Soudures de l’EPR de Flamanville, éclairage sur les débats techniques
Le 19 juin dernier, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a informé EDF de son avis concernant les « tuyauteries du circuit de vapeur principal » de l’EPR de Flamanville (FA3). Elle a jugé que la réparation, avant le démarrage du réacteur, des huit soudures des traversées de l’enceinte de confinement (cf schéma), en écart au référentiel dit « d’exclusion de rupture [1]», devait être privilégiée comme la solution de référence. Bernard Doroszczuk, le président de l’ASN, a précisé, lors de la conférence de presse, que l’avis de l’Autorité de sûreté « ne remet à aucun moment en cause la conception de l’EPR, ni les avancées indiscutables pour la sûreté que représente ce réacteur ».
Source : ASN. Vue d’ensemble des tuyauteries du circuit de vapeur principal (en rouge)
Le retard supplémentaire que ceci va entraîner pour le démarrage de l’EPR de Flamanville, lequel était attendu au printemps 2020, est bien sûr une déception pour la filière industrielle.
En complément de la note technique publiée par l’ASN (référence), la SFEN apporte ici quelques éclairages complémentaires permettant de mieux comprendre les débats techniques.
Fondamentaux sur la démarche de sûreté et de contrôle de l’EPR Flamanville
Pour rappel, l’EPR est un réacteur puissant d’une capacité de production de 1 600 MWe contre 1 450 MWe pour les derniers réacteurs construits en France. Il est conçu pour une durée de fonctionnement de 60 ans. Dès sa conception, des évolutions importantes ont été introduites par rapport aux réacteurs existants.
L’EPR est un réacteur dit de troisième génération. Il a été conçu en collaboration avec les autorités de sûreté française et allemande, avec comme objectif de réduire la probabilité de fusion de cœur, et, en cas de fusion du cœur, de garantir par conception que le relâchement radioactif n’entraîne que des mesures de protection très limitées dans le temps et dans l’espace.
Ainsi, l’EPR intègre par exemple : un plus grand niveau de redondance, de diversification et de séparation physique des systèmes de sauvegarde ; une possibilité de fonctionner en cas de perte totale d’alimentation électrique ; une plus grande diversification des systèmes de refroidissement. Des dispositions de conception permettent d’éliminer pratiquement les rejets précoces et importants (en particulier les situations de fusion du cœur à haute pression) et de gérer les situations de fusion de cœur à basse pression, de sorte qu’elles ne provoquent pas d’impact radiologique important pour la population et dans l’environnement. Il présente enfin des caractéristiques de conception permettant une meilleure robustesse vis-à-vis des agressions internes (incendie, inondation, explosion, projectile…) ou externes (séisme, chute d’avion, explosion, conditions climatiques extrêmes…).
Les soudures concernées
Les tuyauteries du circuit de vapeur principal – ou lignes de vapeur – sont les tuyauteries principales des circuits secondaires d’un réacteur à eau pressurisée : elles transportent la vapeur sous pression produite par les générateurs de vapeur vers la turbine (salle des machines), laquelle entraine l’alternateur qui produit l’électricité.
En juillet 2018, à la suite des contrôles menés sur les soudures du circuit secondaire principal, EDF a annoncé qu’elle allait reprendre une cinquantaine de soudures. Une trentaine de soudures présentaient des défauts et devaient faire l’objet de réparation. Une vingtaine, même si elles ne présentaient pas de défauts, ne respectaient pas les exigences du référentiel « exclusion de rupture ».
Pour huit soudures, dites de « traversée d’enceinte », aussi en écart au référentiel d’exclusion de rupture, mais difficilement accessibles, EDF a proposé de mettre en œuvre une démarche de justification en l’état.
Le référentiel d’exclusion de rupture pour les lignes de vapeur
Tout d’abord, il peut être utile de rappeler ce qu’est une exclusion de rupture selon l’ASN. « L’exclusion de rupture implique un renforcement des exigences de conception, de fabrication et de suivi en service de certains matériels. Ce renforcement doit être suffisant pour considérer que la rupture de ces matériels est extrêmement improbable. Il permet à l’exploitant de ne pas étudier intégralement les conséquences d’une rupture de ces tuyauteries dans la démonstration de sûreté de l’installation ».
La rupture d’une ligne de vapeur principale pourrait avoir plusieurs types de conséquences : sur le cœur (cf infra) et sur les structures avoisinantes (fouettement de tuyauterie, pression, température, etc).
Les REP sont conçus afin qu’en cas d’augmentation de la puissance et de l’échauffement du cœur, la réaction nucléaire diminue d’elle-même, physiquement (coefficient de température négatif). C’est une caractéristique très sûre et stable. A contrario, un refroidissement excessif pourrait engendrer une augmentation de la réaction nucléaire. Une rupture de tuyauterie de vapeur, par l’appel de vapeur qu’elle provoquerait, pourrait augmenter le refroidissement du cœur. On étudie donc, dans le rapport de sûreté, différents types de rupture de tuyauteries de vapeur, afin de démontrer que les critères relatifs à la maîtrise de la réaction nucléaire et à la tenue des gaines de combustible sont respectés.
Par exemple, on vérifie toujours que la rupture complète d’une tuyauterie de vapeur principale n’entrainerait que des conséquences acceptables, et ce avec des hypothèses et des calculs pénalisants, dits « conservatifs ».
Les conséquences de la rupture complète d’une tuyauterie principale dans le bâtiment réacteur sont aussi prises en compte dans le dimensionnement de l’enceinte (résistance à l’élévation de température et de pression).
A contrario, dans la mesure où l’on exclut la rupture d’une tuyauterie de vapeur, il est possible de simplifier le design (par exemple en évitant de lourds et encombrants systèmes anti fouettement des tuyauteries) ainsi que certaines études d’accident.
Sur le parc, à l’extérieur du bâtiment réacteur et jusqu’à la vanne d’isolement vapeur qui équipe chacune des lignes principales, les ruptures ne sont pas prises en compte du fait de l’application d’un principe appelé « tronçon protégé ou superpipe » (c’est une des formes antérieures du principe d’exclusion de rupture).
Le cas de FA3
Dans le cas de FA3, le choix a été fait de prendre le référentiel d’exclusion de rupture pour les lignes de vapeur principales, dans l’enceinte ainsi qu’à l’extérieur de l’enceinte (dans ce cas dans la continuité de l’approche historique). Cela permettait entre autres de simplifier les structures et de faciliter l’exploitation du réacteur.
Le rapport de sûreté de l’EPR Flamanville explicite comment le réacteur répond au référentiel « exclusion de rupture ». Historiquement, EDF a défini, pour FA3, les exigences auxquelles les soudures devaient répondre, exigences très élevées, et pour certaines plus hautes que celles du RCC-M (code de référence français pour les règles de conception et de construction des matériels mécaniques des réacteurs à eau légère, édité par l’AFCEN). Les éléments techniques du référentiel avaient été discutés en 2005 lors d’une réunion de la Section Permanente Nucléaire (SPN), le groupe d’experts qui précédait les Groupes Permanents.
Le choix du référentiel « exclusion de rupture » a aussi été fait pour les deux EPR de Taishan.
Pour l’EPR d’Olkiluoto, en Finlande, le référentiel retenu n’est pas l’exclusion de rupture mais le « concept de fuite avant rupture », appliqué dans de nombreux pays ; ce concept, reconnu par l’Autorité de sûreté finlandaise, considère qu’avant rupture, il y aurait des premiers signes précurseurs de fuite, et qu’une bonne surveillance permettrait d’intervenir bien avant l’évolution vers une possible rupture. Une démarche qui n’est pas acceptée en France.
Les écarts sur les lignes vapeur de FA3
Une soudure nucléaire n’est pas une soudure standard : elle présente un niveau d’exigence supplémentaire (voir l’article dans la rubrique Sciences et techniques RGN1 2019). Le renforcement des exigences concerne les propriétés des matériaux (composition chimique des matériaux de base et de soudage), le mode opératoire du soudage, la réalisation d’essais pour confirmer les propriétés mécaniques et aussi les différents contrôles de fabrication et en exploitation.
Comme toutes les questions de maîtrise du risque de rupture brutale d’équipements sous pression, plusieurs facteurs doivent en effet être pris en compte pour estimer les marges de sûreté : les caractéristiques du matériau (résilience, ténacité, résistance mécanique), la température (au-dessus d’une certaine température, le matériau est dans son palier dit ductile : le risque d’amorçage d’une éventuelle fissure y est très réduit), les chargements mécaniques et thermiques subis par le matériau, l’existence de défauts de type fissure. C’est la comparaison entre les chargements mécaniques et les propriétés du matériau (à la température donnée) qui détermine la marge à la rupture brutale, en supposant l’existence d’un défaut (les contrôles de fin de fabrication et en exploitation ayant pour objectif de vérifier l’absence de défauts nocifs).
Au total, dans le cas des lignes de vapeur de FLA3, plusieurs écarts ont été constatés sur l’ensemble de la chaîne : transmission des exigences, réalisation des soudures, tests en usine et documentation (cf. note ASN du 2 octobre 2018).
La première proposition d’EDF
EDF considérait qu’intervenir sur ces traversées n’était pas la solution optimale du point de vue industriel et technique. Compte tenu du chargement mécanique de ces lignes, de leur température de fonctionnement, et des caractéristiques mécaniques de ces soudures de traversées, de leur compacité (i.e. absence de défaut nocif), EDF estimait que les marges étaient suffisantes pour en assurer l’intégrité, et donc la sûreté du réacteur, et proposait d’établir un dossier complet le démontrant.
EDF avait ainsi établi une démarche de justification spécifique pour démontrer que la rupture des lignes était hautement improbable et que leurs caractéristiques mécaniques permettaient une exploitation pendant 60 ans. Celle-ci reposait sur :
– La réalisation d’un programme d’essais significatif (incluant notamment la coupe in situ de soudures similaires réalisées selon les mêmes procédés et à la même époque que les soudures de traversées). Ces essais devaient permettre de caractériser au mieux le matériau constitutif des soudures de traversées,
– L’explicitation des marges mécaniques relatives aux sollicitations que pourraient subir ces soudures, en fonctionnement normal mais également en cas de situations incidentelles ou accidentelles,
– La mise en œuvre d’un programme de suivi en service renforcé permettant de confirmer le maintien de la compacité des soudures au cours de l’exploitation de la tranche.
Un dossier de robustesse était également constitué visant à démontrer qu’il existait toujours un chemin sûr en postulant néanmoins une rupture d’une de ces soudures.
Sollicité par l’ASN, le Groupe permanent d’experts pour les équipements sous pression nucléaires (GP ESPN) a rendu public son avis le 11 avril 2019. Il a considéré qu’EDF ne serait pas en capacité d’apporter des garanties suffisantes dans la démonstration de l’intégrité des soudures sur la durée de vie de l’installation, et « qu’EDF, à défaut de renoncer à tout ou partie de l’exclusion de rupture, doit procéder à la remise en conformité de ces traversées. Compte-tenu des risques avancés par EDF pour les scénarios de remise en conformité présentés, il est indispensable d’ouvrir le champ des investigations ».
La seconde proposition d’EDF
Suite à l’avis du GP ESPN et aux discussions qui se sont poursuivies avec l’ASN, EDF a fait évoluer sa stratégie concernant les huit soudures de traversées, et l’a présentée devant le collège des commissaires de l’ASN le 29 mai 2019, puis par courrier le 7 juin 2019.
EDF s’est alors officiellement engagée à procéder à la remise à niveau des huit soudures de traversées enceinte en 2024, après la mise en service de l’installation, le temps de déterminer et de développer le meilleur scénario de remise à niveau. EDF entendait apporter tous les éléments nécessaires pour justifier le fonctionnement en toute sûreté de l’installation d’ici à la remise à niveau des soudures de traversées.
Dans le courrier du 19 juin 2019, l’ASN a informé EDF de sa position concernant les 8 soudures de traversées en écart au référentiel d’exclusion de rupture, indiquant que « la réparation des soudures de traversées avant la mise en service du réacteur demeure pour l’ASN la solution de référence ».
Point de situation à aujourd’hui
EDF analyse actuellement les conséquences de cette décision sur la fin des travaux, le planning et le coût de l’EPR de Flamanville. Une task-force est mise en place pour déterminer la stratégie technique à retenir pour remettre à niveau les soudures de traversées. Elle s’appuiera sur l’ensemble des travaux engagés depuis plusieurs mois. Le scénario retenu sera présenté à l’ASN avant de communiquer à nouveau sur les travaux, le planning et le coût du projet de Flamanville 3.
Concernant les autres soudures du CSP, un nouveau GP ESPN s’est tenu le 6 juin 2019 pour examiner les éléments qui n’avaient pas pu être abordés le 9 avril 2019. Pour ces soudures, les propositions d’EDF consistent à remettre à niveau les soudures par rapport au référentiel de haute qualité attendu à l’origine. Cet avis du GP confirme les propositions d’EDF.
Le métier de soudage, des formations pointues
Il est important de rappeler que dans des environnements rigoureux et contraints, la formation et le maintien des compétences nécessitent une attention toute particulière et constituent aujourd’hui une problématique importante pour les entreprises de la métallurgie en général et de la filière nucléaire, en particulier. Le soudage est un métier exigeant, de haut niveau et fondamental dans l’industrie nucléaire. Il a peut-être manqué de soutien et de développement à une certaine période. Heureusement, des initiatives, comme des formations longues et poussées permettent aujourd’hui de rétablir ce déficit.
Chez EDF, pour la phase à venir de réparation et de reprise des soudures hors traversées, ce ne sont pas moins de 80 soudeurs qui seront mobilisés et 500 personnes qui travailleront au total sur cette phase. Les besoins sont connus et détaillés poste pour poste en vue de la reprise des soudures .
Deux pôles de formation et d’entraînement spécifiques ont été créés. L’objectif est que toutes les ressources mobilisées dans cette phase soient formées et entraînées d’ici la fin de l’été aux procédés de soudage améliorés qui seront employés.
Le premier centre est à Nancy, il assurera la formation et le maintien des compétences de 42 soudeurs (selon un procédé de soudage particulier : TIG orbital).
Le second centre est à Saumur. Il enregistrera un pic d’affluence de plus de 250 personnes. Les formations au soudage manuel avec un procédé conforme aux exigences « exclusion de rupture » y ont débuté. Ce centre assurera aussi le maintien des compétences des soudeurs avec des entraînements sur des cas complexes de reprise de soudures. En outre, des entraînements à d’autres activités seront dispensés : affouillement, arasage, usinage, contrôles qualité par ultrasons.
Les soudeurs s’entraînent sur des maquettes et doivent obtenir une habilitation spécifique supplémentaire pour intervenir sur le chantier. EDF a amélioré les conditions dans lesquelles les soudages sont réalisés en installant par exemple des sas de protection pour éviter toute perturbation extérieure (courants d’air, poussière) et favoriser la bonne réalisation des soudures, du 1er coup.
Par ailleurs, EDF va produire l’ensemble de la documentation nécessaire pour que l’ASN puisse délivrer les autorisations de soudage.
En conclusion
Le démarrage des deux EPR chinois, Taishan 1 (mise en service commerciale en décembre 2018) et Taishan 2 (raccordement au réseau électrique en juin 2019) confirment que l’EPR est un bon produit, ce que le Président de l’ASN approuvait le 20 juin lors de sa conférence de presse : « La conception du réacteur EPR reste une référence en matière de sûreté ».
La France aura besoin de l’EPR pour renouveler une partie de son parc nucléaire, afin d’atteindre des objectifs de neutralité carbone en 2050 et garantir la sécurité d’approvisionnement du pays en électricité bas carbone à l’horizon 2035-2045, lorsque de nombreux réacteurs du parc actuel arriveront à l’échéance des 60 ans. Le projet de décret sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoit l’instruction d’ici mi-2021 d’un programme de construction de nouveaux réacteurs.
Le Président de l’ASN ajoutait le 20 juin « Notre message est un message de mobilisation pour l’ensemble de la filière nucléaire française ». Le chantier de Flamanville a permis à la filière nucléaire française, qui n’avait pas construit de réacteurs depuis 15 ans, de reconstituer ses compétences sur les chantiers de nouveau nucléaire. On ne peut développer ses compétences qu’en construisant. La filière française a besoin, pour développer et consolider ses compétences, de visibilité sur les chantiers à venir.