Le nucléaire français avant la pile Zoé
Bien avant l’allumage de la première pile atomique française Zoé en 1948, c’est une aventure scientifique passionnante et pleine de rebondissements qui s’est jouée en France. Une aventure dans laquelle des femmes physiciennes jouent un rôle déterminant. De la quête des neutrons à la compréhension de la fission, en passant par les travaux pionniers des Joliot-Curie et de leurs équipes, la France a été un acteur clé de la préhistoire du nucléaire. Et tout cela à un moment où le monde bascule dans la guerre.
À l’orée des années 1930, un signe précurseur de l’existence du neutron se fait jour lorsque deux physiciens allemands, Walther Bothe et Herbert Becker, détectent un rayonnement extrêmement pénétrant et non identifié jusque-là dans certaines expériences de bombardement du béryllium par des particules alpha. À leur suite, le couple de physiciens français Frédéric Joliot et Irène Joliot-Curie reprend ces expériences sous une autre forme, sans arriver cependant à percer entièrement le mystère de ces étranges « rayonnements » et manquant en fait de très peu la découverte du neutron que réalisera finalement le physicien anglais James Chadwick au début de l’année 1932.
Enrico Fermi : « le Pape »
Peu après cette découverte majeure, le brillantissime physicien italien Enrico Fermi (surnommé « Le Pape ») utilise le neutron comme projectile pour bombarder des noyaux atomiques. Une des idées de Fermi est alors de venir percuter l’uranium, le plus gros des noyaux atomiques présents dans la nature, fort de ses 92 protons, pour créer de nouveaux éléments artificiels plus lourds encore.
Lors de ses premières expériences en 1934, Fermi est cependant très étonné de constater qu’il obtient en fait un véritable fatras d’éléments chimiques divers, qu’il suppose quand même être les « transuraniens » qu’il recherche. Pourtant, une chimiste allemande, Ida Noddack, émet l’hypothèse hardie que le noyau d’uranium pourrait avoir été brisé en plusieurs morceaux à la suite de la collision avec le neutron. Son idée est considérée comme trop exotique car les physiciens nucléaires de l’époque considèrent qu’un tel processus est pratiquement impossible. De son côté, Fermi persiste dans la conviction d’avoir trouvé des éléments artificiels plus lourds que l’uranium.
Un jour d’octobre 1934, Fermi et son équipe sont intrigués par un curieux phénomène : un même montage expérimental comprenant une source de neutrons et une cible, conduisait à l’observation d’une radioactivité induite beaucoup plus importante quand le montage était posé sur une table en bois épais que sur les paillasses de chimie en marbre. Fermi eut alors une intuition de génie : il installa un filtre de paraffine (une substance hydrogénée) entre la source et la cible et constata la même augmentation de radioactivité. Comme toujours, « le Pape » interpréta rapidement le phénomène : les neutrons, perdant de la vitesse par chocs élastiques en traversant la paraffine, voyaient leur probabilité d’interaction avec les noyaux atomiques de la cible considérablement augmenter.
Le « Curiosium »
Cet imbroglio sur les expériences du bombardement de l’uranium par des neutrons allait perdurer pendant plus de quatre années au cours desquelles deux autres équipes indépendantes allaient s’évertuer à percer le mystère. Une équipe allemande, travaillant à l’institut Kaiser-Wilhelm à Berlin sous la conduite du physicien et chimiste Otto Hahn, aidé par sa collaboratrice autrichienne Lise Meitner et par un autre chimiste allemand, Fritz Strassmann ; et un petit groupe d’éminents physiciens du Collège de France sous la direction de Frédéric Joliot, avec sa femme Irène Curie, elle-même fille de Pierre et Marie Curie. Dans l’équipe, on mentionnera les présences de Lew Kowarski, qui étudie le comportement de divers éléments sous flux neutronique et d’Hans von Halban, brillant physicien d’origine autrichienne.
Pendant que l’équipe allemande s’obstine à interpréter la « purée » d’éléments divers identifiés dans ces expériences comme un mélange de transuraniens, l’équipe française soutient au contraire avoir identifié un élément aux propriétés proches du lanthane (considéré finalement comme un élément dérivé du thorium). L’équipe allemande refuse cette hypothèse et rebaptise ironiquement cet élément le « Curiosium ». Mais ces réticences ne découragent pas Irène Curie qui poursuit ses investigations. Peu à peu, elle identifie un autre élément dont les propriétés chimiques sont très proches de celles du baryum, lui aussi situé au milieu de la classification périodique des éléments. Ce constat plonge tout de même les Joliot-Curie dans une grande perplexité : eux aussi se demandent comment l’addition d’un seul neutron au noyau d’uranium peut engendrer autant d’éléments nouveaux. De son côté, l’équipe allemande obtient en 1938 de nouveaux résultats expérimentaux qui obligent Otto Hahn à reconnaître un peu à contrecoeur que l’un des éléments obtenus par bombardement de l’uranium par des neutrons, a bien des propriétés analogues à celles du baryum.
Finalement, ce sera la physicienne Lise Meitner, sollicitée par Otto Hahn, qui livrera la clé de l’énigme dans les derniers jours de décembre 1939. D’origine juive, elle s’était réfugiée en Suède pour rejoindre son neveu, Otto Frisch, en juillet 1938, à la suite de l’Anschluss. Comme Ida Noddack avant elle, elle émet l’hypothèse audacieuse de la cassure du noyau d’uranium dans une lettre envoyée à Otto Hahn du 21 décembre 1938, reprenant le modèle de la « goutte liquide » développé par Niels Bohr. Le neutron, en percutant le noyau, le rend instable ; celui-ci s’allonge, se déforme, puis éclate en deux fragments, violemment repoussés l’un par l’autre. Ce phénomène, qu’ils nomment « fission », libère une énorme quantité d’énergie. Lise Meitner envoie alors une nouvelle lettre à Otto Hahn, qui l’avait presque supplié de lui fournir une explication de ce qu’il observait expérimentalement. Dans cette missive datée du premier janvier 1939, elle écrit une phrase décisive : « Il est énergétiquement possible pour un noyau lourd de se désintégrer ».
Otto Hahn publie un article le 6 janvier 1939 dans lequel il évoque cette possibilité, mais c’est le 16 janvier que Meitner et Frisch dictent au téléphone à la revue Nature une lettre qui ne sera publiée en fait que le 11 février 1939. Ce même jour, Fréderic Joliot et Irène Curie prennent connaissance de l’article de Hahn du 6 janvier, Irène s’exclamant « Que nous avons été stupides ! ». Les Joliot-Curie, de nouveau, furent très proches d’aboutir à cette découverte, mais, comme pour celle du neutron, ils ont été « coiffés sur le poteau ». La suite leur permettra de se rattraper. En effet, l’équipe du Collège de France réalisera bientôt une expérience montrant la production de neutrons lors de la fission du noyau d’uranium, démontrant ainsi la possibilité de produire des réactions nucléaires en chaîne. De surcroît, Joliot se rend compte que la fission doit libérer une énorme quantité d’énergie liée à la perte de masse se produisant au cours du processus, en vertu de la célèbre formule d’équivalence entre masse et énergie établie par Albert Einstein, E=mc2.
Le brevet fondateur de l’énergie nucléaire
Dans le sillage de ces découvertes, Joliot, Kowarski et Halban déposent une demande de brevet le 1er mai 1939, intitulé « Dispositif de production d’énergie ». Dans ce texte mémorable, on trouve tous les principes physiques sur lesquels sont conçus les réacteurs nucléaires, avec notamment la nécessité de ralentir les neutrons issus des fissions pour accroître les chances qu’ils puissent provoquer de nouvelles fissions. Pour ce faire, les physiciens proposent de mélanger l’uranium à un élément aussi léger que possible sur lequel les neutrons puissent rebondir comme des boules de billard et perdre ainsi progressivement leur vitesse par chocs successifs sur les noyaux atomiques de cet élément léger. Ils citent explicitement le carbone, le deutérium et l’hydrogène comme candidats possible à ce rôle. Chacun d’eux sera à l’origine d’une des trois grandes filières de réacteurs nucléaires développées dans le monde : les réacteurs à graphite, les réacteurs à eau lourde et enfin les réacteurs à eau légère. Carton plein !
Cela étant, aucun bénéfice ne sera récolté à partir de ces brevets dont le « secret » ne sera levé qu’en 1951. En fait, ces brevets provoquèrent un imbroglio juridique dont l’État français n’est jamais sorti. Pourtant, les revendications liées à la propriété intellectuelle s’éterniseront pendant des années, mais elles finiront par se perdre dans un labyrinthe juridique qui n’aura pas d’issue.
Dans le sillage du dépôt des trois premiers brevets de mai 1939, Joliot sera l’instigateur de nombreuses initiatives destinées à se procurer des quantités importantes d’uranium, en négociant notamment avec « l’Union minière de Haut-Katanga » un approvisionnement exclusif d’uranium, qui se concrétisera par la livraison de huit tonnes d’oxyde d’uranium (cinq tonnes fin mai 1939 et trois tonnes en mars 1940). Au milieu de cette année 1939, l’équipe française réalisera en outre des expériences destinées à étudier la réaction en chaîne dans une sphère d’oxyde d’uranium « humide » de 50 cm de diamètre et publiera ses résultats dans le Journal de Physique et le Radium, en octobre 1939. Ce sera leur dernière publication, l’entrée en guerre avec l’Allemagne, le 3 septembre 1939, mettant fin à leurs recherches. Ils déposent cependant à l’Académie des sciences une note sous pli scellé le 30 octobre, intitulée « Sur la possibilité de produire dans un milieu uranifère des réactions en chaîne illimitées ». Joliot et ses collègues y établissent clairement la possibilité d’une réaction en chaîne dans l’uranium. Cette lettre ne sera révélée qu’en 19492.
Pendant « la drôle de guerre », Joliot et son équipe poursuivent leurs investigations sur la réaction en chaîne, mais leurs résultats ne sont plus publiés et ils sont déposés sous pli cacheté à l’Académie des sciences. Ils établissent notamment le fait que pour obtenir une réaction en chaîne divergente, modérateur et uranium doivent être séparés pour former un dispositif hétérogène et constatent également que l’hydrogène capture trop les neutrons et qu’il est donc préférable d’utiliser du deutérium comme modérateur. Pour ce faire, il leur faut obtenir de l’eau lourde, laquelle n’est préparée à l’époque qu’à Rjukan, en Norvège.
La « bataille de l’eau lourde3 »
Alerté par les services d’espionnage anglais de l’intérêt soudain des Allemands pour l’eau lourde, le gouvernement français réussira au début de l’année 1940 à se faire « prêter » gratuitement la totalité de ce stock, soit 185,5 kilos. Cette opération sera réalisée dans le plus grand secret et au prix d’une rocambolesque aventure, digne d’un roman d’espionnage, au cours de laquelle les bidons d’eau lourde transiteront par Londres avant d’y revenir quelques mois plus tard.
L’équipe française, munie de ces précieuses matières (uranium et eau lourde) et des connaissances qu’elle a acquises, s’engage dans les préparatifs destinés à réaliser un dispositif permettant d’entretenir une réaction en chaîne. L’invasion allemande interrompt cet objectif, qui était alors à portée de main. Heureusement, grâce à un remarquable sens de l’anticipation du ministre de l’Armement Raoul Dautry, les huit tonnes d’oxyde d’uranium récupérées par Joliot sont préventivement expédiées au Maroc et stockées dans le plus grand secret dans une mine de phosphate désaffectée, où ils demeureront toute la guerre. Une autre partie (9 tonnes d’oxyde d’uranium) restera enfermée dans un wagon que l’on retrouvera au Havre à la Libération. Quant à l’eau lourde, elle sera d’abord transportée en voiture à Riom, dans le Massif central, quelques semaines avant l’invasion de la France par les troupes allemandes, et entreposée à la Maison centrale, dans la cellule des criminels dangereux. Les précieux bidons sont ensuite transférés à Clermont-Ferrand, dans la chambre forte de la Banque de France. Les Joliot vont alors se rendre à Clermont- Ferrand pour y installer un laboratoire de fortune dans la villa louée par Halban, avec leur inséparable collègue Kowarski.
Ils n’y furent entreposés que peu de temps, car l’ennemi approchait : Paris avait été déclarée « ville ouverte » le 14 juin 1940 et l’invasion allemande progressait comme une marée. C’est pourquoi, à la demande de Frédéric Joliot, les bidons sont transférés à Bordeaux, Halban et Kowarski les convoyant à bord du bateau charbonnier britannique Broompark, qui lève l’ancre sous les premières bombes allemandes en direction de l’Angleterre (les bidons ayant été fixés sur des palettes flottantes pour permettre leur récupération au cas où le navire serait coulé). Halban et Kowarski sont porteurs d’un ordre de mission antidaté du ministre de l’Armement démissionnaire Raoul Dautry, spécifiant « qu’ils sont chargés de poursuivre en Angleterre les recherches entreprises au Collège de France et sur lesquelles sera observé un secret absolu ». Nous sommes le 18 juin 1940 !
Arrivés en Angleterre, les bidons d’eau lourde « repasseront » à Londres puis seront abrités dans les caves du château de Windsor avant d’être enfin transférés au fameux laboratoire Cavendish à Cambridge où Halban et Kowarski, très bien accueillis, s’établiront pour y poursuivre leurs recherches. Ils présentent un « état des lieux » de leurs travaux, celui-ci se terminant par les phrases suivantes : « Deux voies sont préconisées pour la production d’énergie : la méthode des neutrons lents avec un petit enrichissement en uranium 235, ou l’espoir que la capture de neutrons par l’uranium 238 conduise en fin de compte à un nouveau noyau fissile ». Ces informations révèlent que les physiciens français étaient bien sur le point de domestiquer l’énergie nucléaire, et cela un an avant la construction du premier réacteur, aux États-Unis, par Enrico Fermi. En décembre 1940, Halban et Kowarski démontreront de façon formelle qu’une réaction en chaîne auto-entretenue peut être déclenchée dans un mélange d’eau lourde et d’uranium naturel réunis en quantité suffisante. Ils réalisent pour cela des expériences avec une sphère en aluminium de 60 cm de diamètre contenant une poudre d’oxyde d’uranium en suspension dans de l’eau lourde. Sur ce point, ils devancent de près d’un an leurs rivaux américains.
Mais la situation se dégrade sur le plan militaire : Adolf Hitler s’est rendu maître d’une grande partie de l’Europe et il se prépare à envahir l’Angleterre. Dès lors, il devient imprudent de garder les experts de l’énergie nucléaire sur le Vieux Continent. Le Canada, en raison de son statut dans l’axe britannique et de sa situation géopolitique très favorable, est un choix logique pour le transfert des scientifiques travaillant dans le domaine du nucléaire, surtout militaire, et des équipements ou matières sensibles. C’est ainsi que les 26 bidons d’eau lourde français sont transférés en septembre 1942 puis, en février 1943, tous les appareils et équipements du laboratoire de Cambridge. S’agissant des personnels, un premier contingent de huit scientifiques rallie Montréal fin 1942, dont trois Français : Bertrand Goldschmidt, Pierre Auger4, et Hans von Halban qui dirigera le nouveau laboratoire de Montréal. Lew Kowarski ne part au Canada qu’au début de l’année 1944, mais il va apporter une contribution majeure en dirigeant la conception puis la construction du premier réacteur nucléaire situé hors des États-Unis, le réacteur à eau lourde ZEEP, qui divergera le 5 septembre 1945.
ZOÉ : « Zéro oxyde énergie »
À la Libération, en août 1944, Joliot est nommé directeur général du CNRS. Il apprend peu à peu ce qui a été réalisé aux États-Unis pendant la guerre, et notamment la mise en route, en décembre 1942, de la première « pile atomique » à Chicago, sous la direction de Fermi. En France, l’idée d’un organisme spécialement consacré à l’énergie « atomique » se fait jour de sorte que de Gaulle fait adopter, en octobre 1945, l’ordonnance créant le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Le 3 janvier 1946, avant son départ du gouvernement, il nomme Frédéric Joliot au poste de haut-commissaire et Raoul Dautry administrateur général. Ils lancent aussitôt la construction d’une « pile » à uranium et eau lourde, sous la conduite de Lew Kowarski de retour du Canada qui apporte toutes ses précieuses connaissances. Son nom de baptême ? ZOÉ (pour puissance Zéro, Oxyde d’uranium et Eau lourde). Elle est construite au fort de Châtillon à Fontenay-aux-Roses. L’uranium rapatrié du Maroc et récupéré dans le wagon au Havre est traité à l’usine du Bouchet, au sud de Paris. Le 15 décembre 1948, ZOÉ entre en fonctionnement. Avec ce réacteur, la France rejoint le club restreint des pays maîtrisant la technologie nucléaire que sont les États-Unis, l’URSS, le Canada et la Grande-Bretagne.
1. Note de l’auteur : la France, historiquement, a été le pays le plus impliqué dans « l’aventure atomique ». Cette expression, qui a été utilisée par Bertrand Goldschmidt dans son livre éponyme, dépeint parfaitement le caractère historique et international de l’ensemble du problème atomique, une véritable épopée de l’aventure industrielle et scientifique moderne.
2. Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, tome 229, p. 909-914.
3. Titre d’un film consacré aux opérations militaires successives menées par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale afin de détruire une usine productrice d’eau lourde en Norvège, dans le cadre de la course à la bombe.
4. Ces deux scientifiques ainsi que Jules Guéron, chimiste français arrivé à Montréal en janvier 1943, sollicitèrent un entretien avec le Général de Gaulle lors de son passage à Ottawa, le 11 juillet 1944. Au cours de cette rencontre qui ne dura que trois minutes, ils lui révélèrent les perspectives ouvertes par la fission et surtout le projet de mise au point d’une bombe atomique, dont ils estimaient le succès « quasi certain ». Pour clore ce bref entretien, de Gaulle déclara simplement : « Merci, messieurs, j’ai très bien compris de quoi il s’agit ». Effectivement, de Gaulle saura se souvenir de ces informations.