Vers un doublement des besoins en uranium d’ici 2040

La World Nuclear Association (WNA) a publié le 7 septembre 2023 le « Nuclear Fuel Report », projetant une augmentation des besoins en uranium de 65 000 tonnes par an en 2023 à 130 000 tonnes en 2040. Si les réserves ne manqueront pas, des incertitudes demeurent vis-à-vis de la capacité de l’amont du cycle à accommoder cette croissance rapide, dans un contexte géopolitique instable.
Dans la 21ème édition de son rapport biannuel « Nuclear Fuel Report », La World Nuclear Association (WNA) a évalué la croissance du parc nucléaire mondial et les besoins en combustibles associés pour la période 2023-2040. D’après leur trajectoire de référence, qui s’appuie sur les programmes nucléaires annoncés dans chaque pays, la puissance installée devrait atteindre 686GWe en 2040, soit un quasi doublement des 391GWe de capacités déployées aujourd’hui.
Par conséquent, la demande en uranium naturel augmenterait en proportion, passant de 65 000 tonnes à 130 000 tonnes consommées par an. Ce scénario, accompagné d’une variante optimiste (931GWe, 185 000 tonnes) et d’une variante pessimiste (487GWe, 87 000 tonnes) reflète le retour en grâce du nucléaire face à la double contrainte climatique et sécuritaire. Il serait porté avant tout par l’Asie du Sud et de l’Est, notamment la Chine et l’Inde qui totaliseraient plus de la moitié des nouveaux réacteurs mis en service d’ici là. À ces nouvelles installations s’ajoute la volonté de nombreux pays historiques du nucléaire – États-Unis, France, Japon, Canada – de prolonger la durée de vie de leur parc existant au-delà de cette échéance.
Un marché sous tension ?
S’appuyant sur le « Red Book » de l’AIEA et de l’AEN – la publication de référence sur les ressources en uranium – le rapport rassure quant à la capacité de l’industrie minière à approvisionner les réacteurs à long terme. Même selon leur scénario le plus ambitieux qui anticipe un triplement des besoins d’ici 2040, le volume de ressources récupérables d’uranium (à un coût inférieur à 260$/kg) serait plus que suffisant pour produire le combustible requis. Toutefois, la sécurité d’approvisionnement n’est pas garantie à moyen-terme pour autant. La production primaire d’uranium issue des mines existantes serait appelée à chuter de moitié à partir de 2030, entraînée par l’épuisement des réserves des mines de Cigar Lake (Canada), Four Mile (USA), Budenovskoye 2, et Central Mynkuduk (Kazakhstan). Ces quatre mines représentent en effet un quart de la production mondiale et les projets miniers aujourd’hui engagés ne permettront pas de compenser le déclin de ces gisements tout en absorbant la nouvelle demande. Sachant qu’une mine prend une dizaine d’années pour passer de la phase d’exploration à la mise en production, d’importants investissements devront donc être engagés promptement pour assurer les approvisionnements à temps.
Des tensions pourraient également se manifester à l’aval de la mine, dans la conversion – le processus consistant à transformer l’uranium sorti de la mine en composé adapté à l’enrichissement. La période post-Fukushima a été marquée par des capacités excédentaires de conversion en hexafluorure d’uranium (UF6) liées entre autres à la fermeture des centrales japonaises et allemandes, ainsi qu’à la fermeture de sites de conversion (Springfields au Royaume-Uni, Metropolis aux États-Unis). Aujourd’hui, la croissance de la demande agrégée et la volonté de certains pays occidentaux de s’affranchir des quelques 30 % de production d’UF6 issus des usines de Rosatom risquent d’inverser cette situation. Pour la fin des années 2020, les stocks d’uranium conservés par les industriels et les gouvernements devraient suffire à couvrir les décalages potentiels entre les capacités de conversion et les besoins. Mais d’après les scénarios de la WNA toujours, les usines de conversion occidentales seront appelées à fonctionner à 96 % de leur capacité nominale à partir de 2026 pour assurer le bouclage entre offre et demande malgré les capacités supplémentaires prévues par Orano (Philippe Coste) et ConverDyn (Honeywell). Dans un marché si serré, l’indisponibilité d’une installation engendrerait des interruptions d’approvisionnement et le développement de nouvelles usines s’avérera probablement incontournable.
Enrichissement : overfeeding et underfeeding
Dans le domaine de l’enrichissement, les capacités mondiales existantes et en construction sont jugées globalement suffisantes. Les plans de développement prévus par Orano au Tricastin, Urenco à Eunice et CNNC domestiquement devraient permettre de répondre à la demande en uranium faiblement enrichi jusqu’au milieu des années 2030. Néanmoins, comme pour la conversion, les restrictions commerciales découlant du contexte géopolitique actuel entrainent une situation géographiquement différenciée: les pays occidentaux ayant décidé de se passer d’importations d’uranium enrichi russe risquent d’être en sous-capacité et forcés de favoriser une stratégie dite d’« overfeeding » – Centrifuger une plus grande quantité d’Uranium naturel sur une durée plus courte pour retrouver le même niveau d’enrichissement et économiser du temps de centrifugation. De l’autre côté, la Russie sera certainement amenée à sous-alimenter ses centrifugeuses pour tirer parti de ses excédents capacitaires après la diminution de ses exportations.
Les perspectives du HALEU
En parallèle, l’arrivée des réacteurs avancés dits de 4ème génération créé de nouveaux besoins. Si le rapport reste prudent et évite de spéculer sur la consommation en combustible de ces réacteurs à faible maturité technologique, une part importante d’entre eux sera appelée à utiliser de l’uranium moyennement enrichi (HALEU, entre 5 et 20 %). De fait, industriels et gouvernements se préparent déjà à la commercialisation de ce combustible historiquement réservé aux réacteurs de recherche. Ainsi, Centrus et Urenco ambitionnent de développer des capacités de production de HALEU aux États-Unis, tandis qu’Orano étudie l’opportunité d’en faire autant pour alimenter le marché européen. A ce stade, les volumes prévus restent modestes (600kg par an prévus pour Centrus, non-communiqué pour Urenco et Orano) et il reste difficile de prévoir si les investissements permettant de développer la production de HALEU à grande échelle trouveront les garanties commerciales nécessaires pour être engagés, c’est-à-dire le développement conjoint d’une flotte de réacteurs avancés garantissant un niveau de demande suffisant. ■