Les deux radioactivités, entre réglementation et réalité
Un peu d’histoire
C’est en pleine guerre froide et au maximum des retombées des essais nucléaires atmosphériques que les premières recommandations internationales relatives à l’incorporation de radionucléides ont été énoncées, avec la publication n° 2 de la Commission internationale de radioprotection (CIPR) en 1959. À l’époque, on s’intéressait à limiter l’exposition de l’organisme entier et de l’organe cible de l’élément (50 et 500 mSv/an respectivement pour les travailleurs). En se basant sur les concentrations en radio-nucléides des matériaux naturels, une substance était réglementairement considérée comme radioactive à partir de 74 Bq/g pour les radionucléides artificiels, et de 370 Bq/g pour les naturels (238U et 232Th).
En 1977, la publication n° 26 de la CIPR marqua un tournant dans l’histoire de la radioprotection en entérinant l’utilisation de la relation dose-effets linéaire et sans seuil, portant sur une nouvelle grandeur opérationnelle, aujourd’hui appelée la dose efficace, additive de tous les rayonnements, dans le temps et sur l’ensemble de l’organisme. Intéressante pour la gestion dosimétrique des travailleurs sur le long terme, elle est biologiquement inexacte en dessous de 100 mSv pris sur un temps court et a fortiori lorsqu’ils sont répartis sur une année, en raison de l’existence de mécanismes de réparation d’ADN à l’échelle cellulaire et d’élimination naturelle de cellules affectées à l’échelle des tissus (cf. rapport des Académies des Sciences et de Médecine 2005 et tableau 1). La définition réglementaire de la radioactivité reste identique aux arrondis près (100 Bq.g-1 pour les radio-nucléides artificiels et 500 Bq.g-1 pour les naturels).
En 1990, la publication n° 60 de la CIPR abaisse la limite de dose pour le public à 1 mSv/an et le principe ALARA [1] est institué. Il faut alors réviser la notion de radioactivité « réglementaire » et préciser les critères (par nucléide) en dessous desquels les substances ne sont pas dangereuses. À titre d’exemple, les valeurs passent à 10 Bq/g pour les principaux émetteurs gamma (60Co, 137Cs, 226Ra), 1 Bq/g pour les émetteurs alpha (239Pu…) et 10 Bq/g pour l’uranium, soit une baisse d’un facteur 10, 100 et 50 respectivement. La divergence entre la notion de radioactivité réglementaire et celle de radioactivité ayant un effet biologique mesurable se creuse.
Au niveau international, le principe ALARA génère une réflexion sur le niveau d’exposition. Apparaît alors la notion de seuil de libération, correspondant à un niveau d’exposition dit « négligeable » de l’ordre de 10 µSv/an.
Les réglementations actuelles
De nombreux documents ont été publiés depuis 1989 par l’AIEA [2], l’OCDE/AEN, l’Union Européenne et en France par l’IRSN [3] pour décrire les scénarios permettant d’établir la correspondance entre activité massique et dose annuelle (cf. RGN n° 4 2009).
En 1993, les quantités de matériaux concernés étant faibles et le démantèlement n’étant pas encore à l’ordre du jour, les autorités françaises choisirent de reporter à plus tard cette discussion.
Les critères d’exposition négligeable et d’activité massique furent écartés et le recyclage ainsi que l’élimination en installations de déchets conventionnels devinrent en pratique irréalisables. L’Andra [4] créa un centre pour les déchets « susceptibles d’être radioactifs ». C’est dans ce contexte que s’enracinent les considérations de l’IRSN sur la gestion des matériaux TFA en France.
Les autres pays européens utilisèrent le critère « d’activité massique » pour le classement des installations et définirent des seuils permettant le recyclage en filières conventionnelles.
Depuis 2013, la directive 2013-59/Euratom sur les normes de base de radioprotection remplace la directive 96-29/Euratom. Elle confirme « qu’une substance radioactive est toute substance contenant un ou plusieurs radionucléides dont l’activité ou la concentration d’activité ne peut être négligée du point de vue de la radioprotection. » La directive européenne reprend les critères d’activité massique antérieurs, pour des quantités « modérées » de matériaux – ce qui est le cas le plus fréquent –, et définit des valeurs en activité massique et activité totale en dessous desquelles les pratiques sont réputées intrinsèquement sans risque pour la santé. Pour une dose moyenne annuelle de 10 µSv.an-1, ces valeurs d’activité massique sont plus basses d’un facteur 10 à 100 que les précédentes. Enfin, Euratom indique que des valeurs plus élevées spécifiques à une filière sont possibles, en fonction de ses caractéristiques.
Les critères d’exposition considérés sont doubles. Les travailleurs ne doivent pas relever de la catégorie des travailleurs exposés (< 1 mSv/an) et la dose efficace pouvant être reçue par une personne du public est de l’ordre de 10 µSv/an ou moins pour les radionucléides artificiels, et de l’ordre de 1 mSv/an ou moins pour les radionucléides naturels. L’écart se creuse largement entre les radionucléides artificiels et naturels bien que les interactions rayonnement-matières vivantes soient rigoureusement identiques.
Le législateur européen précise : « Les États membres devraient tirer avantage de l’application d’une approche graduée du contrôle réglementaire, qui devrait être proportionnelle à l’ampleur et à la probabilité des expositions résultant des pratiques exercées, et à la mesure des effets que le contrôle -réglementaire peut avoir sur la réduction de ces expositions ou sur -l’amélioration de la sûreté des installations ».
Les premiers démantèlements d’installations sont maintenant achevés. Le CEA, précurseur historique de la filière énergétique, est devenu précurseur pour le démantèlement. Le besoin de réalisme face aux volumes de matériaux évoqué par Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN [5], est déjà pour le CEA une réalité -tangible (dénucléarisation du site de Grenoble). Une lecture attentive et une transposition fidèle en droit français de l’incitation du législateur européen est à l’ordre du jour.
Le débat
Au fil du temps, la définition des substances radioactives entrant dans le champ de la radioprotection a donc sensiblement évolué, -passant de 100 Bq.g-1 pour tout radio-nucléide artificiel à 0,1 Bq.g-1 pour les principaux radionucléides ayant un rayonnement de forte énergie (60Co, 137Cs, 239Pu). Cette évolution correspond à un passage d’un critère d’exposition de 5 000 à environ 10 µSv.an.
Penchons-nous sur ce que permet l’approche proportionnée de la directive 2013/59. L’existence d’une marge de plus d’un facteur 10 000 entre le niveau d’exposition annuelle considéré (10 µSv) et le niveau en dessous duquel aucun effet n’a été détecté (100 mSv), permet d’envisager, en toute sérénité, l’utilisation raisonnée des valeurs de la directive 2013/59 pour la mise en place de moyens de traitement, tri, nettoyage, et de fusion des matériaux (notamment en phase d’assainissement–démantèlement), sans risque pour la santé.
Le retour d’expérience à l’étranger montre que pour des quantités modérées de matériaux présentant des activité proches des valeurs de la directive, l’activité des produits finis ou semi–finis en sortie d’installation de recyclage se situe très en dessous des valeurs d’entrée de un à plusieurs ordres de grandeur par le simple passage dans le procédé de recyclage (tableau 2).
Jacques Repussard attire l’attention sur la présence observée de radionucléides dans des matériaux provenant d’Inde. Ils proviennent en fait de sources de forte activité cachées dans leur blindage et non de déchets de très faible radioactivité. L’existence de moyens de contrôle que requiert une filière dûment agréée aurait évité la mise sur le marché de produits finis radioactifs.
Ceci soulève cependant la question de l’acceptation sociale des filières de recyclage, filières qui mettent en balance développement durable et d’éventuels désagréments de type mécanique, chimique biologique ou radiologique. C’est un débat de société qu’il faudra engager.
À terme, on peut penser qu’une harmonisation des critères de classement et un retour à plus d’équilibre entre réalité et transcription réglementaire s’opéreront.
Le principe ALARA (As Low As Reasonably Achievable) consiste à limiter à un niveau aussi bas que raisonnablement possible dans les conditions techniques, économiques et sociales existant au moment de l’exposition des travailleurs aux rayonnements ionisants.
Agence internationale de l’énergie atomique 3. Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.
Voir interview de Jacques Repussard.