Retour vers le futur : brève histoire du nucléaire de demain - Sfen

Retour vers le futur : brève histoire du nucléaire de demain

Publié le 20 septembre 2022 - Mis à jour le 7 novembre 2022

De l’enthousiasme initial à la défiance suscitée par les accidents, jusqu’au regain d’intérêt porté aujourd’hui par le risque climatique, les visions du nucléaire du futur ont été largement façonnées par les progrès technologiques, les évènements malheureux de la filière, et les choix politiques en réponse aux préoccupations de sécurité énergétique, puis de décarbonation de l’économie.

Dix ans à peine se sont écoulés entre la découverte du neutron par James Chadwick en 1932 et la divergence en 1942 de la première pile atomique CP-1 dans la banlieue de Chicago. À peine dix ans à nouveau pour mettre en  route, en 1951, le premier réacteur à neutrons rapides EBR-1 aux États-Unis, suivi de réalisations comparables en Union soviétique (BR-2 en 1956 et BR-5 en 1959). À l’époque où commençaient à se développer en France les  réacteurs à Uranium naturel graphite gaz (UNGG) et à Eau lourde, le développement de l’énergie nucléaire dans le monde était un atout évident. Cela a conduit dès 1957 à créer l’Agence internationale de l’énergie atomique  (AIEA) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) pour promouvoir auprès des États membres le partage des bonnes pratiques en matière de sûreté, de sécurité et de lutte contre la prolifération.

Des percées technologiques très précoces

La vision du futur du nucléaire en France  est décrite en 1955 par la commission de la Production d’électricité d’origine nucléaire (PEON) : « Il n’y aura pas une seule filière de réacteurs telle que celle de Marcoule (UNGG) mais  plusieurs types différents qui pourraient se superposer à partir de certaines dates : la première filière (UNGG à uranium naturel) durera moins de dix ans, une deuxième (réacteurs à eau sous pression à uranium enrichi) pourrait  fonctionner vers 1962, et une troisième filière pourrait commencer avec les breeders (surgénérateurs) à partir de 1965. Il est probable que dans 25 ou 30 ans, seule la troisième subsistera ».

Aujourd’hui la filière des réacteurs à eau (sous pression ou bouillante) représente 350 GW sur la puissance nucléaire totale de 390 GWe installée dans le monde. Les interrogations soulevées par les accidents de Three Mile  Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011) ont ralenti le développement de la filière nucléaire et notamment ramené à environ 2 GWe la puissance installée en réacteurs à neutrons rapides (dont 1,4 GWe en Russie).

Des perspectives guidées par la sécurité et le climat

Le déploiement de l’énergie nucléaire dans le monde, très majoritairement avec la technologie des réacteurs à eau, a d’abord répondu à une préoccupation de sécurité énergétique, notamment dans les pays pauvres en ressources  fossiles. Le plan Mesmer, qui a décidé en 1974 le déploiement du parc électronucléaire français, en est l’un des exemples les plus marquants.

Le risque climatique a quant à lui pris corps avec la signature du protocole de Kyoto en 1997. Il a conduit l’Union européenne à adopter en 2008 un « paquet législatif » visant à mettre en oeuvre une politique commune en  matière d’énergie et de lutte contre le changement climatique faisant une place au nucléaire, au côté des énergies renouvelables, des biocarburants, du captage et du stockage du CO2…

Aujourd’hui, l’énergie nucléaire est reconnue internationalement comme l’un des leviers stratégiques de la lutte contre le changement climatique, au même titre que les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et les  technologies de flexibilité. En témoignent les projections de l’AIE qui prévoit une puissance installée de plus de 800 GWe dans le monde en 2040 , l’étude prospective « Futurs énergétiques 2050 » de RTE publiée en octobre  2021 ainsi que la classification du nucléaire parmi les énergies « durables » par l’Union européenne dans le cadre de la taxonomie, et, enfin, le dernier rapport du GIEC.

Ces perspectives favorables sont cependant soumises à la capacité de la nouvelle génération de réacteurs à eau à satisfaire plusieurs conditions. Certaines, telles que l’amélioration de la sûreté ou le développement de la  flexibilité, font appel à l’innovation. D’autres, telles que la mise en oeuvre de stratégies nationales pour la gestion des combustibles usés, relèvent de la réglementation nationale. Il est en particulier essentiel que le nouveau  nucléaire apporte la preuve qu’il est conçu pour pouvoir gérer tout accident sans conséquence durable à l’extérieur du site, tout en conservant un coût de production comparable à celui des autres énergies bas carbone.

Vers un nucléaire multi-usage

Les recherches se poursuivent activement sur des réacteurs et des procédés du cycle capables d’étendre l’apport de l’énergie nucléaire à une économie décarbonée, circulaire et durable. Il s’agit de progresser vers un nucléaire  plus économe en ressources naturelles, plus sûr et plus respectueux de l’environnement. L’enjeu est aussi la compétitivité et la flexibilité, tout en assurant une fourniture d’énergie diversifiée : électricité, chaleur, hydrogène,  carburants neutres en carbone…

Certains axes de recherche se situent dans le prolongement de réalisations pionnières dont le développement fut inachevé. Le Forum International Generation IV, créé en 2000 par l’US Department of Energy, qui compte aujourd’hui quatorze membres, a largement contribué à relancer et à structurer à l’échelle internationale le développement de filières nucléaires dépassant les performances des réacteurs à eau. D’une part, les réacteurs à neutrons rapides pour valoriser complètement le potentiel énergétique de l’uranium. D’autre part, les réacteurs à haute température pour une production d’électricité à haut rendement et la fourniture de chaleur industrielle. Enfin, des filières plus prospectives sont à l’étude, dont les sauts technologiques offrent de nouvelles perspectives (réacteurs à sels fondus, etc.).

Réacteurs à neutrons rapides

Déployer des systèmes nucléaires à neutrons rapides sûrs et compétitifs, capables de recycler sans limites les matières réutilisables en minimisant les déchets de haute activité, reste l’un des axes principaux des recherches sur  le nucléaire du futur. Dans le prolongement du développement des réacteurs Rapsodie, Phénix et Superphénix arrêté en 1998, puis du projet Astrid soutenu de 2010 à 2019, les recherches sur les réacteurs rapides refroidis au  sodium se poursuivent activement en France. Un effort important est mené pour maintenir au meilleur niveau le développement et la qualification des outils de simulation nécessaires aux études de conception de systèmes et de  sûreté de fonctionnement, en tirant notamment parti des expériences disponibles ou réalisables à l’étranger. Ces recherches s’accompagnent également d’études de scénarios de déploiement de réacteurs à neutrons rapides dans le parc électronucléaire renouvelé, et de réutilisation dans ces réacteurs des matières issues du traitement des combustibles usés après un ou plusieurs recyclages dans les réacteurs à eau. Une veille stratégique s’attache  à évaluer d’autres types de réacteurs à neutrons rapides considérés à l’étranger, ainsi qu’à mener certaines études d’esquisses et recherches de base pour la faisabilité de concepts en rupture tels que les réacteurs rapides à  sels fondus.

Petits réacteurs modulaires pour des applications diversifiées de l’énergie nucléaire

En écho au regain d’intérêt qu’elles connaissent en Amérique du Nord, des études en France sur les petits réacteurs modulaires visent à en évaluer les applications les plus pertinentes pour décarboner l’économie et les usages. Elles se concentrent sur l’apport potentiel de tels réacteurs pour une production multi-vecteurs : électricité pour l’équilibrage de réseaux régionaux, chaleur pour l’habitat et l’industrie, et hydrogène pour ses usages multiples, dont la production de carburants durables (à partir de CO2 ou de biomasse). Avec le projet Nuward (170 MWe) porté par EDF, Naval Group, Technicatome et le CEA, la France participe à l’offre internationale pour un marché qui doit  encore se structurer.

Réacteurs à haute température

Ces réacteurs visent une production d’électricité à haut rendement et une fourniture de chaleur décarbonée à forte valeur ajoutée pour l’industrie. Les études dans ce domaine, qu’en France de 2002 à 2006 et que le Forum  Generation-IV a contribué à relancer au niveau international, consistent essentiellement en un suivi des projets de réacteurs à haute température dans le monde (Chine, Amérique du Nord, etc.) et des programmes de  démonstration dans les réacteurs expérimentaux de la filière (Japon, Chine). Le potentiel est important : fourniture de chaleur à haute température, production d’hydrogène par électrolyse haute température ou procédé  thermochimique, sûreté spécifique permettant une implantation proche de sites industriels…

Nouvelles perspectives

Les préoccupations de sécurité énergétique ont été à l’origine du déploiement des réacteurs à eau qui bénéficient aujourd’hui d’un corpus très établi de technologies. L’objectif de neutralité carbone sous-tend aujourd’hui le  développement de réacteurs appelés à compléter les réacteurs à eau pour inscrire l’énergie nucléaire dans le très long terme avec les neutrons rapides, et pour renforcer sa capacité à décarboner la chaleur et les carburants.

L’enjeu partagé avec les partenaires du Forum Generation-IV pour ces réacteurs du futur est de projeter dans l’avenir les réalisations de ces filières historiques. Il s’agit de revoir leur conception en fonction des meilleures technologies et en tirant le meilleur parti des coopérations internationales pour partager les coûts de développement et de démonstration. L’apparition de start-up s’intéressant à ces progrès contribue à stimuler l’innovation dans un secteur que les exigences de sûreté ont rendu très conservateur.

Les perspectives de soutien ouvertes par les volets nucléaires des plans France Relance et France 2030 sont très encourageantes pour permettre aux acteurs nationaux de faire valoir sur la scène internationale leur expertise et  leur vision de la sûreté, de la sécurité et de la gestion des déchets radioactifs. Ces perspectives sont aussi très prometteuses pour l’atteinte des objectifs de neutralité carbone.

Par Frank Carré, CEA, directeur scientifique de la Direction de l’énergie nucléaire (2009-2019) puis de la Direction des énergies (2020-2021)

Photo © Ina / Ina via AFP / Guy Breemat I Réacteur uranium graphite gaz (UNGG) de Chinon en France, mis en service en 1962.