1/11 – « Le numérique contribue à la maîtrise des couts, des délais et des risques »
Entretien avec Corinne Spilios, directrice de la performance chez Orano et présidente de la Commission numérique du Gifen
Pour réussir le défi de la « continuité numérique », le Gifen organise la filière nucléaire pour que le numérique devienne systémique et réunisse l’ensemble des acteurs dans une démarche commune.
La transition numérique est essentielle pour l’industrie. En quoi est-ce un défi spécifique pour l’industrie nucléaire ?
Corinne Spilios : Le numérique est un levier majeur pour accroître la performance et l’attractivité de la filière nucléaire de la conception jusqu’au démantèlement. Il s’agit, d’une part, de maîtriser nos engagements, en termes de délais et de coûts de conception, sur nos grands projets nucléaires (EPR 2, SMR, grand carénage, Sizewell C, NCPF1, etc.) et, d’autre part, d’accroître la disponibilité et la durabilité des installations existantes. Par ailleurs, cela permet de conserver le plus haut niveau de sûreté et de qualité dans toutes nos activités et de moderniser nos métiers en digitalisant les parcours de collaborateurs et des intervenants.
La gestion de la complexité, les temps longs et par conséquent le volume d’information généré représentent les principales spécificités du nucléaire. Une installation nucléaire est en effet un système complexe lié à une multitude d’acteurs aux disciplines et aux réglementations diverses. Un réacteur nucléaire, c’est 500 000 composants électriques, mécaniques et de contrôle-commande, 50 bâtiments, plus de 3 000 partenaires et sous-traitants. Au final, les schémas mécaniques, les modélisations 3D, les rapports et autres éléments représentent plus de 100 millions de données.
Le nucléaire est-il en retard sur la question du numérique ?
C. S. : Non, ce constat de la nécessité de la transition numérique et du besoin de continuité entre les acteurs n’est pas nouveau. De nombreuses technologies sont déjà déployées au sein des entreprises du secteur et continuent de faire l’objet d’investissements conséquents en réponse aux enjeux de productivité, de qualité et de sûreté.
On peut citer quelques travaux déjà bien engagés : la modélisation, avec des outils de CAO2 qui existent dans la filière depuis les années 1980 ; l’étude des phénomènes neutroniques qui utilise des codes de calculs très avancés ; des simulateurs de conduite de réacteurs nucléaires et plus généralement d’installations nucléaires qui emploient d’ores et déjà la réalité virtuelle et la réalité augmentée pour la formation des opérateurs, afin de favoriser l’immersion ; la vérification de la conformité des constructions réalisée par des comparaisons entre des scans lasers des chantiers et des maquettes numériques, etc. On peut également citer l’adoption en cours des démarches de PLM (Product Lifecycle Management) et de l’IOT (Internet Of Things) jusqu’à la mise en place de véritables jumeaux numériques des installations comme des équipements qui la composent.
Quels sont les bénéfices attendus de la continuité numérique ?
C. S. : Comme on l’a vu, le numérique contribue à la maîtrise des coûts, des délais et des risques inhérents à une filière très capitalistique et fortement concurrentielle sur les marchés internationaux. Mais le renforcement des usages du numérique doit prendre un virage systémique pour la filière. Raisonner à cette échelle permet une optimisation transverse. L’idée est de mettre en place une dynamique collective au service de la performance d’ensemble, renforçant l’efficacité de chacun et la collaboration sur l’ensemble de la chaîne de valeur : ingénieries, exploitants, fabricants, installateurs, constructeurs, entreprises de maintenance et de services, organismes réglementaires (dont l’ASN et l’IRSN) et de certifications.
Le numérique devient alors un facteur différenciant pour la compétitivité de la filière, indispensable pour la pérennité de ses activités, pour le renouvellement des installations de ses entreprises et vis-à-vis de la concurrence intense de la Chine, de la Russie et des États-Unis sur les marchés internationaux. Par ailleurs, la structuration numérique de la filière représente également une opportunité pour attirer les talents, en particulier les nouvelles générations, et pour renforcer l’attractivité vis-à-vis des fournisseurs travaillant sur plusieurs filières industrielles.
Comment embarquer les grands donneurs d’ordre et le tissu des TPE, PME et ETI dans la même dynamique ?
C. S. : C’est un sujet important. Une des conditions de la réussite est d’investir à l’échelle de la filière en embarquant les intérêts de chaque partie prenante. Pour les TPE, PME et ETI, il s’agit de fluidifier les échanges avec les exploitants et donneurs d’ordre, de travailler avec des processus davantage standardisés et de bénéficier d’un environnement favorisant leurs productivités, leurs développements commerciaux et les innovations. Pour les grands donneurs d’ordre, il faut tirer le meilleur parti de la valeur et de l’innovation du tissu industriel, pérenniser et développer ce dernier pour in fine maîtriser ces projets et appareils industriels en termes de coûts, de délais et de risques.
Cela étant dit, il faut prendre en compte l’écart d’avancement, parfois très important, qui existe entre les industriels de la filière. Les grandes entreprises sont souvent très à la pointe sur les sujets numériques et ont développé des outils qui peuvent parfois paraître surdimensionnés par rapport aux besoins des PME. C’est pourquoi il est essentiel de mettre à la disposition de la filière des solutions pragmatiques, simples et dont le déploiement représente un effort économique soutenable. La Commission numérique du Gifen est justement financée par Bpifrance (via le plan Genesis) et les grands donneurs d’ordre pour permettre de déployer ces outils.
Comment le Gifen favorise-t-il concrètement cette transition à l’échelle de la filière ?
C. S. : Le Gifen permet l’émergence et la mise en oeuvre de projets numériques communs en garantissant une zone de confiance pour les industriels. Nous avons une double mission de définition de la stratégie et de coordination de projets. L’enjeu est de doter la filière de plateformes collaboratives qui structurent, simplifient et standardisent les processus entre les industriels. En parallèle de ces grands projets, la Commission numérique du Gifen crée un réseau d’industriels qui partagent leurs expériences, leur transformation, et leurs bonnes pratiques. Pour atteindre la pleine efficacité de ce programme, il faut une homogénéité de la culture numérique et la confiance des acteurs impliqués.
Quels sont les gains et les obstacles liés à la transition numérique en matière de sûreté et de cybersécurité ?
C. S. : Dès que l’on parle « d’entreprise étendue » ou de « plateforme partagée », l’aspect cybersécurité est essentiel pour se prémunir des risques associés : vol et destruction de données, espionnage industriel, malveillance, etc. C’est pourquoi chaque démarche de digitalisation s’accompagne d’une étude cybersécurité dont le canevas est sans cesse remis en question pour prendre en compte l’évolution des menaces. Pour être efficace, au-delà des aspects techniques, les dispositifs de cybersécurité doivent se reposer sur une gouvernance et une organisation claire. Le Gifen, en collaboration avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), accompagne ainsi le tissu industriel en diffusant les bonnes pratiques pour que la cybersécurité ne soit pas vue comme un obstacle à leur transition numérique.
Quant à la sûreté, elle est dans l’ADN de notre filière et est en permanence questionnée. Le numérique est un levier pour conserver le plus haut niveau de sûreté et de qualité. Il permet, entre autres, des simulations de plus en plus poussées pour valider les choix d’ingénierie, le couplage entre jumeaux numériques et installation physique pour aller vers une supervision en temps réel de l’installation et la généralisation de la maintenance prédictive via des objets connectés et l’intelligence artificielle.
Le Gifen a initié le programme Genesis. Quel est son objectif ?
C. S. : Le Gifen a obtenu de Bpifrance une participation du programme d’investissement d’avenir de cinq millions d’euros pour ce programme, dans le cadre de l’appel à projets « Mutualisation de moyens au service des filières et plateformes numériques de filières ». Sous l’impulsion des grands donneurs d’ordre de la filière – Andra, CEA, EDF, Framatome et Orano – le programme Genesis poursuit quatre objectifs majeurs. Premièrement, fédérer et mobiliser les industriels autour de rencontres récurrentes. Deuxièmement, accompagner les PME/ ETI sur des thématiques majeures comme la cybersécurité, le jumeau numérique ou encore la souveraineté. Troisièmement, orienter les travaux sur les normes et standards numériques et faciliter leur adoption. Quatrièmement, développer des services numériques notamment grâce à des plateformes collaboratives. La réussite de Genesis validera le concept de ces plateformes au sein de la filière sur des périmètres limités mais représentatifs et utiles.
Quelle sera la nature de ces plateformes numériques partagées ?
C. S. : Deux plateformes ont été déployées par EDF et soutenues par le Gifen. La première, ESPN digital, centralise et standardise l’évaluation de conformité des équipements soumis à la réglementation des équipements sous pression nucléaire pour les exploitants les fabricants et les organismes habilités de certification. La digitalisation du suivi des exigences du processus de fabrication des équipements, depuis la conception jusqu’à l’inspection en usine, permet des gains estimés de 20 % sur les coûts de certification de conformité et une plus grande maîtrise des plannings. Les autres donneurs d’ordre ont depuis rejoint la démarche en fonction de leurs besoins.
La plateforme ISIS, quant à elle, vise à simplifier et sécuriser les échanges de données entre l’exploitant du parc nucléaire et les entreprises d’ingénierie intervenant sur les modifications des centrales. Ce service permet d’augmenter la productivité pour plus d’une centaine d’entreprises !
- Nouvelle concentration des produits de fission.
- Conception assistée par ordinateur.