Pierre Jahan au coeur du CEA : l’art de photographier l’atome - Sfen

Pierre Jahan au coeur du CEA : l’art de photographier l’atome

Photographe surréaliste et pionnier de la communication industrielle, Pierre Jahan a posé son regard singulier sur l’aventure atomique française. Ses clichés, à la frontière du documentaire et du fantastique, révèlent autant les installations que les hommes, témoins d’une époque où le nucléaire se construisait comme promesse de progrès et de modernité.

Pierre Jahan (1909-2003) est un artiste, reporter, photographe et illustrateur de renom, rattaché à la veine surréaliste. Connu pour avoir illustré des textes de Jean Cocteau, réalisé des dizaines d’expositions, aussi bien de photographies que de peintures, pour avoir été un précurseur de la photographie publicitaire et pour son activité prolifique en matière d’illustration de supports variés (ouvrages, revues, guides touristiques et architecturaux, etc.), son travail fait l’objet d’expositions régulières en France et dans le monde.

Une part importante de l’activité de Pierre Jahan, peut-être la moins connue, est consacrée à la production de reportages industriels, réalisés aussi bien sur les chaînes de montage de Renault que dans les entreprises laitières, les chantiers navals, chez Air Liquide et, bien sûr, au CEA. À partir de 1956, il devient même son photographe attitré.

Nous sommes alors aux grandes heures du nucléaire, perçu comme une voie d’avenir et de progrès. La communication constitue déjà un outil stratégique, et les brochures du CEA sont nombreuses à s’illustrer de ses clichés. Pierre Jahan immortalise – ou met en scène – de nombreuses installations, pour certaines tombées dans l’oubli ou en cours de démantèlement, sur différents centres du CEA dont certains n’existent plus ou ont changé de vocation. « Je fus, d’un centre atomique à l’autre, l’écouteur et l’oeil attentif de tous les directeurs de centre et autres ingénieurs qui eurent la patience de me guider dans ces hauts lieux de la science1 », explique-t-il. Ses photographies, parfois à la limite de l’étrange, montrent les « atomistes » au travail, posant devant des installations insolites et dans des tenues semblant renvoyer tout à la fois à l’artisanat et la science-fiction. Selon ses propres mots : « Grâce aux optiques modernes et à leurs adjuvants, j’ai pu mêler à l’austérité de la photo industrielle ce petit grain de fantastique qui atténue heureusement la rigueur du cliché documentaire ».

De cette collaboration avec le CEA, Jahan a gardé une excellente expérience, affirmant n’avoir « aucun souvenir de désaccord » et déclarant que « jamais je ne me suis senti aussi libre que lors de mes reportages industriels ». Il ne se lassera jamais de travailler pour ce client, le plus fidèle de tous à ses yeux.

Nous proposons ici une plongée dans quelques clichés de Pierre Jahan issus des fonds d’archives du CEA, témoins des installations des années 1950 à 1980.

Octobre 1956
Lors de la mise en service du réacteur nucléaire G1 au CEA de Marcoule, des opérateurs sont photographiés dans la salle de commande, aujourd’hui disparue. C’est d’ici que l’on pilote le réacteur à uranium naturel (non enrichi), modéré au graphite – d’où la lettre G – et refroidi à l’air atmosphérique. Après les installations de recherche du CEA Fontenay-aux-Roses et de Saclay, le centre de production de plutonium de Marcoule2, comprenant réacteurs et usines d’extraction du plutonium, marque l’entrée du CEA dans l’ère industrielle et militaire. Le réacteur G1 produit à la fois du plutonium destiné à la bombe nucléaire et aux futurs surgénérateurs, et les tout premiers kilowattheures d’électricité d’origine nucléaire. Il sera définitivement arrêté en 1968.

Photo © Pierre Jahan – Objectif. Marval GF, 1994

Mai 1957

Mise à feu (creusement à l’explosif) d’un front de galerie dans la mine d’uranium de Saint-Priest-la-Prugne (Loire). Le mineur spécialisé, appelé « boutefeu », charge et déclenche les explosifs. Le site appartient à la Division minière du Forez et est mentionné comme le site des Bois Noirs Limouzat. La mine est exploitée à ciel ouvert et par des galeries souterraines (puits de 440 mètres) entre 1955 et 1980, d’abord sous l’égide du CEA, puis de la Cogema (Compagnie générale des matières atomiques). Une usine de traitement de l’uranium y était également implantée, avec une capacité de 180 000 tonnes de minerai par an. Ce site figure parmi les quelques 250 mines d’uranium exploitées en France métropolitaine entre l’après-guerre et 20013.

Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J0123

Novembre 1960 

Fûts de boues issues du traitement d’effluents radioactifs à la Station de traitement des effluents liquides (Stel) de Marcoule. Dès les débuts de Marcoule, les effluents radioactifs générés par le procédé d’extraction du plutonium ont été traités à la Stel par un procédé de décontamination (coprécipitation puis décantation et filtration) permettant de rejeter au Rhône les eaux claires. Initialement conditionnées en fûts, les boues générées ont ensuite été enrobées dans du bitume, matériau inerte, et entreposées dans des casemates semi-enterrées. Si environ 30 000 de ces fûts de boue ont fait l’objet en 1967 d’une immersion expérimentale internationale en mer sous l’égide de l’Agence européenne pour l’énergie nucléaire (Enea)4, environ 52 000 colis sont entreposés dans les casemates de Marcoule, et font actuellement l’objet d’opérations de reprise. Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J0426

Juin 1961

Ouverture de la porte blindée d’une cellule du laboratoire de très haute activité du CEA Grenoble. Ces cellules permettaient de manipuler, analyser et conditionner des matières fortement radioactives (combustible irradié, déchets de haute activité, échantillons de recherche irradiés) dans des enceintes blindées. Elles complétaient les réacteurs de recherche présents sur le site (Mélusine, Siloé, Siloette) aux côtés des accélérateurs. Ces cellules furent ensuite intégrées à l’installation baptisée Laboratoire d’analyse des matériaux actifs (Lama, INB 61). Dans les années 2000, le LAMA a fait l’objet d’opérations d’assainissement et de démantèlement dans le cadre du projet « Passage » de dénucléarisation du site du CEA Grenoble. L’installation a été déclassée en 2017, et abrite aujourd’hui un espace muséographique qui raconte l’histoire du centre CEA de Grenoble. Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J0490

Février 1965

Un ouvrier dans l’atelier de calciothermie du site du CEA Malvési (aujourd’hui Orano Malvési). Cette étape de la fabrication du combustible nucléaire, très exothermique (UF₄ + 2Ca = U + 2CaF2 + 140 KCal), consiste à réduire l’UF₄ (tétrafluorure d’uranium) par le calcium afin d’obtenir des lingots d’uranium naturel sous forme métallique, utilisables dans les réacteurs de la filière uranium naturel-graphite-gaz (UNGG). Sur la photo, l’opérateur pilote le poste d’écroutage mécanique des billettes d’uranium métal. Inaugurée en 1959, l’usine de Malvési a complété puis succédé à celle du Bouchet (Île-de-France). La production d’uranium métal a décliné avec l’abandon de la filière UNGG dans les années 1970, mais le site a poursuivi ses activités. Aujourd’hui encore, il fonctionne comme usine de raffinage et de conversion du yellowcake (concentré de minerai d’uranium) en UF₄, destiné ensuite à être converti et enrichi dans les usines d’Orano à Pierrelatte. Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J0876

Novembre 1970

Manutention de la cuve principale de Phénix, prototype de réacteur nucléaire à neutrons rapides (RNR) refroidi au sodium, en construction sur le site du CEA Marcoule. Cette cuve, de 12 mètres de diamètre et 10 mètres de haut, est destinée à accueillir les principaux composants du circuit primaire (coeur du réacteur, pompes et échangeurs de chaleur). Elle sera ensuite introduite dans une cuve encore plus imposante, la cuve d’enceinte primaire. Phénix, d’une puissance électrique de 250 MWe, représentait une étape intermédiaire entre Rapsodie (prototype expérimental de 24 MWth, 1967-1983) et Superphénix (réacteur de 1240 MWe, 1984-1998). Démarré en 1973, Phénix a été exploité jusqu’en 2010 et est en cours de démantèlement. Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J1585

Août 1972

Un agent du CEA au travail sur le premier tokamak français à Fontenay-aux-Roses (TFR) lors de sa construction. Les recherches sur la fusion contrôlée débutent dès 1957 à Fontenay-aux-Roses avec le Tore TA 2000. En mars 1973, le TFR entre en service et reste, pendant trois ans, le plus performant au monde. Cependant, les installations nécessaires à la fusion devenant de plus en plus volumineuses, ces recherches sont transférées en 1985 sur le site de Cadarache. Le tokamak Tore Supra, mis en service à Cadarache en 1988, succède au TFR. Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J1839

 


1. Jahan, Pierre, Objectif, Paris, éditions Marval, 1994.
2. Cette photographie, ainsi que d’autres de Pierre Jahan, illustre le livret « Centre de production de plutonium de Marcoule », de décembre 1962.
3. Cf. « L’industrie minière de l’uranium », brochure CEA de 1961 (photos de Pierre Jahan).
4. Opération d’évacuation de déchets radioactifs dans l’océan Atlantique, 1967. Rapport AEN-OCDE.

Par Michaël Mangeon, docteur en Sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS), Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques, Laurent Coudouneau, ingénieur en Sûreté nucléaire au CEA.

Photo : Archives historiques CEA © Pierre Jahan – J0426

Article à retrouver dans la Revue Générale Nucléaire, RGN#3 2025.