[Tribune] Parler aux jeunes femmes des métiers du nucléaire dès l’enseignement secondaire

Le 23 avril dernier la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale et l’association « Femmes, Débats et Société » organisaient ensemble un évènement de mobilisation consacré aux jeunes femmes et l’industrie face au défi de la réindustrialisation. L’occasion pour la DG de la Sfen de faire un point sur les études disponibles, lesquelles pointent la nécessité de monter des actions aujourd’hui dès le collège et le lycée.
Le nucléaire est particulièrement fier de ses grandes femmes scientifiques : on pense bien sûr à Marie Curie (découverte de la radioactivité), Irène Joliot-Curie (découverte de la radioactivité artificielle) ou à Lise Meitzner (découverte de la fission nucléaire). Ces femmes ont jeté les bases de la science et de la technologie nucléaires modernes. Alors que l’industrie nucléaire doit recruter, selon le Gifen, environ 100 000 personnes dans les dix ans, attirer les femmes et aussi les fidéliser dans le secteur, est devenue une priorité.
De plus en plus de femmes dans le nucléaire
À l’occasion de ses 30 ans, l’association WiN (Women in nuclear) alertait que les femmes sont toujours sous représentées dans l’industrie nucléaire, même si leur proportion a progressé de 10 à 24 % entre 2010 et 2020.
On peut dire qu’il rattrape peu à peu la moyenne de l’industrie. Selon le collectif Industri’elles[1], les femmes représentent moins de 30 % des salariés de l’industrie, et ce chiffre stagne depuis dix ans. Les femmes occupent majoritairement des fonctions support et sont souvent exclues de la conception et de la production. Sur le segment particulier des ingénieurs, un métier essentiel dans l’industrie, l’édition 2023 de l’enquête de l’association IESF (Ingénieurs et Scientifiques de France) a mis une nouvelle fois en lumière la sous-représentation des femmes, avec 24 %, soit moins d’un ingénieur sur quatre. Dans une étude[2] sur l’attractivité des métiers du numérique et de l’ingénierie auprès des femmes en France, l’Oppiec[3] a interrogé 77 entreprises de l’ingénierie :
Le manque de filles et de femmes dans les filières de formation est la principale difficulté mentionnée par les entreprises. Ces dernières reconnaissent aussi la culture et l’image masculine des métiers de l’ingénierie.
L’insuffisance des jeunes femmes dans les formations d’ingénieur est confirmée par les chiffres. Selon la Conférence des grandes écoles, les écoles d’ingénieurs n’accueillent en moyenne en 2023 que 33 % de jeunes femmes, alors que les écoles de management ont désormais des formations mixtes, avec un taux moyen de féminisation de 49 %.
Le défi général de l’orientation des femmes vers les cursus techniques et scientifiques
En amont des écoles d’ingénieurs, la situation du lycée est préoccupante. Dans une étude parue le 7 mars dans The Conversation, Mélanie Guenais[4], vice-présidente de la Société mathématique de France, fait le point à partir d’archives de données publiques. Celles-ci montrent, depuis les années 60, une croissance régulière des effectifs dans les parcours scientifiques. L’écart entre les filles et les garçons se réduit de manière continue jusqu’à représenter 47,9 % de l’ensemble des bacheliers scientifiques en 2020, alors qu’elles n’étaient que 36,3 % en 1965. L’écart est alors le plus faible jamais atteint, et l’on est enfin proche de la parité. La réforme du lycée en 2019 a marqué une rupture, entrainant une chute massive des inscriptions dans les disciplines scientifiques au lycée, laquelle a touché plus les filles que les garçons.
La réforme avait mis fin au système des séries générales de baccalauréats (voie scientifique, voie littéraire, voie économique) et mis en place une organisation modulaire, à partir d’un socle commun et d’enseignements de spécialité.
Si la réforme a entrainé d’une manière générale une forte baisse des effectifs scientifiques entre 2019 et 2022 le tableau ci-dessus montre que la baisse a été de 30 % pour les garçons alors qu’elle a été de 60 % pour les filles. Ainsi, parmi les filles diplômées d’un baccalauréat général en 2022, seulement 17 % ont suivi un parcours scientifique, alors que c’est le cas pour 41 % des garçons. Un garçon a donc aujourd’hui 2,3 fois plus de chances qu’une fille d’avoir un bac « sciences », Il s’agit, selon l’auteure de l’étude, de l’inégalité la plus forte observée au cours de toute la Ve République. A noter que les pouvoirs publics ont rétabli, à partir de la rentrée 2023, un enseignement de mathématiques d’1h30 pour compléter les enseignements communs pour tous les élèves de première générale qui n’ont pas choisi la spécialité mathématique.
Le poids toujours très fort des stéréotypes
Selon la présidente de l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (APMEP), interrogée par le journal l’Étudiant, cette aggravation des inégalités serait liée au manque de confiance en elles[5] des jeunes femmes, lesquelles ont toujours tendance à avoir une « image dégradée d’elles-mêmes en maths » et jugent la spécialité mathématique comme « trop difficile ». Selon une étude publiée en juin 2022 par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), quel que soit leur niveau de maîtrise, les filles se déclarent moins confiantes que les garçons dans leurs performances aux évaluations, aussi bien en sixième qu’en seconde ou en première année de CAP. Cette différence est légère en français, mais très significative en mathématiques.
Ces différences, quant à son auto-évaluation personnelle, très nettes en seconde, apparaitraient en fait dès l’école primaire. On pense bien sûr au poids des stéréotypes sur la croyance en des différences de nature entre les sexes. Ces derniers peuvent expliquer en particulier la sous-représentation[6] des femmes dans certaines sciences (mathématiques, informatique, ingénierie…), considérées comme plus masculines, car fondamentales et théoriques, mais aussi leur surreprésentation dans d’autres (biologie, chimie, médecine…), considérées comme plus féminines, car associées au soin.
Même si les filles finissent par choisir les filières techniques et scientifiques, tout n’est pas gagné pour autant, car il y a toujours le risque qu’elles changent, au cours de leurs études, de secteur et de projet professionnel. L’Oppiec alerte ainsi qu’au lycée, dans l’option NSI (Numérique et Sciences Informatiques), laquelle connait déjà un fort déséquilibre filles-garçons à l’échelle nationale (respectivement 18 et 82 %), le taux d’abandon est beaucoup plus fort chez les filles.
Il liste les expériences de marginalisation que peuvent subir les jeunes filles : « remarques sexistes, comportements différenciés de la part des professeurs, distribution inégale de la parole en faveur des garçons et survalorisation de leur comportement et réussite ». Le rapport conclut : « Ce sexisme ordinaire participe à faire en sorte que les filles et les femmes ne se sentent pas à leur place, compétentes et légitimes à investir les secteurs d’activité étiquetés masculins, dont l’ingénierie et le numérique ». Il ajoute que « les difficultés rencontrées par les filles peuvent alors venir confirmer une erreur d’orientation pour elles et une facilité plus naturelle pour les garçons ».
Des actions concrètes dès l’enseignement secondaire
Les représentations genrées des métiers se forment dès le plus jeune âge : au-delà de la sensibilisation de tous, il est plus que jamais, important d’aller sur le terrain, dès le collège et le lycée, parler aux jeunes filles et partager des expériences de femmes qui travaillent dans les métiers techniques, dont le nucléaire. Dans les exemples de bonnes pratiques documentées par l’Oppiec on notera ainsi la promotion des métiers très masculinisés grâce à des témoignages de femmes, qui racontent leur parcours et leur carrière, et deviennent ainsi de véritables modèles auxquels peuvent s’identifier les jeunes filles. Les délégations de Women in Nuclear (WiN) France en région interviennent ainsi, à la demande d’établissements scolaires, d’écoles d’ingénieurs et d’Universités pour informer les jeunes sur le secteur d’activité, les métiers qui s’offrent à eux et les cursus scolaires et universitaires correspondants. « WiN ambitionne que dans chaque région où nous sommes présentes, nous puissions établir une relation pérenne forte avec les responsables des collèges et des lycées. Pour cela nous avons besoin de volontaires. Mon objectif est que nous réussissions à devenir l’association de référence pour la promotion de la mixité dans la filière nucléaire », explique Emmanuelle Galichet, présidente de WiN.
A la question des stéréotypes de genre s’ajoutent les a priori vis-à-vis, de manière générale, des métiers de l’industrie identifiés en 2016 dans une enquête Louis Harris[7]. Si le rôle déterminant de l’industrie dans l’économie du pays et sa dimension technologique et innovante sont généralement reconnus dans l’enquête, plus d’un Français sur deux mentionnait avoir déjà été exposé à différentes opinions négatives sur les métiers de l’industrie, qu’il s’agisse de « leur inadéquation supposée pour les femmes, de leur manque d’attractivité pour les jeunes ou encore du faible niveau de qualification qui leur serait associé ».
Beaucoup se représentaient le plus souvent des emplois « ouvriers » ; un paradoxe quand on sait que, dans l’industrie nucléaire, deux tiers des effectifs sont au niveau cadre ou technicien et agent de maîtrise (TAM)[8]. Pour combattre ces a priori l’Université des Métiers du Nucléaire (UMN) et France Travail ont organisé en février 2024 la seconde édition de la semaine des métiers du nucléaire, avec de nombreuses visites en entreprise, lesquelles permettent aux participants d’avoir une vue concrète des différentes activités et des différents métiers.
Une nouvelle chance à saisir pour les entreprises du nucléaire est le nouveau stage d’observation en milieu professionnel de deux semaines pour les lycéens et lycéennes instauré pour l’ensemble des 560 000 élèves de seconde générale et technologique dès juin 2024 (du 17 au 28 juin 2024). Selon la Présidente de WiN, Emmanuelle Galichet « ce stage est une grande chance pour permettre aux jeunes filles de visiter des installations, rencontrer des salariés qui travaillent dans le nucléaire, découvrir les métiers et découvrir de nouvelles orientations auxquelles elles n’avaient pas pensé jusqu’à présent ». Elle incite l’ensemble des entreprises du secteur à se mobiliser pour saisir cette opportunité. Elle ajoute : « à Win nous sommes convaincues que cette obligation de stage pourrait être une des clés d’impact fort dans la construction de la vie future des jeunes et en particulier des jeunes filles. Il importe aux industriels de la filière nucléaire d’accueillir au sens littéral du terme cette jeunesse et lui proposer un futur enthousiasmant ». ■
Par Valérie Faudon, Déléguée générale de la Sfen
Photo : Vue extérieure de la centrale nucléaire de Flamanville 1 et 2 où un employé de l’EC (Equipe Commune) y travaille. @Antoine Soubigou
[1] https://www.conseil-national-industrie.gouv.fr/cni-action/conseil-pour-la-mixite-et-l-egalite-professionnelle/industri-elles
[3] Observatoire Paritaire des métiers du Numérique, de l’Ingénierie, des Études et du Conseil et des métiers de l’événement – Association Loi de 19
[4] Comment la réforme du lycée éloigne les filles des maths et des sciences (theconversation.com)
[5] https://www.letudiant.fr/lycee/infographies-comment-la-reforme-du-lycee-penalise-les-filles.html
[6] Pourquoi si peu de femmes en mathématiques, The Conversation, Clémence Perronet, janvier 2024
[7][7][7] https://harris-interactive.fr/opinion_polls/les-metiers-de-lindustrie-victimes-da-priori/
[8] Source : GIFEN/CSFN