Rapport du Giec sur l’atténuation : quel rôle pour le nucléaire ? - Sfen

Rapport du Giec sur l’atténuation : quel rôle pour le nucléaire ?

Publié le 6 avril 2022 - Mis à jour le 12 avril 2022

Ce lundi 4 avril, le Giec a rendu public son troisième et dernier rapport portant sur les mesures d’atténuation du changement climatique. Nous présentons ici les principaux enseignements relatifs au secteur de l’énergie, dont les émissions ont crû depuis l’Accord de Paris, malgré des efforts qui se traduisent par une intensité carbone plus faible des systèmes énergétiques. Le nucléaire est bien inclus dans le rapport, mais de façon discrète. Ceci s’explique pour deux raisons. D’une part, le rapport met l’accent sur les mesures de court terme, à horizon 2030, qui sont incompatibles avec le rythme de déploiement de nouvelles centrales. D’autre part, le rapport propose une vue en moyenne, à l’échelle planétaire, qui ne permet pas de tirer des conclusions sur les spécificités des mix nationaux. En France par exemple, la prolongation des réacteurs reste la meilleure option disponible du point de vue des émissions et du point de vue économique. Pour autant, le nucléaire est reconnu comme le quatrième contributeur potentiel pour décarboner les systèmes énergétiques.

La trilogie des publications du groupement intergouvernemental sur l’étude du climat (GIEC) s’est achevée ce lundi 4 avril avec la publication du troisième volet portant sur les mesures d’atténuation du changement climatique. Cette somme a fait l’objet d’un travail depuis trois ans par 278 scientifiques de 65 pays différents passant en revue plus de 18 000 publications. Alors que les deux premiers rapports (la « science du changement climatique », suivi des « impacts et adaptation ») nous disaient que le changement climatique est déjà là et qu’il impacte des pans entiers de la biosphère et des sociétés humaines, ce troisième rapport n’est pas plus réjouissant.

Selon les auteurs, nos efforts, bien que réels[1] dans de nombreux secteurs et dans de nombreux pays, sont largement insuffisants si nous souhaitons limiter l’augmentation à 1,5°C. Les chiffres sont clairs : pour revenir sur une trajectoire à 1,5°C, il faudra réduire nos émissions globales de 43 %, et de 34 % les émissions de méthane d’ici à 2030. Moins ambitieuse que cette dernière, la trajectoire à 2°C nous imposera un pic des émissions en 2025 et une réduction d’un quart de nos émissions d’ici à 2030. Pour l’heure, nous nous dirigeons vers 3,2°C à la fin du siècle. Avant de détailler les leviers disponibles côté offre pour infléchir cette trajectoire, le rapport met en avant la nécessité d’une plus grande maîtrise de la demande[2], c’est-à-dire de la sobriété, pour réduire nos émissions. Le message est clair : sans sobriété, on n’y arrivera pas.

Nous présentons ici les principaux enseignements ayant trait au secteur de l’énergie. Ce secteur représente en 2019, avant la pandémie et la baisse contrainte des émissions, 34 % des émissions de GES d’origine anthropique. Malgré des améliorations sur l’intensité carbone du secteur, nos émissions, portées par une demande en énergie croissante, ont continué d’augmenter.

Tour d’horizon des émissions du secteur énergétique

L’augmentation des émissions de GES, depuis 2010, bien que plus faible par rapport à la décennie précédente1, concerne tous les secteurs. Ainsi, le secteur énergétique n’en est pas exempt. La réduction des émissions liée à une baisse de l’intensité carbone de l’énergie[3] n’a pas compensé l’augmentation globale de l’activité du secteur. Cette réduction, estimée de l’ordre de -0,3 %/an sur la période 2010-2019, est principalement due à un basculement d’un grand nombre de centrales à charbon vers des centrales à gaz, une réduction de la croissance du charbon et une pénétration accrue des énergies renouvelables dans les systèmes énergétiques. Toutefois, nous sommes plus de dix fois en dessous (-3,5 %/an) du rythme de décarbonation des systèmes énergétiques nécessaires pour limiter le réchauffement à 2°C.

Des énergies fossiles toujours en croissance depuis l’Accord de Paris

Depuis 2015, année de l’Accord de Paris, les émissions du secteur de l’énergie ont augmenté de l’ordre de 4,6 %. Les énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) y sont pour beaucoup : les émissions de méthane, principalement dû aux fuites dans l’exploitation et le transport des produits fossiles, représentent 18 % de ces émissions. La capacité de centrales à charbon a crû de 7,6 %, là où la consommation doit décroitre de 70 % d’ici à 2030. La consommation de gaz a augmenté de 15 %.

Le rapport souligne qu’il faut cesser dès maintenant d’investir dans des actifs fossiles[4] pour deux raisons. D’une part, compte tenu de l’inertie de nos systèmes, cela disqualifierait les possibilités de limitation de réchauffement à 2°C ; d’autre part, investir dans de nouveaux actifs (la ressource brute ou des actifs tels que des centrales), aurait des impacts macroéconomiques dévastateurs. Par exemple, le coût du combustible et de la tonne de carbone peut affecter la rentabilité d’une centrale au gaz et donc faire porter un risque financier sur les investisseurs ou, sans exclusion mutuelle des effets, impacter durablement l’approvisionnement des entreprises et des ménages (p.53 TS).

Limiter cet investissement n’est bien sûr pas suffisant. Il faut dès aujourd’hui réduire notre dépendance aux fossiles en redirigeant les flux financiers vers l’investissement dans la transition énergétique vers des systèmes bas ou zéro-carbone, si nous souhaitons respecter le cadre de l’Accord de Paris. Le rapport parle d’un déficit d’investissements de trois à six fois ce qui serait nécessaire tous secteurs confondus. En se basant sur une étude historique de l’exploitation des actifs fossiles existants, le GIEC estime que nous avons déjà dépassé le budget carbone pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.

Une électrification majeure des usages est nécessaire pour assurer la transition

L’électrification des usages constitue un des leviers principaux de cette transition. Le rapport souligne que d’ici à 2050, pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, l’électricité devra représenter de l’ordre de 50 % de l’approvisionnement total en énergie (il représente 20 % en 2019). Les systèmes électriques de demain seront, en moyenne, majoritairement composés d’énergies renouvelables intermittentes (EnRi), éolien et solaire, dont la baisse continue des coûts unitaires depuis 2010[5] a rendu ces technologies bas carbones compétitives face aux énergies fossiles (gaz, charbon). Par ailleurs, le soutien public aux renouvelables crée un contexte particulièrement favorable à de nouvelles opportunités d’investissement dans ces énergies.

Cette électrification passera par une croissance des renouvelables et aussi du nucléaire   

Si les systèmes énergétiques (électriques) partagent des caractéristiques communes, notamment sur la place faite aux renouvelables compte tenu de leur potentiel massif et croissant de décarbonation, « il est très peu probable que tous les systèmes [électriques] bas carbone du monde se basent sur un approvisionnement exclusivement d’origine renouvelable », écrivent les auteurs (p. 1071). Le contexte de chaque pays (box 6.6.4.) sera déterminant dans le choix des technologies complémentaires.

Ainsi si certains pays veulent faire sans nucléaire, d’autres, au contraire, considèrent l’énergie nucléaire comme un atout stratégique (p. 640) pour la transition à moyen et long terme. À ce titre, le rapport inventorie plusieurs options nucléaires disponibles sur la période 2020-2050 : les nouveaux concepts de réacteurs, la prolongation de l’exploitation du nucléaire existant, les SMR. Enfin, en plus de la génération d’électricité, l’énergie nucléaire peut aussi contribuer à la production d’eau sanitaire ou d’hydrogène décarboné dont le potentiel de décarbonation de certains process de l’industrie est souligné.

Les technologies existent, à chaque pays de faire selon ses besoins

La figure SPM.7 du résumé pour décideurs fournit une liste exhaustive, par secteur, des options d’atténuations pour réduire le bilan net de nos émissions d’ici 2030 et leur contribution respective. Les options listées sont celles d’ores et déjà disponibles, ce qui exclut le nouveau nucléaire dont les effets positifs sur le climat, étant donné l’inertie de son déploiement, ne s’apprécieront qu’à horizon 2040. Par exemple, en France, les premiers EPR2 entreront en service à partir de 2035.

Pour le secteur de l’énergie, en 2030, ce sont donc « globalement » le solaire et l’éolien qui proposent le plus fort potentiel de contribution de réduction de nos émissions de GES, de l’ordre de 4 GtCO2eq/an. C’est quatre à huit fois le potentiel du nucléaire, lui-même deux à trois fois plus performant que l’hydraulique. Or là encore, tout est dans le « globalement ». S’il permet d’avoir une vue en plan large des meilleures options sur la table, les leçons que l’on tire d’un tel graphique ne sont absolument pas applicables directement. Par exemple, doit-on conclure d’un tel graphique que l’Islande dont 100 % de l’électricité provient de l’hydraulique et de la géothermie – donc décarbonée – a eu une mauvaise politique énergétique et doit, dès aujourd’hui, investir massivement dans l’éolien ? Évidemment non.

Pour comprendre un tel graphique et son intérêt, il faut se placer dans le cas d’un pays dont le secteur électrique est soit faiblement décarboné, soit peu développé. Pour ce pays, d’après les enseignements précédents du GIEC, il y a urgence à (1) électrifier les usages et (simultanément) (2) décarboner son mix électrique. La figure ci-dessus présente, à moyen terme (2030), les solutions les plus efficaces pour relever ce défi. Alors en effet, à court terme, compte tenu de leurs coûts unitaires, compte tenu de la croissance du marché, compte tenu de la facilité d’installation et d’entretien, les EnRi doivent être privilégiées.

Toutefois, pour les pays disposant de centrales nucléaires en fonctionnement, il faut certes continuer d’investir dans les EnRi, mais aussi considérer l’option de prolongation des centrales qui est aujourd’hui, sans conteste, la solution la plus propre (pour le climat et les sols, potentiels puits de carbone) et la plus économique (IEA/NEA, 2020). Il n’y aucune incohérence à poursuivre l’investissement dans ces deux options. Tous les leviers disponibles doivent être sollicités.

Enfin, la contribution du nucléaire à l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris n’atteint son plein potentiel que sur le long terme (tableau TS.2). 2030 est un horizon court pour des décisions comme celles d’investir dans de nouveaux réacteurs qui s’inscrivent sur des temps très longs. Le rapport estime ainsi qu’en 2050, un doublement de la capacité nucléaire, voire un quadruplement (pour rester sous les 1,5 °C sans dépassement), constitue autant de routes possibles, ou nécessaires pour réduire les émissions.

Il ne faut pas faire dire à ce rapport ce qu’il ne dit pas

Pour comparer le coût de la tonne évitée (comme dans la figure SPM.7), un indicateur comme le LCOE (Levelized Cost of Energy), utilisé ici par le Giec, présente des limitations méthodologiques intrinsèques. Le rapport précise en note de bas de page et à la suite de la figure SPM.3 que les coûts de la tonne de carbone évités pour le solaire et l’éolien n’intègrent pas les coûts système (flexibilité, renforcement du réseau etc.), qu’ils sont donc à prendre avec un certain recul critique.

Ainsi, s’il est riche d’enseignements, ce troisième rapport du GIEC n’est pas un exercice prospectif de scénarisation des systèmes électriques (ou énergétiques). Pour tirer des enseignements sur ce sujet, au périmètre bien particulier de la France, il faut regarder les enseignements du rapport de RTE par exemple, qui utilise la méthodologie des coûts systèmes. La complémentarité nucléaire/EnRi y apparaît comme la solution la plus robuste pour décarboner, et la plus compétitive pour maîtriser la facture des consommateurs.

Les leçons à tirer du rapport du Giec pour le nucléaire et les futures perspectives

Pour la filière nucléaire, les conclusions que l’on doit tirer sont les suivantes. Il faut investir dès maintenant pour prolonger l’exploitation les réacteurs et/ou dans le développement d’un programme industriel pour construire de nouveaux réacteurs. Cet investissement dans un nouveau parc passera nécessairement par une intervention étatique (ou supranationale[6]) pour ouvrir à l’atome les portes réglementaires, budgétaires, industrielles[7] qui lui étaient fermées jusque-là, contrairement au gaz et aux renouvelables (p. 978). Deuxièmement, il faut donc dès maintenant réfléchir au cadre de financement du nouveau nucléaire adéquat et dont la réalisation dépendra du contexte de chaque pays[8].

Enfin, jusque très récemment, l’énergie nucléaire faisait l’objet de blocage fort dans l’opinion publique. Ce blocage multifactoriel impactait durablement les conditions de possibilité de son déploiement dans les systèmes énergétiques. Le principal facteur limitant du potentiel de décarbonation de l’énergie nucléaire étant le clivage qu’il suscite sur les questions de la radioactivité et de l’accident nucléaire ainsi que le souligne le Giec (p.978). Or, d’une part on constate un changement durable dans les opinions, d’autre part la crise des marchés de l’énergie et l’invasion russe en Ukraine rebat les cartes du nucléaire pour beaucoup de pays (par exemple en Belgique). Le débat s’est déplacé du « risque nucléaire » vers des critères de souveraineté, de maîtrise des prix et de réduction de dépendance aux fossiles, notamment au gaz russe. Autant de critères qui jouent très largement en faveur du nucléaire rappelle le Giec (p.979). Dans ce nouveau contexte, invisible aux yeux du rapport du Giec car trop récent, de nouvelles perspectives positives se dessinent pour l’atome.

[1] Les émissions annuelles de gaz à effet de serre sur la période 2010-2019 sont plus élevées en moyenne que celles sur la dernière décennie, mais la croissance de ces émissions est plus faible. Il y a donc un effort du “mieux”.

[2] Les termes « demand reduction » apparaissent 56 fois dans le rapport complet.

[3] Les émissions de GES par unité d’énergie « produite », ou plus scientifiquement, extraite de l’environnement pour nos usages.

[4] “Public and private finance flows for fossil fuels are still greater than those for climate adaptation and mitigation (high confidence)”.

[5] Entre 2010 et 2019, les coûts du solaire ont baissé de 85 %, ceux de l’éolien terrestre de 55 %, et ceux des batteries lithium-ion, de 85 %.

[6] La taxonomie européenne par exemple.

[7] https://www.linkedin.com/posts/voix-du-nucleaire_giec-raezchauffementclimatique-efficacitaez-activity-6917049751569883136-Xx7E/?utm_source=linkedin_share&utm_medium=member_desktop_web

[8] https://www.sfen.org/avis/etude-sfen-comment-financer-le-renouvellement-du-parc-nucleaire/

Par Ilyas Hanine (Sfen)

Copyright photo : IPCC