De Saclay à Cherbourg, TechnicAtome relève le défi du programme BARRACUDA
Sur le plateau de Saclay, en bordure du centre CEA, un réacteur nucléaire se déploie dans les cerveaux et les ordinateurs des ingénieurs. Loin des regards, TechnicAtome y conçoit pour le compte de la Marine Nationale, la chaufferie nucléaire des prochains sous-marins nucléaires d’attaque, ceux du programme BARRACUDA. La tête de série, déjà construite, sera testée dans quelques mois. Cette expertise, maîtrisée par une poignée de pays dans le monde, fait appel aux technologies les plus innovantes. Elle pourrait trouver des relais au-delà du secteur industriel de la défense.
Un projet d’une complexité unique
Peu de machines présentent la complexité d’un réacteur de sous-marin nucléaire d’attaque [1] (SNA). Serrée dans une coque de neuf mètres de diamètre, la chaufferie nucléaire doit propulser en toute discrétion quelques 5 000 tonnes d’acier. C’est autour de cette particularité que quelques centaines d’ingénieurs et techniciens de TechnicAtome basés à Saclay, à Aix-en-Provence, à Cadarache, à Nantes et à Cherbourg conçoivent, construisent et testent actuellement les six réacteurs qui composeront la classe Suffren, du nom de la tête de série qui, déjà assemblée à Cherbourg par Naval Group et TechnicAtome, devrait prendre le large vers 2020.
Au-delà de la compacité extrême, construire un réacteur de sous-marins implique de répondre à des exigences très éloignées du secteur nucléaire civil. La différence est d’abord fonctionnelle, explique Hugues Martin, responsable du programme BARRACUDA au sein de TechnicAtome : « la disponibilité prime sur tout le reste, y compris la puissance. » Les principes de maintenance sont aussi différents puisque le rechargement du combustible n’a lieu que tous les dix ans, lors d’un « grand carénage » de dix-huit mois. Les différences sont aussi techniques : « le réacteur doit pouvoir accélérer très rapidement et encaisser les ondes de choc en cas d’explosion de charge militaire à proximité. Tout est fait pour qu’il puisse ramener l’équipage au port. »
Il doit faire le moins de bruit possible et fonctionner dans l’environnement marin, avec les mouvements de la plateforme qui en découlent. Autre aspect spécifique, l’équipage vit à quelques mètres du réacteur en fonctionnement. Les réacteurs de propulsion conçus par TechnicAtome ont la particularité de présenter une architecture dite « compacte » (le générateur de vapeur étant posé sur la cuve), favorisant la prise en compte des contraintes de sûreté, de radioprotection, de compacité et de disponibilité. Le sous-marin abrite quant à lui l’équivalent civil du bâtiment réacteur, du bâtiment machine et des bâtiments auxiliaires, le tout en préservant les couloirs de circulation indispensables à la réalisation des opérations de maintenance.
« Du numérique à tous les étages »
À exigences exceptionnelles, moyens exceptionnels : TechnicAtome a pris très tôt le chemin du digital. « Le nucléaire militaire avait un temps d’avance », explique Hugues Martin. Depuis une trentaine d’années, les bureaux d’études de TechnicAtome font tourner des moteurs numériques de simulation physique, développés avec le concours du CEA, qui reproduisent la manière dont le réacteur se comporte. « Nous les utilisons dès la conception, dès les premières esquisses, précise le responsable du programme. On modélise les données de conception dans le simulateur et on étudie la manière dont il répond. Ce simulateur est employé tout au long du processus de développement et participe à la justification de notre conception. Lorsqu’on bascule en phase d’exploitation, comme c’est le cas actuellement sur le programme BARRACUDA, ces simulateurs servent alors à la formation des marins qui conduiront le réacteur. »
TechnicAtome a aussi été pionnier dans les processus et applications CAO 3D (conception assistée par ordinateur en trois dimensions), désormais présents « à tous les étages », et dans les PLM (product lifecycle management) dont les premières utilisations remontent à 1998. « On arrive à mettre en lien les outils 2D des ingénieurs systèmes avec les outils 3D utilisés par les projeteurs des bureaux d’études. Les outils numériques discutent entre eux, échangent des données, s’interfacent, pour que la production soit cohérente et numériquement en lien ».
Hugues Martin précise toutefois que le partage pourrait être encore amélioré : « il n’y a pas encore de processus d’intégration systématique des maquettes CAO avec l’ensemble de nos sous-traitants. » « Cela fait dix ans que nous utilisons la réalité virtuelle, ajoute Hugues Martin. Nous disposons de plusieurs salles dédiées qui permettent à un utilisateur de se déplacer virtuellement dans la maquette ». Un outil utile, non seulement pour préparer certaines interventions, mais aussi parfois pour valider certaines options de conception. L’environnement spatial extrêmement contraint d’un sous-marin a conduit au développement d’un métier à part, celui d’aménageur. « Pour aménager l’ensemble de nos installations dans la coque du sous-marin, nous ne disposons la plupart du temps que de quelques millimètres de jeu entre les différents circuits », explique Yannis Lecouturier, aujourd’hui responsable de cette équipe actuellement composée de 15 personnes (qui en a compté jusqu’à 50 environ en phase d’études).
La transmission du savoir, un besoin transverse entre civil et militaire
Tels les grands donneurs d’ordres de la filière nucléaire, TechnicAtome doit relever le défi de la transmission du savoir et du maintien des compétences. Ainsi, Yannis Lecouturier a accompagné pendant six ans son prédécesseur pour être en mesure de prendre la relève sur ce métier si particulier. L’importance du maintien des compétences a été soulignée lors de l’assemblage final de la chaufferie du Suffren sur le site de Cherbourg : le programme a en effet rencontré de fortes difficultés liées à la perte de certains savoir-faire.
Comme pour le nucléaire civil, la transmission du savoir implique aussi l’utilisation des outils numériques. L’enjeu est de pouvoir assurer que les données resteront exploitables pendant la durée des ouvrages, ici soixante ans, des premières esquisses jusqu’au démantèlement du dernier sous-marin. Les implications sont nombreuses, à commencer par le choix des technologies retenues : « Un outil performant aujourd’hui ne sert à rien s’il n’est pas exploitable dans la durée », résume Hugues Martin.
Une expertise mobilisable pour des applications civiles ?
Comme la Russie, avec ses brise-glace à propulsion nucléaire, la France pourrait-elle tirer parti de son expertise nucléaire navale pour propulser de grands navires civils ? « Cela fait partie des sujets étudiés par l’entreprise, explique le responsable du programme, mais l’acceptabilité et la rentabilité de tels projets doivent être démontrées. Des équipes de TechnicAtome travaillent régulièrement sur ce sujet ; un tel projet nécessiterait un effort de R&D très important et donc le soutien d’un client final ou d’un Etat. »
La question se pose aussi pour les SMR, dont certaines caractéristiques, en particulier la faible puissance et la compacité, les rapprochent des réacteurs navals. TechnicAtome est d’ailleurs au coeur du projet français de SMR, qui réunit aussi le CEA et Naval Group autour d’EDF, chef de file du consortium. « Il est naturel de mettre à profit l’expérience de la propulsion navale pour envisager des applications au profit des SMR, explique Hugues Martin. Inversement, les travaux sur les SMR peuvent nous amener à remettre en question certaines conceptions, et apporter des solutions et des technologies de rupture pour la propulsion de bâtiments de fort tonnage tel un futur porte-avions. Sur ces projets, le coeur balance entre l’envie d’innover et l’impérieuse nécessité d’en maîtriser les modèles économiques. »
Contrairement aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), composante de la force de dissuasion nucléaire française, les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) n’emportent pas d’armes nucléaires et sont donc de plus petite dimension.