Zoé et la naissance de l’industrie nucléaire en France - Sfen

Zoé et la naissance de l’industrie nucléaire en France

Publié le 22 avril 2024 - Mis à jour le 24 avril 2024
  • CEA
  • Pile Zoé
  • Sciences nucléaires

Irène Joliot-Curie, Maurice Surdin et Francis Perrin au tableau de commandes à l’inauguration de la pile Zoé au fort de Châtillon, le 15 décembre 1948.

Après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki d’août 1945, le général de Gaulle se  laisse convaincre de lancer la France dans l’aventure atomique, malgré l’instabilité politique et l’état de délabrement industriel et économique du pays. Zoé, la première pile atomique française, diverge le 15 décembre 1948.

À sa création par ordonnance du général de Gaulle le 18 octobre 1945, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est doté d’une dyarchie composée d’un administrateur général avec le titre de délégué du gouvernement (Raoul Dautry alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme du gouvernement provisoire) et d’un haut-commissaire à l’énergie  atomique (Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de chimie pour la découverte de la radioactivité artificielle et directeur du CNRS). L’ambition est de mettre au service des scientifiques les avantages d’une administration d’État tout en leur laissant la plus grande liberté d’action possible.

À ses débuts, les décisions et grandes orientations du CEA, qui compte alors 12 personnes installées dans un immeuble de l’avenue Foch, sont prises par un comité à l’énergie atomique formé à parts égales d’administrateurs et de scientifiques. Néanmoins, ce comité se transforme rapidement en simple chambre d’enregistrement des décisions prises par un autre comité, le comité scientifique, créé en janvier 1946 autour des « atomistes » les plus prestigieux1 : le couple Irène et Frédéric Joliot-Curie, Francis Perrin (physicien qui a travaillé avec eux deux avant-guerre) ainsi que Lew Kowarski, Pierre Auger, Jules Guéron et Bertrand Goldschmidt qui ont participé au programme nucléaire anglo-canadien pendant la guerre. À eux sept, entre 1946 et 1950, ils décident et tracent l’ensemble des directives de développement du CEA sur la totalité des opérations qui se déroulent « entre la mine d’uranium et la pile2 ».

Après le départ du général de Gaulle en 1946, les gouvernements successifs de la nouvelle IVe République se concentrent sur la reconstruction du pays et se désintéressent quelques peu du CEA3. Malgré l’existence d’une mention à la « Défense nationale » dans son ordonnance de création, ainsi que la présence d’un général de l’armée dans son comité de l’énergie atomique, le CEA, et à travers lui la France, affiche officiellement ne pas  s’intéresser aux usages militaires de l’atome. Cette position est pragmatique : la France ne possède ni les ressources ni les moyens de mettre au point une arme nucléaire avant au moins une décennie. De plus, aucun des membres du comité scientifique (le pacifiste et communiste Joliot-Curie en tête), n’en ont le souhait. L’objectif initial est alors de réaliser une « pile toute simple4 », qui, en pratique, constitue un véritable défi.

Mettre sur pied une industrie nouvelle dans un pays en ruine

En mars 1946, le CEA prend possession du fort de Châtillon dans le sud de la région parisienne. Ce fort militaire qui date de 1876 a servi, au sortir de la guerre, à emprisonner et fusiller des collaborateurs.

Lors de la première réunion du comité scientifique, le 5 mars 1946, il est décidé de construire une pile à eau lourde semblable à celle conçue au Canada par Lew Kowarski5, mais de plus forte puissance6. Cette pile aurait l’avantage d’expérimenter un système de refroidissement primitif – dont la maîtrise est considérée comme un des freins techniques majeurs à l’augmentation de puissance – tout en produisant quelques grammes de plutonium pour les travaux de recherche.

Entreprendre la construction d’une telle pile, totalement novatrice, dans la France d’après-guerre n’est pas chose aisée. Dans ses premières années, le CEA a toutes les peines du monde à attirer des scientifiques et ingénieurs aguerris : la faiblesse des salaires et le risque latent d’abandon du projet leur font préférer des postes dans le secteur privé. De plus, Joliot-Curie met un point d’honneur à n’engager aucune personne ayant participé activement au régime de Vichy. Les membres du comité scientifique recrutent ainsi dans le cercle de leurs connaissances : au Collège de France, à l’Institut du radium ou même au Parti Communiste. Mais surtout, ils vont piocher parmi les étudiants tout juste sortis d’écoles d’ingénieurs ou des universités de physique et de chimie. L’organisation du CEA se passe alors de management intermédiaire et fonctionne autour d’une vingtaine de grands cadres qui forment et dirigent des centaines de jeunes, dans un domaine encore largement inconnu.

En outre, le CEA ne peut compter sur l’industrie française, qui est très loin d’avoir retrouvée ses capacités d’avant-guerre, pour lui fournir les pièces dont il a besoin. Comme le rappelle un des scientifiques ayant participé à la construction de la pile, « l’obtention de tout produit, acier, aluminium, cuivre, etc., nécessitait des “bons matières” un peu comparables aux tickets d’alimentation7 ». Et puis le défi est d’élaborer à l’échelle industrielle des matériaux d’une pureté exceptionnelle pour l’époque « avec la précision qu’on exige des appareils de laboratoire8 ». La solution passe par des collaborations étroites avec certaines entreprises. Par exemple, pour obtenir du graphite, utilisé comme réflecteur de neutrons, le CEA conclut un accord avec Pechiney. La recherche d’un graphite suffisamment pur passe alors par la constitution d’une équipe commune d’ingénieurs et de chimistes venus des deux organismes et qui travaillent dans un atelier spécifique d’une des usines du groupe Pechiney. Si les scientifiques du CEA peuvent s’approvisionner en eau lourde et disposent d’un stock suffisant de sels d’uranium constitué avant la guerre, il y a tout à faire pour le transformer en combustible. Une usine est alors construite au Bouchet (Île-de-France) avec l’aide de la Société des terres rares, exploitée par les agents du CEA. Le sel d’uranium peut être converti en oxyde ou en métal via un procédé inventé et déployé par Goldschmidt lors de son passage aux États-Unis en 1943. Mais, pour être utilisable, l’oxyde d’uranium sous forme de poudre doit être densifié par frittage, c’est-à-dire comprimé à haute température (environ 1 700 °C) dans une atmosphère d’hydrogène. En l’absence de tels fours disponibles en France, le CEA en construit lui-même une batterie dans un souterrain du fort de Châtillon.

Rapidement, le fort s’étoffe de nombreux ateliers de toutes sortes (électroniques,  mécaniques et chimiques). Des baraquements de fortune en bois sont ajoutés à mesure que les salles et les casemates existantes deviennent trop exiguës. Face aux difficultés qui s’accumulent et au besoin pressant de justifier les crédits exceptionnels accordés au CEA, l’ambition du projet est revue à la baisse. À l’été 1947, le projet d’une pile de 300 KW est transformé en pile de puissance quasi nulle. Ce choix doit permettre un véritable gain de temps. En effet, la faible activité neutronique de ce nouveau projet autorise à réduire largement les dispositifs de protection des travailleurs, ainsi que de limiter à sa plus simple expression le système de refroidissement de l’eau lourde. Enfin, ce choix est dimensionné au stock d’eau lourde disponible et justifié également par l’utilisation d’un combustible sous forme d’oxyde d’uranium plutôt que de lingot métallique, dont la fabrication se heurte à de nombreuses difficultés9.

Construire la pile Zoé : un défi humain et technique

Au début du chantier, le CEA compte environ 250 personnes dont 140 travaillent au fort de Châtillon. Le commissariat dispose pour seules connaissances théoriques de l’expérience des scientifiques français qui ont participé aux premiers développements anglo-saxons, ainsi que des notes manuscrites écrites par Kowarski au cours de ses visites de différents sites nucléaires10. Les difficultés seront toutefois moins théoriques ou physiques (bien que les calculs soient « pifométriques » selon l’expression même de Kowarski), que pratiques. D’abord, la gestion des radiations pose de nouvelles et délicates problématiques de fabrication. Au-delà de la pureté nécessaire des matériaux, il faut par exemple construire une barrière en béton pour protéger les travailleurs des neutrons et rayons gamma. Au coeur de ce béton, il faut encore aménager des orifices pour loger les chambres d’ionisation qui servent à mesurer la puissance et à agir sur les organes de sécurité sans laisser passer trop de rayonnements. De plus, comme il est impossible, à cause des énergies des radiations, de manoeuvrer directement les organes de réglage, il faut aussi concevoir en partant de zéro un système novateur de commande à distance.

La fabrication de certains éléments tels que les ensembles en acier inoxydable (pompes, vannes, tuyauteries), nécessaires au stockage et transfert de l’eau lourde, est  particulièrement difficile. Le cas de la cuve en aluminium devant contenir le coeur de la pile est emblématique de ces difficultés, comme l’explique André Ertaud, chef du service de la Pile de Châtillon entre 1947 et 1955 : « Seul un petit constructeur avait accepté de construire rapidement (en quelques mois) cette cuve en aluminium assez pur (99,5 % environ). Malheureusement, elle fut livrée avec un grave défaut s’étendant sur la paroi circulaire interne et réparée par des moyens assez peu orthodoxes. Dès sa livraison, il semblait évident qu’elle suffirait tout juste aux premiers essais (au maximum quelques mois) et qu’il fallait au plus tôt en commander une seconde, ce qui fut fait. Mais après quelques mois, une inspection complète de l’intérieur de la cuve, qui était possible du fait de la très faible activité, montrait qu’aucune trace de corrosion ne semblait décelable à l’emplacement de la réparation. Pour éviter toute perte de temps due à un démontage, la mise en place d’une nouvelle cuve fut remise à plus tard et la cuve de rechange stockée dans un coin du local. En réalité, elle y est encore et la première cuve est restée en place11 ».

La pile Zoé (pour Zéro énergie, Oxyde d’uranium, Eau lourde) diverge finalement le 15 décembre 1948, quinze mois et demi après le début de sa construction. Pour les membres du comité scientifique, la pile n’est pas qu’un démonstrateur. Son objectif premier est de fabriquer des traceurs radioactifs à destination des hôpitaux et des laboratoires, afin de limiter les importations en la matière. Elle sert également d’outil de formation à la délicate science émergente de la neutronique, ainsi que de dispositif expérimental dans la perspective de développement de futures piles atomiques.

Lors de l’inauguration officielle de la pile, une semaine après sa divergence, le président de la République Vincent Auriol déclare : « Voici une réalisation qui ajoutera au rayonnement de la France ».


1. Spencer Weart, La grande aventure des atomistes français, Fayard, 1980.
2. CEA, Comité scientifique, réunion du 7 octobre 1947, CSM 81. Archives NAF 28161 Bibliothèque nationale de France – Département des Manuscrits.
3. Gabrielle Hech, The Radiance of France : Nuclear Power and National Identity after World War II, MIT Press, 2009. 
4. Bertrand Goldschmidt, Pionniers de l’atome, Stock, 1987. 
5. Le réacteur nucléaire expérimental ZEEP (« Zero Energy Experimental Pile » 1) a été construit en onze mois aux laboratoires nucléaires de Chalk River, en Ontario et diverge le 5 septembre 1945.
6. CEA, Comité scientifique, réunion du 5 mars 1946, CSM 1. Archives NAF 28161, Bibliothèque nationale de France – Département des Manuscrits.
7. André Ertaud, « Zoé - Première pile atomique française - De la conception aux premières expériences – Description et performances », CEA, Les Cahiers de Fontenay-aux-Roses, 1988.
8. « Voici ZOE, la pile de Châtillon présentée par ses parents : les savants qui ont donné l’énergie atomique à la France », BNF, Les Lettres françaises, 1948.
9. CEA, Comité scientifique, réunion du 5 juillet 1947, CSM 74. Archives NAF 28161, Bibliothèque nationale de France – Département des Manuscrits.
10. Lew Kowarski, Rapport de voyage – Affaire 174 – « Pile eau lourde : visite du 6 juin 1947 à l’établissement de l’Énergie atomique de Harwell », Châtillon, 26 juin 1947. Archives NAF 28161, Bibliothèque nationale de France – Département des Manuscrits.
11. André Ertaud, op. cit.

Par Michaël Mangeon, chercheur associé au laboratoire Environnement ville et société (EVS, UMR 5 600) et Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques

Photo © Musée Curie (coll. ACJC) – Irène Joliot-Curie, Maurice Surdin et Francis Perrin au tableau de commandes à l’inauguration de la pile Zoé au fort de Châtillon, le 15 décembre 1948.

Revue Générale Nucléaire #1 | Printemps 2024

 

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