Quel avenir pour le nucléaire japonais ?

Entretien avec Fabienne Delage, conseillère nucléaire de l’ambassade de France à Tokyo.
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Le Japon compte sur le nucléaire pour sécuriser une partie de son approvisionnement énergétique en 2030, date intermédiaire avant la neutralité carbone de 2050. Néanmoins, dix ans après Fukushima, force est de constater que le maintien d’un socle nucléaire sur l’archipel est un véritable défi.
Dix ans après Fukushima, que disent les sondages d’opinion de la relation des Japonais avec le nucléaire ?
Fabienne Delage : Le service nucléaire de l’ambassade suit avec attention les chiffres de la « Japan Atomic Energy Relations Organization » (JAERO) qui réalise chaque année, depuis 2007, un sondage auprès du grand public sur sa perception du nucléaire. Marquée par l’accident en 2011, la proportion de la population japonaise en faveur de l’énergie nucléaire dans le mix énergétique chute de 36,9 % à 16,7 % entre les mois de septembre 2010 et 2011, la tendance se poursuivant jusqu’en septembre 2013. Après quelques oscillations puis un minimum atteint en 2017 (11,8 %), la proportion de la population favorable au nucléaire augmente et se situe autour de 17 % en 2020. Par ailleurs, la même année, 50 % de la population reconnaît le nucléaire comme utile à un approvisionnement stable en énergie. Afin de répondre aux inquiétudes des Japonais, le gouvernement fait un véritable effort de communication, de pédagogie et de transparence.
Par ailleurs, la forte promotion des énergies renouvelables et de l’hydrogène tend également à renforcer l’idée qu’il y a des alternatives à portée de main. Il est vrai que les industriels japonais disposent d’un savoir-faire dans l’utilisation et le stockage de l’hydrogène. Néanmoins son mode de production est souvent occulté. Ainsi l’hydrogène importé d’Australie et pourtant généré à partir de centrales à charbon reste dans l’imaginaire collectif un vecteur énergétique bas carbone.
Où en est le redémarrage du parc nucléaire et quels sont les objectifs du gouvernement aux horizons 2030 puis 2050 ?
F.D. : Dans le plan pluriannuel à l’énergie 2021-2024, validé à l’automne 2021, la technologie est présentée comme utile pour la décarbonation. Le plan réaffirme un retour du nucléaire à hauteur de 20 à 22 % du mix électrique en 2030 contre environ 7 % aujourd’hui.
Cet objectif représente un défi majeur compte tenu de la cinétique de redémarrage des réacteurs (54 réacteurs étaient en fonctionnement en 2010, 10 sont actuellement en exploitation). Le redémarrage le plus récent, en juillet 2021, est celui de Mihama-3 qui a, par ailleurs, obtenu la première autorisation, pour un réacteur japonais, d’être exploité jusqu’à ses 60 ans.
Le plan d’action gouvernemental publié fin 2020, en faveur de la croissance verte pour atteindre l’objectif de neutralité carbone au Japon en 2050, affiche toujours le nucléaire dans les domaines clés relatifs à l’énergie aux côtés de l’éolien offshore, de l’ammoniac, de l’hydrogène, de la capture et du stockage du carbone. La part des énergies renouvelables est élevée, avec un objectif compris entre 50 et 60 % du mix électrique. Les perspectives pour le nucléaire ne sont pas précisées.
La construction de nouvelles unités – ou la finalisation des chantiers arrêtés depuis 2011 – est-elle aujourd’hui envisagée ?
F.D. : Les chantiers des trois réacteurs, Ôma et Higashidori à Aomori ainsi que Shimane-3 dans la préfecture éponyme, qui étaient engagés en 2011 sont toujours à l’arrêt. Concernant de nouvelles constructions, si la perspective a été abordée à la nomination du nouveau Premier ministre Fumio Kishida, rien ne laisse présager des réalisations sur le court et moyen termes. La priorité est mise sur le redémarrage du parc installé.
Alors que certains exploitants demandent que les dix ans d’arrêt ne leur soient pas décomptés de leur durée d’exploitation, comment le Japon compte-t-il assurer un socle nucléaire ?
F.D. : L’interruption pendant près de dix ans de l’exploitation de la tranche 3 de la centrale de Mihama, située dans la préfecture de Fukui (ouest du Japon) et qui a redémarré en juin 2021, a probablement joué en faveur de l’obtention de l’autorisation de prolongation de son exploitation de 40 à 60 ans. C’est le premier réacteur du parc japonais autorisé à fonctionner sur une durée aussi longue. Seules les tranches de Takahama 1 et 2, dont le démarrage est prévu prochainement, bénéficient de cette même autorisation. Le redémarrage de Mihama-3 porte à 10 le nombre de réacteurs en fonctionnement, contre 54 avant l’accident de Fukushima.
En adoptant une démarche particulièrement volontariste, on peut imaginer que l’objectif de production d’électricité d’origine nucléaire en 2030, entre 20 et 22 %, puisse être atteint. Néanmoins, si la prolongation de la durée d’exploitation ne pouvait être étendue à davantage de réacteurs que les trois précédemment mentionnés, on observerait un effet falaise vers 2035, le nombre de réacteurs en fonctionnement diminuant drastiquement. Sans nouveau projet de construction, moins de cinq tranches pourraient être en exploitation à l’horizon 2050.
Fin 2020, le tribunal d’instance d’Osaka a empêché le redémarrage de la centrale nucléaire d’Ōi malgré la décision favorable de l’autorité de sûreté japonaise. Comment la filière nucléaire et le gouvernement envisagent-ils de faire face à ces recours ?
F.D. : La démocratie japonaise intègre dans son fonctionnement, entre autres choses, le rôle des contentieux. Les recours contre les redémarrages de réacteurs ont été globalement des échecs sauf dans le cas de la centrale d’Ōi où une injonction provisoire est favorable aux plaignants. Même s’il n’y a pas de loi obligeant les autorités locales à intervenir pour le redémarrage, de fait il n’y aura aucun redémarrage sans que les autorités locales, mairies et préfectures, aient donné leur accord.
Le rejet des eaux de Fukushima dans la mer, une fois décontaminées, a été acté. Quelles en sont les étapes ?
F.D. : La décision de rejeter les eaux ayant circulé dans les réacteurs endommagés, après décontamination et dilution a été actée en avril 2021. Deux volets sont en cours d’instruction : les démarches réglementaires pour obtenir la validation de l’autorité de sûreté ainsi que la réalisation de travaux de génie civil et d’implantation des dispositifs nécessaires à la réalisation des opérations et aux contrôles radiologiques des eaux qui seront rejetées. TEPCO s’est donné pour objectif d’opérer les rejets à partir du printemps 2023. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a mandaté une mission d’expertise, pour évaluer les aspects sûreté-sécurité des dispositions et du processus de rejet, les caractéristiques de l’eau rejetée ainsi que les effets sur les personnes et l’environnement.
Pour environ 30 % des cuves, les eaux contenues, présentant des concentrations en radionucléides en deçà des plafonds fixés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), seront diluées avant rejet en mer, afin que la quantité annuelle de tritium rejeté reste inférieure à celle contenue dans les rejets liquides des réacteurs du site de Fukushima Daiichi avant l’accident. Les eaux des autres cuves seront une nouvelle fois traitées via le procédé de filtration ALPS, avant dilution et rejet. La durée des rejets pourrait s’étendre sur quarante ans.
Le Japon est engagé dans la recherche sur plusieurs filières technologiques, notamment les réacteurs à haute température (HTR) et les réacteurs à neutrons rapides (RNR). Quelles sont les avancées et les SMR sont-ils d’actualité ?
F.D. : En 2019, le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) a mis en place le programme Nexip (Nuclear Energy x Innovation Promotion), s’inspirant du programme américain GAIN (Gateway for Accelerated Innovation in Nuclear) et visant à la mise au point de technologies innovantes : SMR et génération IV (RNR, HTR, MSR, etc.). Par ailleurs, le plan d’action gouvernemental publié fin 2020, en faveur d’une croissance verte pour réaliser l’objectif de neutralité carbone de la société japonaise en 2050, soulignait l’importance de redémarrer les réacteurs du parc, de développer les coopérations internationales y compris sur les SMR, de poursuivre les recherches en faveur de la fermeture du cycle du combustible avec le développement de la filière des RNR, ou encore de produire de l’hydrogène bas carbone à partir de réacteurs à haute température. Les coopérations du Japon avec ses partenaires historiques, la France d’une part et les États-Unis d’autre part, restent très actives.
S’agissant des réacteurs RNR, le Japon vise le redémarrage du réacteur Jōyō en 2024 et participe à plusieurs projets à l’international. Concernant les SMR, les entreprises GE Hitachi Nuclear Energy (GEH) et Mitsubishi Heavy Industries (MHI) développent des concepts de réacteurs de 300 MWe, respectivement à eau bouillante et pressurisée. La société canadienne Ontario Power Generation (OPG) vient d’ailleurs d’annoncer avoir passé commande à GEH de quatre exemplaires du SMR BWRX-300 d’Hitachi, la fin de construction du premier réacteur étant prévue en 2028. Il faut noter également que les deux sociétés japonaises IHI et JGC, contribuent au projet de SMR américain NuScale.
Enfin, après mise en conformité aux nouveaux standards de sûreté-sécurité post-Fukushima, le réacteur expérimental à haute température HTTR de la JAEA a récemment pu redémarrer. Ce réacteur va permettre de mener des démonstrations technologiques de production d’hydrogène par le procédé thermochimique iode-soufre, ou encore d’accompagner MHI pour le développement d’un réacteur de technologie HTR de 300 MWe.