Politique et éthique en matière d’énergie nucléaire - Sfen

Politique et éthique en matière d’énergie nucléaire

Publié le 16 mai 2018 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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En mai 2016, un séminaire sur les dimensions humaines, sociales et éthiques du secteur nucléaire s’est tenu à la Maison française d’Oxford, mettant en perspective les expériences françaises et britanniques. La conférence a pleinement justifié le besoin de rassembler jeunes diplômés et professionnels sur ces sujets. Les questions liées au nucléaire dépassent les seuls aspects scientifiques et techniques et impliquent des aspects sociaux, humains et philosophiques qui ne reçoivent pas toujours l’attention nécessaire des politiques et des décideurs.

Le Royaume-Uni et la France partagent une longue et riche histoire en matière de maîtrise de l’énergie nucléaire. Initialement mise au point à des fins militaires, l’énergie nucléaire est vite devenue un atout majeur pour les deux pays en tant que source d’électricité sûre et économique. La France en particulier, du fait de ses réserves de pétrole très limitées, a envisagé l’énergie nucléaire comme un moyen de réduire sa dépendance vis-à-vis des importations d’hydrocarbures. Plusieurs décennies se sont écoulées avant que le changement climatique ne devienne un sujet de discussion, puis un problème. Il constitue désormais un des enjeux les plus importants avec les contraintes énergétiques. Pendant ce temps, les champs pétroliers de la mer du Nord s’appauvrissent, tandis que les pays en voie de développement doivent faire face à une demande énergétique grandissante pour soutenir leur croissance économique et urbaine. Le rôle de l’énergie nucléaire apparaît donc plus que jamais crucial dans la lutte contre le changement climatique et pour garantir la sécurité des approvisionnements électriques.

L’énergie nucléaire reste néanmoins impopulaire aux yeux de nombreuses personnes en raison de la complexité des questions scientifiques et techniques qui lui sont liées. Le potentiel énergétique et de destruction massive que représente l’atome, ainsi que les laps de temps considérables associés à la radioactivité, bousculent notre compréhension humaine : quelle peut être l’ampleur des risques d’accident nucléaire ? Qu’est-ce que la radioactivité et quels en sont les effets sur nous ? Peut-on mesurer précisément l’exposition aux rayonnements et établir un lien avec les cancers ? Les ingénieurs nucléaires et les chercheurs spécialisés dans la sécurité et la radioprotection ne peuvent parler qu’en termes de statistiques et de probabilités, alors que le public demande des faits indiscutables et des chiffres exacts : la principale difficulté que rencontre l’industrie nucléaire est peut-être bien la société elle-même. En effet, la complexité de la « technopolitique » nucléaire (G. Hecht) et des questions technologiques en jeu contribue à brouiller et à mettre la pression sur les relations entre l’adhésion du public, les politiques énergétiques et le secteur nucléaire. Comme l’a dit John Fyfe, Professeur d’économie, en introduction de ce séminaire, le questionnement social et épistémologique sur le secteur nucléaire porte moins sur la division entre pro et antinucléaires que d’analyser les utilisations réelles et les représentations politiques de cette source d’énergie.

Nations, systèmes énergétiques et l’environnement : quand et pourquoi les échelles comptent

Il est souvent reproché à l’énergie nucléaire en France de ne pas avoir fait l’objet d’un débat ouvert et démocratique. Cela expliquerait les problèmes de légitimité auxquels l’énergie nucléaire doit faire face aujourd’hui. Le défi est au moins double : maintenir le consensus politique sur les décisions prises dans le secteur et transformer un « consensus ambigu » en acceptabilité sociale. À cet égard, Martin Denoun, doctorant à l’EHESS, a mis en évidence un chevauchement partiel entre l’énergie nucléaire et le changement climatique comme questions dans la sphère publique. Si la montée de l’« argument du changement climatique » coïncidait initialement avec des critiques de plus en plus fréquentes de l’industrie nucléaire, le secteur nucléaire a progressivement intégré le problème du dioxyde de carbone dans son discours. Tout en présentant l’atome comme une solution globale au changement climatique, les acteurs du nucléaire mettent en perspective le sujet de la gestion des déchets. Cela a conduit au développement de mouvements écologistes pro-nucléaires.

Marie Dégremont, politologue à Sciences Po Paris, a toutefois montré comment et pourquoi les mouvements antinucléaires sont en train d’invoquer de nouveaux arguments qui posent de nouveaux défis à l’industrie. Ces mouvements mettent l’accent sur le développement local, la participation citoyenne et des concepts comme l’économie circulaire ; ils présentent les énergies renouvelables et les politiques d’efficacité énergétique comme des alternatives susceptibles de répondre à ces attentes. Figurant parmi les nombreux débats sur la transition énergétique, ces nouveaux arguments pourraient bien annoncer de futures transformations du réseau électrique français.

Pour sa part, Miyuki Tsuchiya, politologue à Sciences Po Paris, a souligné les effets de l’accident de Fukushima et l’a décrit comme un « événement marquant » qui a remis en cause la politique énergétique publique en France. Elle s’est demandé comment la « coalition du plaidoyer » en faveur du nucléaire avait réussi à convertir ce défi contextuel en opportunité pour maintenir le modèle français. En analysant le débat national sur la transition énergétique – débat qui selon elle légitime l’utilisation continue de l’énergie nucléaire – et son évolution à travers le processus législatif (avec l’adoption de la loi d’août 2015), elle a décrit la transition énergétique comme un « boundary object », c’est-à-dire « une disposition permettant à différents groupes de travailler ensemble sans consensus préalable » (Star and Griesemer, 2010), reflétant une politique énergétique floue d’un gouvernement hésitant. Mais l’énergie nucléaire n’est pas seulement une question politique, économique ou technique. Jérémy Bouillet, politologue à Sciences Po Grenoble, a souligné que sa légitimité réside également dans la façon dont le consensus social est modelé, adopté et accepté. Il n’est cependant pas réaliste de s’attendre à ce que davantage d’informations conduisent à des bonnes pratiques, puisque les gens ordinaires sont en même temps citoyens, consommateurs et utilisateurs. Seule une bonne compréhension de ces trois facteurs nous permettra d’envisager le rejet ou l’acceptation de l’énergie nucléaire comme solution vers une transition énergétique réussie.

Le cadre de la politique énergétique européenne et la gouvernance nucléaire nationale : enseignements tirés de l’expérience franco-britannique

L’industrie nucléaire a démarré presque en même temps en France et au Royaume-Uni. Les deux pays ont commencé par développer un programme militaire pour avoir une force nucléaire de dissuasion pendant les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, où l’heure était au rationalisme technocratique et au prestige industriel et scientifique. Une divergence est apparue au cours des années suivantes, en raison de différentes stratégies énergétiques et industrielles, selon Tae-Hoon Kim, de l’université de Cambridge. Le Royaume-Uni a opté pour des réacteurs refroidis au gaz (ou AGR) mais un manque de standardisation a conduit à d’énormes délais de mise en service (13,5 ans en moyenne, par rapport à 8 ans en France) et à une escalade des coûts, ce qui a empêché l’exportation d’AGR britanniques. Londres a également choisi de privatiser l’industrie nucléaire nationale alors que le marché n’était pas prêt. Les ressources de gaz en mer du Nord et le développement des centrales CCGT ont entraîné le pays dans une « ruée vers le gaz », ce qui explique pourquoi aujourd’hui seulement 20 % de l’électricité britannique est produite par des centrales nucléaires, alors que cette proportion atteint presque 75 % en France.


L’avenir à long terme du secteur oblige tous les gouvernements et exploitants à travailler ensemble pour garantir la sécurité des activités nucléaires


En même temps, la France a choisi de suivre une autre voie, en abandonnant ses réacteurs à graphite-gaz (UNGG) en faveur de réacteurs à eau pressurisée (REP) américains. Cette décision, associée à une forte volonté politique de développer l’énergie nucléaire suite aux chocs pétroliers des années 1970, a donné lieu à un ambitieux programme de construction de centrales nucléaires qui a bénéficié de la standardisation et des économies d’échelle. Compte tenu de la baisse attendue de ses flux domestiques de pétrole et de gaz et de la décision de fermer progressivement ses centrales au charbon pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, le Royaume-Uni a cherché à moderniser et à étendre son industrie nucléaire et sa production d’électricité nucléaire. Le projet Hinkley Point C a fini par faire converger les stratégies énergétiques des deux pays.

Dans l’Union européenne, chaque pays est libre de choisir son mix énergétique et le traité Euratom fournit des outils pour aider à développer l’industrie nucléaire tout en garantissant son utilisation pacifique. Il assure l’approvisionnement énergétique, finance des programmes de recherche et fixe des règles pour protéger les travailleurs et les populations locales. Eva Deront, doctorante en science politique, a expliqué que même si l’Union européenne (tout comme le traité Euratom) n’exprime aucune préférence quant aux types de technologie à utiliser (par exemple réacteurs, sites d’élimination des déchets hautement radioactifs), elle oblige les États membres à traiter certaines questions vitales pour l’acceptabilité sociale de l’énergie nucléaire, comme l’élaboration de solutions de stockage pour les déchets hautement radioactifs. L’Union européenne est donc très utile dans ce sens car elle aide à surmonter les manquements au niveau national et à apporter une certaine légitimité aux programmes nationaux de gestion des déchets. On peut se demander si le Brexit va affecter ces contrôles et ces normes de protection.

Politique et société : liens publics aux risques nucléaires

Pour commencer, Krzysztof Kobyłka et Antony Nithesh, de l’ENSTA Paris Tech, ont présenté la manière dont le risque nucléaire est perçu d’un point de vue technique. Dans une ère post-vérité où les histoires à sensation attirent davantage l’attention que les faits avérés, l’énergie nucléaire souffre d’une approche polarisante dans les médias, où les reportages sur les avancées extraordinaires des technologies éolienne et solaire dominent la couverture médiatique. La réalité complexe des questions de sécurité et de fiabilité nucléaire est trop simplifiée pour le public, ce qui entretient la perception d’une énergie nucléaire plus dangereuse que d’autres secteurs qui sont plus risqués dans les faits. Cela a des conséquences en termes de politique énergétique, comme le démontre la sortie progressive du nucléaire de l’Allemagne (qui est motivée par des raisons politiques et indépendantes du niveau de risque des centrales individuelles). Les médias devraient plutôt présenter les faits et fournir des informations complètes, tandis que les intellectuels et les professionnels du secteur nucléaire devraient s‘occuper de clarifier les complexités autour des technologies nucléaires.

Camille Defard, CEA, Charles Giachetti, INSTN, et Audrey Nivole, EET, ont fourni une analyse des différents facteurs influençant la perception du risque nucléaire, basée sur une enquête réalisée auprès de jeunes Français. Une plus grande familiarité avec l’industrie nucléaire entraîne une perception plus favorable de la technologie mais n’aboutit pas nécessairement à un déni du risque. L’énergie nucléaire illustre parfaitement la perception moderne du risque. Tout d’abord, le risque découle d’une activité humaine. Ensuite, il implique les générations futures et des zones géographiques potentiellement vastes. L’impact sur la perception émotionnelle est d’autant plus important du fait que la radioactivité est invisible, ce qui empêche une compréhension tangible de la question et donne lieu à toutes sortes de mythes. Enfin et surtout, malgré des connaissances techniques hautement développées, la science n’a pas encore pu établir de conclusion définitive sur l’impact potentiel du risque nucléaire ; cette faiblesse attise les controverses sociotechniques qui se concentrent sur les domaines où il y a un manque d’expérience.


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Les résultats de l’enquête montrent que Greenpeace est l’acteur de confiance principal dans le débat public sur les questions nucléaires, devant les agences de sécurité nationales et les organismes de réglementation. Le grand public connaît peu de choses sur les agences de sécurité nationales et les centres de recherche dont le discours est relativement équilibré. Un nouvel espace de débat est nécessaire pour soutenir un véritable dialogue sur les perceptions du risque techniques et sociales et ainsi rééquilibrer le débat.

Tendances futures dans l’énergie nucléaire

Les nouveaux cadres discursifs peuvent constituer un des catalyseurs de ce changement. Pour le prouver, il suffit de regarder le Japon « post-Fukushima », où la puissance nucléaire est devenue une question populiste, décrite par beaucoup comme une lutte entre « le peuple » et un establishment pro-nucléaire surnommé « le village nucléaire ». Makoto Takahashi a affirmé que ce discours a relié la puissance nucléaire à d’autres causes populistes à première vue sans rapport. Le sentiment antinucléaire a ainsi été exprimé aussi bien dans le langage anti-corporatiste du mouvement Occupy de 2011 que dans la rhétorique anti-impérialiste de ceux protestant contre la révision de l’article 9 de la Constitution japonaise. Si nous prétendons reconnaître le côté « humain » de la puissance nucléaire, nous devons engager le dialogue avec ces nouveaux discours populaires au lieu de rejeter le sentiment antinucléaire comme étant le simple fruit de l’ignorance. Le changement peut également arriver au travers d’avancées dans le génie nucléaire qui peuvent modifier l’équilibre entre les coûts et les avantages. Selon Clara Lloyd, de l’université de Cambridge, les petits réacteurs modulaires (SMR) peuvent par exemple transformer l’économie de la puissance nucléaire ; elle prévoit le passage d’un processus de construction coûteux et à grande échelle associé aux réacteurs actuels à une forme de production modulaire plus efficace. Il est vrai que cette vision est encore loin de devenir une réalité, mais le simple fait de l’envisager nous rappelle qu’il nous faudra bientôt parler « des énergies » nucléaires et non plus seulement de « l’énergie » nucléaire.

Conclusions principales

Tous les participants se sont dits convaincus du besoin d’une collaboration plus étroite entre la Grande-Bretagne et la France dans tous les aspects de politique nucléaire. Comme l’a souligné le Professeur Fyfe, le nucléaire a été considéré comme un des secteurs où la Grande-Bretagne et la France ont le plus à apprendre l’une de l’autre, y compris au niveau des opportunités commerciales sur un marché mondial.

De la même manière, l’avenir à long terme du secteur et les risques pour les générations futures obligent tous les gouvernements et exploitants nucléaires à travailler ensemble pour garantir la sûreté et la sécurité des activités nucléaires et du traitement et stockage des déchets nucléaires.


Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement la position de l’Ambassade de France.


Par Jérémy Bouillet, doctorant à Sciences Po Grenoble, Maxence Cordiez, conseiller nucléaire adjoint à l’ambassade de France au Royaume-Uni [1], John Fyfe, retraité de l’université d’Oxford, Camille Defard, étudiante à Sciences Po Paris, Paul-Etienne Pini, étudiant à l’ENS Lyon et Makoto Takahashi, doctorant à l’université de Cambridge