Réflexions sur le scénario négaWatt… en attendant la publication des résultats détaillés
NégaWatt vient de produire en octobre 2021 une mise à jour de son scénario basé sur le triptyque sobriété, efficacité et renouvelable. Cet exercice prospectif propose clef en main un projet de société bouclé énergétiquement, c’est-à-dire réalisant l’équilibre offre-demande, et répondant aux enjeux de décarbonation à l’horizon 2050. Mais le travail présente des biais méthodologiques permettant de servir un projet de société.
Présenté le 26 octobre, le nouveau scénario négawatt vise à répondre aux autres scénarios énergétiques, en particulier de celui de RTE publié la veille qui a mis en évidence la pertinence d’un mix équilibré entre nucléaire et renouvelables et l’urgence des décisions dans ces domaines. Le scénario négaWatt est avant tout de nature sociologique. Il vise une remise en cause profonde de notre société. Il présente deux limites majeures. D’une part il pose ses hypothèses fortes de sobriété, et n’a donc absolument pas la même applicabilité et le même réalisme que les scénarios de RTE. Aussi, les modalités de débat de ce scénario dépassent largement le cadre de celui d’un mix électrique sur critère technico-économique. D’autre part, aucune revue par les pairs ni concertation n’a été réalisée, en décalage avec les standards scientifiques actuels.
A quoi sert un scénario énergie-climat ?
L’intérêt premier d’un scénario énergie-climat est de permettre de structurer une réflexion autour des trajectoires envisageables pour le mix énergétique au cours des prochaines décennies. Il s’agit d’éclairer le décideur en mettant en exergue les points de non-retour et les bifurcations envisageables. Chaque scénario, du moment qu’il adopte une démarche scientifique, est transparent sur sa méthodologie et ses hypothèses, permet de comprendre un angle particulier et donc contribue à éclairer la prise de décision.
En entrée des modèles, on trouve des données pour simuler l’équilibre offre-demande au pas horaire : consommation, météo (pour le calcul de la génération des énergies fatales), disponibilité technique du parc thermique, disponibilité sur les capacités des pays voisins etc. En sortie, sont essentiellement récupérées des données sur le nombre d’heure de défaillance (dont la limite annuelle est portée à trois heures en moyenne) et sur les quantités de capacité appelée par le réseau suivant les différentes filières installées. On peut alors en déduire un coût. La complexité croissante des modèles (leur finesse à représenter la réalité en somme) rend les travaux prospectifs très dépendants des paramètres d’entrée. Il faut alors être vigilant à systématiquement discuter de la pertinence des résultats à l’aune des hypothèses de départ.
Un scénario sociologique plutôt qu’énergétique et porteur d’un projet politique implicite
Dans le scénario négaWatt, certaines hypothèses de sobriété, premier gisement des économies d’énergie chez négaWatt, peuvent être qualifiées de tendanciel. C’est le cas par exemple de la réduction de la consommation de viande. En revanche, d’autres sont beaucoup plus discutables voir contra-tendanciel. C’est le cas par exemple sur le logement (taux d’occupation, cohabitation intergénérationnelle), rythme de rénovation (objectif de 800 000 par an en 2030 contre quelques dizaines de milliers aujourd’hui) ou encore sur le recul de la construction des maisons individuelles neuves qui restent pourtant un désir fort des Français, renforcé après la crise du Covid.
Se dessine alors en creux un projet politique visant une critique de l’état d’« ébriété » de la consommation des français et invitant à une remise en cause profonde de notre société. Cela relève du débat démocratique et non d’un simple débat technique pour décider de la pertinence d’une nouvelle politique énergétique et de la composition de son mix.
Là où le travail de RTE répond au cahier des charges attendus d’un scénario en apportant un ensemble de propositions variées, négaWatt est d’emblée porteur d’une certaine vision du monde. Lorsque, en parlant du scénario négaWatt, Jean-Luc Mélenchon écrit : « Ce scénario constitue la base de mon programme en matière de transition énergétique. Nous faisons nôtres les objectifs qu’il contient ». Cela dit quelque chose sur la nature de ce travail qui n’est pas exclusivement de nature énergétique-climatique mais aussi politique, pour partie.
Des questions de mise en œuvre et de réalité macroéconomiques
Un des points aveugles du scénario[1] est celui de la mise en œuvre concrète des hypothèses de sobriété qui structure son analyse. Comment seront surveillés (et punis) les états d’« ébriété » énergétique des Français. Soit le scénario relève de la pure utopie spéculant sur la mise en œuvre volontaire spontanée, soit il s’agit d’une surveillance étroite.
L’autre incertitude concerne les grandes questions macroéconomiques et macrosociales. Le paysage énergétique et sociologique réel sera façonné par les populations en croissance des pays émergents, au premier rang desquels la Chine et l’Inde. Dans l’hypothèse d’une application du scénario négaWatt, quid de la compétitivité des entreprises nationales face à la concurrence internationale ? Quid des leviers de financement pour opérer à une telle transformation ? Une des conditions nécessaires de faisabilité du scénario négaWatt, c’est un retour à une certaine forme de protectionnisme avec des mesures douanières fortes. Or l’hypothèse peu réaliste prise par négaWatt est celle d’une gouvernance mondiale uniforme ou d’une uniformité des gouvernances nationales.
Des lacunes méthodologiques…
Le scénario RTE fait l’objet d’une large concertation rendue publique à laquelle participe toute sorte d’acteurs dont des associations comme négaWatt et la Sfen. Le travail de modélisation de RTE, celui réalisé par les ingénieurs et les consultants, est un travail collectif bénéficiant de l’appui d’organismes scientifiques légitimes dans leur domaine : météo France, GRT gaz, le CEA etc. NégaWatt, en masquant (au moins partiellement) le processus de construction du scénario et en ne confrontant publiquement son travail à aucune critique que ce soit par les pairs[1] ou par les associations, n’est pas légitime scientifiquement à valoriser son scénario au même niveau que RTE. En effet, le principe de réfutabilité est au cœur même de la démarche scientifique.
Par ailleurs, là où RTE propose de nombreuses études de sensibilité (stress test) sur les paramètres d’entrée (coût du financement du nucléaire, déploiement du biogaz etc.), négaWatt ne réalise pas ce travail. C’est là encore une lacune profonde sur un travail qui se veut scientifique.
… avec des conséquences très concrètes…
Sur les quelques chiffres publiés à date par négaWatt, à horizon 2050, pour 61,3 GW d’éolien terrestre installé, environ 162 TWh d’électricité sont produits. Dans le scénario N03 de RTE (fort déploiement du nucléaire), 43 GW d’éolien terrestre installé à horizon 2050 produisent 87 TWh d’électricité. Les répercussions d’une telle divergence d’hypothèses sur le facteur de charge de l’éolien terrestre se déploient sur tous les volets de l’analyse : équilibre du réseau, besoin en flexibilité, empreinte matière etc. Pourtant c’est bien le chiffre du gestionnaire de réseau RTE (facteur de charge à 24 % contre 30 % pour négaWatt) qui en France doit être pris pour référence car basé sur des simulations de données météorologiques directement construites avec Météo France[2]. En 2020, avec un mois de février qui présente « un record historique en termes de qualité d’énergie mensuelle produite par cette filière »[3], le facteur de charge éolien était de 26 %.
… dont notamment un résultat surprenant sur le bilan matières
Un élément nouveau d’analyse par rapport au rapport publié en 2017 par négaWatt est la présence d’un bilan matières. Il est certain que ce bilan a fait l’objet d’un travail détaillé. Le problème est à nouveau celui des hypothèses utilisées et de la nécessaire critique et revue par les pairs de la méthodologie employée.
Les résultats sur l’évolution entre 2014 et 2050 de la quantité de matériaux extraites au niveau mondial sont surprenants : -95 % sur le cuivre, -84 % sur le cobalt, -76 % sur le sable (béton). Toutes ces ressources sont des matériaux indispensables dans la construction du système électrique décarbonée : éoliennes, batteries, panneaux photovoltaïques, réseau de distribution renforcé avec la forte pénétration des énergies renouvelables (EnR). A titre de comparaison, le nucléaire est respectivement 20, 2 000 et 1 00 fois plus économe en cuivre que l’éolien terrestre, l’éolien maritime et le solaire PV, rapporté à l’énergie produite sur le cycle de vie de l’installation (source IRENA-2019 et JRC-2020). Là encore les hypothèses structurantes – le taux de recyclage en croissance forte et celle selon laquelle les autres pays adopteront la politique industrielle – semblent très optimistes.
Le point de départ de la construction du scénario négaWatt est la sortie du nucléaire et non la recherche scientifique d’un optimal économique et environnemental
Suivant la trajectoire de consommation de référence, le scénario RTE « N03 », celui qui comporte le plus de nucléaire, est à la fois le moins cher et est le plus avantageux du point de vue des émissions de gaz à effet de serre (GES) en analyse de cycle de vie. Pourquoi est-ce que négaWatt, qui annonce une démarche en cohérence avec les objectifs du développement durable (ODD) de l’Organisation des Nations Unies, se passerait de cette option du nucléaire qui pourtant offre une perspective encore plus avantageuse que les scénarios 100 % EnR ?
Les travaux publiés par négaWatt mettent en avant : « l’absence de solution de gestion des déchets nucléaires pose des questions éthiques et morales »[4]. Pourtant, En 2017, Pierre-Franck Chevet alors Président de l’Autorité de Sûreté nucléaire (ASN) disait déjà : « Cigéo, dans son principe de stockage géologique profond, est pour l’instant la seule solution raisonnable et responsable » …
Pour une association d’ingénieurs et de scientifiques, il est regrettable d’entretenir subrepticement le mythe que l’énergie nucléaire et les principes de sobriété structurelles sont antagonistes. Au contraire, l’électronucléaire apparaît avec les EnR comme un levier incontournable pour lutter contre le réchauffement climatique, la perte de biodiversité et les inégalités énergétiques.
[1] En tout cas tel qu’il est présenté au public à date.
[1] En dehors des individualités relevant d’institut de recherche.
[2] Dans les scénarios RTE, c’est Météo France qui construit les chroniques météorologiques déterminantes pour la production éolienne.
[3] https://bilan-electrique-2020.rte-france.com/production-eolien/
[4] NégaWatt – Partie 3 : les mesures structurantes à engager dans le prochain quinquennat