWh prédictible et compétitif. La construction de centrales nucléaires irrigue le tissu industriel. Selon nos estimations, 1 $ investi dans un projet de centrale de Rosatom génère 2 $ de revenus pour l’économie locale, plus environ 4,30 $ de revient au PIB national.
Autre facteur de succès : l’approche partenariale du Groupe. Rosatom va chercher les compétences au-delà de ses propres frontières, notamment auprès des entreprises françaises. Enfin, l’existence d’un programme national en Russie – qui souhaite donner plus de place au nucléaire dans sa production d’électricité – nous donne de la crédibilité vis-à-vis de nos clients étrangers.
Comment percevez-vous le marché nucléaire ?
K.K. – En Russie, le nucléaire est considéré comme une technologie de pointe et d’avenir. Dans certains pays d’Europe, notamment en Allemagne, on a vu un déclin programmé du nucléaire. Cette situation est loin d’être majoritaire : de nombreux pays ont conscience du rôle du nucléaire dans la réduction des émissions de CO2.
Les autres énergies ne sont soit pas suffisamment écologiques (énergies fossiles) soit pas suffisamment matures (énergies renouvelables) à cause de leur intermittence. Il faut donc continuer à investir dans les projets nucléaires.
Au-delà de l’Europe, l’énergie nucléaire est, avec le charbon, le seul moyen de produire une électricité compétitive compatible avec les besoins des pays en développement. Selon les estimations, la consommation mondiale d’énergie devrait croître de près de 40 % d’ici à 2040. Cette croissance ne pourra se faire sans une hausse du nucléaire dans le mix énergétique. Nous sommes convaincus que le développement du nucléaire dans le monde va s’accélérer, en particulier dans les pays émergents.
Concernant les types de réacteurs, cela dépend beaucoup des marchés. Mais globalement le marché sera dominé par les réacteurs à eau de nouvelle génération III+. Et Rosatom est pour l’instant le seul à avoir mis en service un réacteur de génération III+.
Comment percevez-vous le marché chinois ?
K.K. – La Chine est devenue un acteur incontournable du nucléaire. Pour soutenir sa croissance économique, le pays a besoin d’une quantité importante d’électricité.
Rosatom vient tout juste de terminer la construction de la troisième unité de la centrale Tianwan. C’est une centrale qui est importante pour nous : les unités VVER de cette centrale sont les premières à avoir été équipées d’un récupérateur de corium, dispositif similaire à celui qui équipe les réacteurs EPR. Nous avons passé plusieurs contrats avec la Chine : pour la construction de réacteurs VVER et la fabrication de combustible nucléaire. Nous avons également contribué au développement du premier réacteur à neutrons rapides en Chine, et étudions des projets de SMR, particulièrement adaptés à certains marchés de niche en Chine.
Quelles sont vos ambitions en Europe ?
K.K. – L’industrie nucléaire est en train de vivre une transformation équivalente à celle qu’a connue l’industrie aéronautique il y a quelques décennies, à savoir : une séparation accrue des métiers de fabrication des différents équipements et composants, et ceux de la conception-intégration de l’ensemble de la centrale. Cette tendance influence notre stratégie en Europe.
L’Europe figure parmi les partenaires clés de Rosatom. L’Union européenne est le premier marché à l’exportation pour Rosatom. Nous envisageons d’élargir notre coopération.
Les entreprises européennes, notamment françaises, sont particulièrement impliquées dans les projets de Rosatom pour la fourniture de gros composants comme le contrôle-commande (Framatome, Rolls-Royce et Schneider Electric) ou les turbines (Alstom/GEAST). Il s’agit de contrats de plusieurs centaines de millions d’euros pour chaque unité, et encore plus pour les projets que Rosatom développe dans les pays européens.
Je tiens ici à souligner que la part de la technologie française dans les nouveaux projets de construction de Rosatom à l’export représente jusqu’à 1 milliard d’euros pour chaque unité. Potentiellement, cela peut générer des dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaires pour les sociétés françaises et européennes et des bénéfices pour nos clients et pour nous-mêmes.
Au-delà des relations commerciales, nous souhaitons élargir notre coopération avec l’Europe en matière de recherche et d’innovations afin de développer des nouvelles technologies du nucléaire.
Et en France ?
K.K. – La France est un pays particulier pour nous. Et pas seulement du point de vue de la culture technologique, dont nous sommes très proches. C’est aussi et surtout le pays européen avec lequel nous comptons le plus de partenariats, et des plus anciens. Je les ai mentionnés : les sociétés françaises équipent nos projets avec les composants clés comme le contrôle-commande, la turbine, etc.
Nous contribuons aux programmes de R&D du CEA dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides. Nous disposons également de projets communs avec EDF, avec qui nous avons créé un consortium pour la réalisation des travaux de prolongement de la durée d’exploitation de l’unité 5 de la centrale Kozloduy en Bulgarie. Rosatom développe des projets pilotes susceptibles d’apporter une véritable valeur ajoutée au programme Grand carénage. Il ne s’agit pas de très gros projets en terme financier, mais leur utilité pratique et leur valeur symbolique sont cruciales, car ils renforcent le développement de notre partenariat stratégique, et font avancer l’entreprise et l’ensemble de la filière. Ainsi, nous partageons avec EDF notre expérience réussie dans le domaine de la digitalisation, acquise par notre filiale ASE EC en coopération avec la société française Dassault Système.
Quel regard portez-vous sur la politique énergétique française ?
K.K. – Elle nous inspire beaucoup de respect. Elle a toujours été pragmatique et tournée vers l’intérêt du consommateur. La France, qui possède peu de matières premières, a su développer ses technologies pour se doter d’une politique énergétique non seulement indépendante, mais exportatrice, à des prix compétitifs. Aujourd’hui, malgré une orientation vers les nouvelles sources d’énergie, la France ne prend pas de décisions hâtives. De ce que nous observons, la France a conscience du rôle indispensable que joue le nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique et le maintien de son indépendance énergétique.