Regards croisés sur un droit méconnu, le droit nucléaire - Sfen

Regards croisés sur un droit méconnu, le droit nucléaire

Publié le 23 janvier 2018 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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Les conditions d’élaboration d’une branche du droit sont particulièrement éclairantes sur son contenu et sa philosophie. S’agissant du droit nucléaire, le domaine technologique a, pendant longtemps, échappé au droit commun. Cette situation a fini par transformer « la contestation du recours à l’énergie nucléaire en querelle de légitimité de ce droit souvent (mal) rédigé par des non jusristes par ajouts sucessifs » (P. Reyners). Puis « nucléaire » et « droit » sont, au fil du temps, devenus des notions étroitement liées à l’autre.

Une petite histoire du droit nucléaire, du décret de 1963 à la loi dite de « transition énergétique » : le verdissement du droit nucléaire

Les conditions d’élaboration d’une branche du droit sont particulièrement éclairantes sur son contenu et sa philosophie. Nucléaire et droit sont, au fil du temps, devenues des notions étroitement liées l’une à l’autre car, même si le droit « n’est pas la clef permettant de réconcilier tous les Français avec le nucléaire… il est le passage obligé des inévitables conflits qui se produisent… » (J.-M. Pontier).

Née sous le signe d’Hiroshima, l’énergie nucléaire « implique l’existence de risques. Le seul fait que Tchernobyl ait existé nous interdit de le nier » (R. Carle). Elle a pendant longtemps échappé au droit commun à la faveur de la création d’une réglementation spécifique voulue plus adaptée au risque qu’elle avait vocation à encadrer. L’origine militaire de l’atome explique aussi le traitement différencié de son approche normative. L’atome a en effet d’abord été « un fait essentiellement scientifique puis militaire […] Le droit est venu ensuite ; mais très vite » (H. Lavaill).

S’agissant du droit nucléaire, son étude met en évidence sa contribution à l’établissement d’une « dialectique constructive » entre l’éthique et la science (P. Strohl). Élaboré au fur et à mesure de l’évolution de la technique, il est un exemple unique pour lequel l’élaboration d’un droit a anticipé les applications industrielles de la technique considérée et leurs dangers éventuels. Le pragmatisme a été aux sources du droit nucléaire (P. Baleynaud).

Pourtant, contrairement aux États-Unis qui se sont dotés très tôt de la loi Mac Mahon (1er août 1946 modifiée en 1954 par The Atomic Energy Act), la France ne s’est dotée que tardivement d’une loi atomique. Le décret du 11 décembre 1963 a constitué pendant 40 ans l’unique cadre procédural aux installations nucléaires de base. Contenant des avancées certes majeures (principe de l’autorisation de création d’une installation nucléaire de base – INB – par voie de décret), il était silencieux en matière de sûreté nucléaire et de protection de l’environnement.

Il faut dire que l’écologie n’est pas alors une donnée fondamentale de la vie politique française. C’est le premier choc pétrolier qui fera de l’énergie nucléaire la première « cible » des associations écologistes et antinucléaires contraignant les gouvernements successifs à faire évoluer la réglementation.

À la fin des années 1990, de nombreuses pressions politiques et associatives s’exercent en faveur de l’émergence de nouveaux paradigmes éthiques appliqués au secteur nucléaire. La catastrophe de Tchernobyl sera le catalyseur qui fera définitivement passer le risque nucléaire du stade de « concept virtuel » au « concept juridique ». Il n’existe à la fin du XXe siècle, ni code de droit nucléaire, ni code de l’environnement. La relation entre les deux domaines juridiques date du début du XXIe siècle, période à laquelle la doctrine se déchaîne autour de la nécessaire complémentarité des droits nucléaire et de l’environnement. Diverses hypothèses sont formulées : créer un code nucléaire ou codifier à droit constant la matière aux codes de l’énergie ou de l’environnement.

 
Trilogie nucléaire
Loi n°2006-686 du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire dite « TSN ».

• Loi de programme n° 2006-739 du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs.

• Loi n°2006-786 du 5 juillet 2006 autorisant l’approbation d’accords internationaux sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire.

 

En réalité, la « faille » du dispositif normatif nucléaire réside dans l’adoption (trop) tardive d’une législation nucléaire, en 2006, avec l’adoption de trois lois (voir encadré trilogie nucléaire) qui initie le « verdissement » du droit nucléaire. La loi du 13 juin 2006 dite TSN a par ailleurs fait de la France – au moment de son adoption – l’unique pays au monde doté d’un cadre légal sur la transparence nucléaire, secteur traditionnellement recouvert du sceau du secret-défense (J.-Y. Le Deault). Elle traduit aussi la perte de spécificité du droit nucléaire avec son entrée officielle dans la sphère du code de l’environnement (M. Leger – L. Grammatico).

La loi n°2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (dite TECV) s’inscrit dans sa continuité en renforçant les exigences en matière de sûreté et de transparence.

Nucléaire : un droit hors normes ? Illustrations à partir du projet de stockage géologique de déchets radioactifs

L’encadrement juridique du projet de stockage géologique de déchets radioactifs de haute activité et à vie longue, dénommé Cigéo, illustre bien les particularités du droit nucléaire. Ainsi qu’évoqué précédemment, celui-ci se singularise surtout par son pragmatisme. Globalement, c’est le droit qui s’adapte à ce projet, et non l’inverse. Or, ce pragmatisme est à la fois la force et la faiblesse du droit nucléaire. Sa force, parce que ce droit sur mesure est bien adapté aux enjeux techniques du nucléaire. Sa faiblesse, parce que ce droit pragmatique va parfois à l’encontre de certains principes (idéaux ?) démocratiques.

Un droit sur mesure

Afin de relever les défis techniques du projet Cigéo, plusieurs innovations juridiques remarquables ont été instaurées qui portent sur les risques à long terme, grande inconnue du projet, et offrent une protection juridique aux générations futures.

On pense en premier lieu aux instruments financiers imposant aux producteurs de déchets radioactifs de prendre en charge les coûts futurs du stockage géologique [1].

Ces outils consacrent « une ouverture de l’imaginaire juridique […] à la perspective transgénérationnelle et témoigne[nt] de la progression d’un nouveau paradigme juridique » (E. Gaillard). Le principe pollueur-payeur devient ainsi transgénérationnel.

On songe en second lieu à l’existence de « seuils de sécurité » imposés à long terme au futur site Cigéo [2]. L’objectif est que les générations futures bénéficient du même niveau de protection contre la radioactivité des déchets que les générations présentes. Même si Cigéo reste entouré d’incertitudes sur les risques à long terme, il est tout à fait novateur qu’il fasse d’ores et déjà l’objet de normes visant des générations humaines à venir (Th. Schellenberger). On peut ainsi dire que le droit nucléaire ambitionne d’appréhender de manière novatrice les « durées méta-humaines » (T. Soleilhac) induites par le stockage géologique de déchets.

Un droit à l’ancrage démocratique fragile

Ce qui fait la faiblesse du droit nucléaire, c’est la fragilité de ses bases démocratiques. Il représente plus souvent la transcription des besoins techniques des acteurs de la filière que le résultat de débats politiques ouverts. Le droit du stockage géologique de déchets radioactifs en fournit quelques illustrations.

Premièrement, le Parlement a une place assez marginale dans sa construction. Le secteur nucléaire n’a donné lieu à un débat parlementaire qu’en 1991 [3] essentiellement limité à l’élimination des déchets en aval, et non sur leur prévention en amont, restreignant ainsi les réflexions de fond. Ce risque de faux débat a été relevé par certains parlementaires et universitaires [4]. Par la suite, l’une des dispositions fondamentales de la loi de 1991 n’a pas été respectée [5]. Ceci a fragilisé l’assise démocratique du projet. Bien qu’un seul laboratoire ait finalement vu le jour, la poursuite d’un stockage y a tout de même été approuvée en 2006 malgré l’absence d’alternative comparable [6].

Deuxièmement, les débats parlementaires ont été plusieurs fois évités, et ce encore récemment, lorsqu’il s’est agit d’autoriser le lancement même du projet. D’abord, un projet de loi en 2014 avait prévu « en catimini » que Cigéo puisse être autorisé non par la loi mais par voie de décret [7]. Après cette tentative finalement avortée, les mêmes dispositions ont été introduites dans le projet de loi du 10 juillet 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques [8] et ce dans le cadre de l’art. 49.3 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a par la suite annulé ces dispositions. Une loi nouvelle a finalement été adoptée le 25 juillet 2016 dans des conditions une fois encore assez discutables [9].

Le droit nucléaire est donc un droit pragmatique remarquablement adaptable, ce qui lui confère une incontestable efficacité. En tant que droit, il doit cependant s’inscrire dans un ordre juridique d’ensemble relevant de certains idéaux, sources (incontournables ?) de légitimité politique.

 
Rendons à César ce qui est à César
À sa manière – et sous la pression du droit et de l’opinion publique – l’industrie nucléaire a joué un rôle important dans l’évolution de règles particulièrement novatrices de protection sanitaire et environnementale. Historiquement, le droit nucléaire a précédé l’émergence du droit de l’environnement et la formulation de ses principes fondamentaux. Ainsi, le principe ALARA (« As Low As Reasonably Achievable » ; qui se traduirait en français par « Aussi bas que raisonnablement possible ») utilisé en droit de la radioprotection a largement anticipé la formulation et l’application tardives du principe de précaution en droit de l’environnement.
 

Droit nucléiare et nouvelles menaces

Dans un contexte international troublé, la déclinaison nucléaire du terrorisme pourrait prendre divers aspects, du sabotage interne à l’agression extérieure de centres de recherche, de production ou de stockages de déchets. Ces menaces, terrestres voire aériennes, soulignent les ramifications du droit nucléaire dans la réflexion sur les enjeux actuels de sécurité industrielle et de prévention des actes malveillants.

En tant que secteur d’activité d’importance vitale, les installations nucléaires bénéficient d’une protection particulière [10]. En dépit de ces dispositifs, les dernières décennies ont été marquées par une multiplication d’intrusions. Si plusieurs articles du Code pénal assurent la protection des matières nucléaires et de leur exploitation, aucune mesure ne visait spécifiquement les effractions sur sites, contraignant les magistrats à ne pouvoir sanctionner que la violation de domicile. Devant ces enjeux aigus de sécurité, de nouvelles dispositions viennent conforter la protection des sites. Ainsi, le Code général des collectivités territoriales donne désormais compétence aux préfets de département pour réglementer les conditions de circulation et de stationnement des véhicules autour des locaux ou terrains abritant des matières nucléaires. La loi n°2015-588 du 2 juin 2015 inscrit au code de la défense de nouveaux délits, selon qu’il s’agit d’une intrusion simple dans une installation faisant usage de matières nucléaires ou d’une effraction avec armes ou en bande organisée.

Outre les intrusions terrestres, le cadre législatif s’efforce de garantir la sécurité des installations nucléaires de base face aux menaces aériennes. Le code des transports interdit le survol des installations dans un périmètre de 5 km et à une altitude inférieure à 1 000 m ; il sanctionne le fait de laisser circuler un aéronef dans des conditions d’utilisation non conformes aux règles de sécurité. La loi n° 2016-1428 du 24 octobre 2016 sur le renforcement de la sécurité de l’usage des drones civils rend désormais passible d’amendes et d’emprisonnement le survol d’une zone interdite.

Pour donner une consistance aux dispositifs de protection externe des installations, le décret n° 2017-588 du 20 avril 2017 a institué sous l’autorité conjointe des ministres de l’Énergie et de l’Intérieur un Commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN) dont les compétences couvrent notamment la protection des sites et matières nucléaires, y compris pendant le transport. En lien avec les ministères concernés, l’ASN et les opérateurs, le COSSEN exploite les renseignements relatifs aux menaces à la sécurité nucléaire, instruit les enquêtes liées aux procédures administratives de recrutement et d’habilitation des personnels.

La voie entre sûreté et sécurité nucléaires est bel et bien étroite, illustrant à quel point le droit nucléaire se comprend à l’aune de préoccupations environnementales, sanitaires et aujourd’hui sécuritaires.

 

Le CERDACC, qu’est-ce que c’est ?
www.cerdacc.uha.fr

Les auteurs de cet article sont enseignants-chercheurs au CERDACC (Centre européen de recherche sur le risque, le droit des accidents colectifs et des catastrophes), centre de recherche de l’Université de Haute-Alsace créé en 1995 au-lendemain de la catastrophe du Mont Ste Odile. Ce centre avait pour objet initial d’étudier les dispositifs de toute nature mis en place après la survenance de catastrophes et d’accidents collectifs. Il a peu à peu élargi son spectre de recherche, pour y intégrer les thématiques du Risque. Il diffuse deux revues numériques :

• Le Journal des Accidents et des Catastrophes,

• Risques, Études et Observations.

 

 

Droit nucléaire et indemnisation des victimes des essais : entre espoir, déception et questions

Alors que le premier essai nucléaire français remonte au 13 février 1960, près de Reggane (en Algérie française), 209 autres tirs se succéderont, d’abord en Algérie même après l’indépendance (3 essais aériens et 13 essais souterrains) puis en Polynésie française (193 essais) jusqu’au 27 janvier 1996, date à laquelle la France a été en capacité d’effectuer des essais en laboratoire. Contrairement aux allégations des autorités politiques et militaires de l’époque, certaines de ces expérimentations ont provoqué des accidents ; des retombées radioactives ayant eu un impact sur la santé des populations, des personnels militaires et civils travaillant sur les sites d’essai (atteintes externes par exposition à des rayonnements ionisants et atteintes internes du fait de la consommation d’eau irradiée).

Les pathologies radio-induites ne se sont pas déclarées immédiatement, les premiers symptômes étant apparus des années voire des dizaines d’années plus tard. Le droit n’apporta pas, jusqu’en 2010, de réponse spécifique à la souffrance des victimes qui devaient s’appuyer, selon leur situation au moment des faits, sur les codes des pensions civiles et militaires d’invalidité (militaires), de la sécurité sociale (civils) ou le régime de prévoyance sociale polynésien (habitants). Elles pouvaient tenter aussi de faire reconnaître la responsabilité de l’État devant les juridictions administratives. Démontrer une faute, un préjudice et un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage était très difficile du fait que plus le temps s’écoulait, et plus le lien de causalité se distendait, pour parfois disparaître rendant alors impossible toute réparation du préjudice pourtant subi.

Il a fallu attendre le projet de loi de 2009 relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires [11] pour faciliter l’indemnisation et « faire bénéficier les personnes ayant participé aux essais et les populations d’un régime identique… dans un souci de rigueur et de justice », tels étaient les piliers de ce projet. Un travail législatif conséquent a abouti à la loi n°2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. L’utilité de celle-ci était indéniable d’abord par son intitulé, par la réponse unifiée dont désormais bénéficiaient toutes les victimes souffrant de maladies radio-induites et enfin par le mécanisme présomptif consacré (présomption de causalité au bénéfice du demandeur « à moins qu’au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable »). Juristes et associations d’aide aux victimes ont fait part de leur scepticisme face à cette loi soulignant ses imperfections (un champ géographique et temporel limité en ce qui concernait la Polynésie française, l’exclusion des victimes par ricochet, une liste de maladies radio-induites trop restrictive, un comité d’indemnisation des victimes (CIVEN) mal dénommé puisqu’il ne faisait que proposer une indemnisation au ministre de la Défense). Or, si l’histoire d’une loi ne s’achève pas le jour de sa publication, la mise en oeuvre de celle-ci n’a pas permis de rassurer les potentiels.

Crédit photo : Eric Larrayadieu

Légende : Le niveau de radioactivité est contrôlé en permanence sur les sites nucléaires. Le principe ALARA, utilisé en droit de la radioprotection,

est antérieur au principe de précaution.


Deux fonds gérés par l’Andra et alimentés par des taxes et des obligations Articles L542-12-1 et s. et L594-1 C. env.

Guide de sûreté art. 4.2 http://www.asn.fr.

Adoption de la loi du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs.

Assemblée Nationale, compte-rendu intégral des débats, 2e séance du 25/06/1991, JF du 26/06/1991, p. 3628 et M. Prieur.

Réalisation de deux laboratoires souterrains afin de pouvoir comparer plusieurs options.

Fait relevé par le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire au rapport préalable au débat public sur le projet Cigéo, 28/03/2013, p. 10.

Projet de loi de programmation pour la transition énergétique, art. 35

Art. 201 et s.

Au coeur de l’été, à la suite d’un débat de quatre heures à l’Assemblée nationale, sur la base d’un rapport parlementaire rédigé par le député Christophe Bouillon à la suite de sa nomination comme président du conseil d’administration de l’Andra – exploitant de Cigéo.

Loi n°2005-1550 du 12 décembre 2005.

AN, n°1696, 27 mai 2009.

Décembre 2012 : 9 sur 786 dossiers déposés. 13. Loi n°2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014-2019 et portant diverses dispositions concernant la défense nationale et la sécurité nationale.

17 pour la période 2010-2015, 13 pour 2015-2016.

Mars 2015-décembre 2016 : 28 décisions de justice favorables aux victimes.

Loi n°2017-256, 28 février 2017 relative à la programmation relative à l’égalité réelle outre-mer.


Par Hervé Arbousset, Maître de conférences en droit public– HDR, Directeur du CERDACC, Marie-Béatrice Lahorgue, Maître de conférences en droit privé – HDR, Muriel Rambour, Maître de conférences en droit public et Thomas Schellenberger, Maître de conférences en droit public

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