“Place aux jeunes et aux femmes”, Rémy Carle, fondateur de la Sfen - Sfen

“Place aux jeunes et aux femmes”, Rémy Carle, fondateur de la Sfen

Publié le 26 mars 2014 - Mis à jour le 27 juin 2023

Vous qui connaissez la SFEN d’aujourd’hui, c’est le moment de lire l’histoire de la création de cette association racontée par Rémy Carle, son fondateur. Une interview intemporelle réalisée par Martin Boissavit et Charles Michel-Lévy.

En 1973, le nucléaire est alors en plein développement. Pourquoi avoir eu besoin de fonder une association comme la SFEN ?

Rémy Carle : l’année 1973 est d’abord l’année du premier choc pétrolier. L’Occident prend soudain conscience des risques qui pèsent sur ses approvisionnements en pétrole : risque de fort renchérissement, risque de pénurie. Il n’est pas exagéré de parler alors de véritable panique dans plusieurs pays dont la France. C’est aussi, vous avez raison, après plusieurs années d’hésitation, le temps du redémarrage du nucléaire. Les premiers réacteurs de technologie UNGG (Uranium Naturel modéré au Graphite à caloporteur Gaz), qui ont connu quelques difficultés au cours des années 60, finissent par donner satisfaction.

En 1969, sous l’impulsion de Marcel Boiteux, alors directeur général d’EDF, la France a décidé de changer de type de réacteurs au profit des filières à eau légère, pressurisée ou bouillante, déjà développées aux États-Unis. En 1973, 5 réacteurs à eau pressurisée (REP) sont en construction. Et les instances en charge, dont la fameuse Commission PEON (Commission pour la Production d’Électricité d’Origine Nucléaire), se préoccupent de définir les perspectives de développement à long terme qui permettraient de maitriser les risques relatifs aux combustibles importés ; elles aboutiront au programme décidé en 1974. Mais l’année 1973 marque aussi l’émergence d’un réel mouvement de contestation contre le nucléaire. Alors que jusque là il s’agissait essentiellement de lutter contre le spectre de la bombe atomique, censée se cacher derrière le nucléaire civil, nous arrive alors, essentiellement des États-Unis, une contestation globale de la « civilisation technicienne » ou du « progrès » qui trouve dans le nucléaire un champ de critique privilégié. Déjà à l’époque certains déclarent que « la croissance ne peut pas continuer » et que, par conséquent, faire du nucléaire est un risque inutile.

Aussi, lorsque en 1974, le gouvernement présente aux Français une carte du pays montrant tous les emplacements pouvant accueillir une centrale nucléaire, carte toute théorique car elle impliquerait un nombre de centrales bien supérieur aux besoins, il ne fait qu’activer une contestation au bord de la violence. Que dit cette contestation ? Essentiellement que le nucléaire français n’a pas été décidé démocratiquement, qu’il a été fait en cachette (dans la continuité du nucléaire militaire), qu’il comporte des risques énormes qui ont été dissimulés.

Tout historien de bonne foi peut témoigner que le nucléaire civil a été défini, programmé, décidé, comme tous les autres développements des « Trente Glorieuses », suivant les procédures en vigueur à l’époque, une époque où le citoyen se souciait beaucoup moins qu’aujourd’hui d’exercer un contrôle précis sur les décisions techniques prises en haut lieu. Et la connaissance qu’ont montrée les antinucléaires au fil des années prouve que rien n’était véritablement caché à ceux qui voulaient s’informer. Malgré cela, avec l’émergence du concept de transparence, cet argument va prendre de plus en plus d’importance.

Est-ce à ce moment-là que la SFEN est fondée ?

RC : Disons que c’est à cette époque qu’est apparue à un certain nombre d’entre nous l’utilité, sinon la nécessité de créer un lieu de débat où pourrait s’élaborer un consensus autour du nucléaire. À ceux qui nous reprochaient d’avoir caché la vérité sur le nucléaire, il fallait lancer une invitation à discuter. Débat et consensus étaient souhaitables à plusieurs niveaux. Jusqu’à ce que la question soit tranchée en 1969 en faveur des REP, EDF et le CEA se sont affrontés au cours de la « guerre des filières » entre les REP et les réacteurs au graphite et au gaz. Il n’était donc pas superflu de favoriser les échanges entre ces deux organismes qui avaient abordé la phase d’industrialisation à partir de points de départ assez différents. Il était bon qu’ils s’expriment à la fois de façon cohérente et à travers un organisme tiers qui n’engage pas leurs responsabilités d’investisseurs-propriétaires.

En 1973, bien que le nucléaire eût déjà une quinzaine d’années, il n’y avait pas « d’industrie nucléaire » à proprement parler, à l’exception de Framatome. Les entreprises participant au programme avaient été choisies pour leurs compétences en chaudronnerie, mécanique, génie civil, chimie, etc. acquises sur des ouvrages du même genre, notamment les centrales classiques. Il fallait désormais leur donner une identité nucléaire et leur donner la parole en tant que telles. Ce devait être aussi le rôle de la SFEN. Mais, bien au-delà de cette réunion de la « famille nucléaire », il était évident qu’il fallait entendre l’opinion et débattre avec des personnes extérieures à nos activités, en particulier celles qui participaient aux marges de nos décisions, les médecins, les pharmaciens, les spécialistes des risques industriels, les économistes, les financiers et d’autres ; plus généralement les écologistes, les acteurs industriels, les hommes politiques nationaux ou locaux, les responsables d’ONG, en bref tous ceux qui auraient envie de s’exprimer sur le sujet devaient pouvoir le faire et être entendus, si possible dans une ambiance apaisée.

J’ai souvent dit dans le passé que le nucléaire n’aurait pas atteint le degré de sûreté qu’il a atteint sans l’apport de ses opposants dans les années 70 et 80 ; il est facile de conforter cette affirmation en regardant ce qui a pu se passer dans les pays où cette contestation n’existait pas vraiment ; encore fallait-il que cette contestation restât raisonnable ; et pourquoi pas au sein d’une société savante, indépendante du gouvernement et des grands acteurs industriels ?

J’étais en 1973, depuis plusieurs années, à la tête d’une équipe chargée de construire et de démarrer le réacteur à neutrons rapides Phénix. Cette réalisation se faisait dans le cadre du CEA mais l’équipe comprenait –et c’était une première- des agents du CEA, d’EDF et de l’industrie privée, en l’occurrence la société GAAA, le Groupe Atomique Alsacienne Atlantique, qui est le plus lointain parent de l’actuelle AREVA. J’étais donc, par les hasards de ma carrière, mais aussi par une volonté bien ancrée en moi de faire travailler ensemble tout ce monde nucléaire, au carrefour de ces organismes et c’est, je crois, tout naturellement que cette aspiration à une société savante nucléaire convergea vers moi. C’est avec Alexis Dejou, directeur de la R&D d’EDF, et d’autres, que nous nous convainquons alors qu’il n’est que temps de le faire, à l’image de ce qui existe déjà dans d’autres secteurs, comme par exemple l’industrie chimique. Et c’est ainsi que la SFEN fut fondée en décembre 1973.

Quels furent les premiers pas de cette société savante ?

RC : Le démarrage et le développement de la SFEN furent à la fois un succès et un échec. Succès : la mise en place des instances responsables : de nombreux présidents se succèdent, venant d’horizons divers et parmi eux beaucoup de noms prestigieux ; un secrétariat organise de nombreuses réunions, soit internes, soit ouvertes au grand public, et qui remportent un franc succès. Très vite apparait la nécessité de former des groupes de discussion où on parle sûreté, économie, radioprotection ou encore radioéléments.

Ils préfigurent les actuelles Sections Techniques : bien entendu la recherche demeure l’apanage du CEA et d’EDF qui la développent brillamment, mais la SFEN y apporte sa contribution en étant un lieu de rencontre entre les professionnels du secteur, ce qui est aujourd’hui un de ses objectifs principaux, entériné dans ses statuts. Succès : la création d’un bulletin faisant état de l’actualité du secteur et d’une revue, la Revue Générale Nucléaire qui continue aujourd’hui à publier des articles de fond. Succès également, la SFEN prend sa place auprès des associations étrangères de même vocation et au sein des organismes coordinateurs notamment européens. En cette période de collaboration intense entre organismes de recherche d’une part, et sociétés d’électricité, d’autre part, alors que la mise en commun apparait à tous plus importante que le jeu de la concurrence, la SFEN a joué un rôle important dans la fédération des gros efforts que fournit alors la communauté nucléaire dans de nombreux pays. Citons à titre d’exemples les collaborations avec les sociétés équivalentes en Allemagne, en Grande Bretagne, en URSS, en Corée, au Japon, collaborations qui existaient avant la SFEN à des niveaux divers mais qui ont trouvé là un cadre régulier et, en quelque sorte, officiel.

Le cas le plus emblématique fut sans doute celui de notre liaison étroite avec l’American Nuclear Society, le précurseur aux États-Unis, ce pays dont nous étions censés, au moins au départ, « copier » les réacteurs en France. Aujourd’hui la mondialisation a un peu gommé beaucoup de ces liens, certains ont mis, volontairement ou non, un certain frein à leurs ambitions nucléaires, mais les liens créés entre sociétés nucléaires sont encore bénéfiques et doivent être maintenus. J’ai prononcé le mot échec : oui, par rapport aux ambitions idéalistes du départ, la SFEN n’a pas réussi à être un véritable lieu de débat entre pros et antis. Il est vrai que c’était devenu, au milieu des années 70, extrêmement difficile. A cette époque des manifestations violentes sont organisées, sur chaque nouveau site et notamment à Creys-Malville, là où se construit Superphénix.

Les mouvements antinucléaires sont déjà internationalisés, les positions des antinucléaires concrétisées et des slogans bien ficelés interdisent toute vraie discussion argumentée. Il aurait fallu les appeler à débattre peut-être dix ans auparavant pour avoir une chance d’échanger des arguments et de faire bouger les lignes. A partir des années 70, les « antis » ne demandent pas à participer et les responsables SFEN craignent avant tout de voir s’introduire des perturbateurs empêchant toute discussion raisonnable. Les opposants se mettent à dénoncer la création de ce qu’ils appellent un lobby, mettant dans ce terme une certaine idée de malhonnêteté, qui serait que nous payons des gens pour dire des mensonges ou faire des choses indélicates dans l’intérêt de la filière nucléaire. Tout cela fait partie de la polémique habituelle mais, rassurez-vous, depuis sa création, la SFEN n’a jamais incité personne à agir de façon contraire à l’éthique.

Il est clair que cette abstention des opposants au nucléaire a perturbé certains professionnels, les médecins par exemple, qui ne souhaitaient pas s’engager trop visiblement dans une société devenue, malgré elle, essentiellement pro-nucléaire. Certains l’ont fait avec brio et compétence ; il faut les en remercier ; mais par ailleurs nous avons eu beaucoup de mal à rendre permanents certains groupes de travail, qu’il s’agisse de médecins, de pharmaciens ou bien de financiers ou d’économistes.

Sur qui a reposé la promotion de l’énergie nucléaire en France ?

RC : Ce rôle n’a pas toujours appartenu aux mêmes. Au début de l’histoire, le programme nucléaire français est proposé, décidé et défendu par le gouvernement. On a parlé longtemps du programme Messmer, premier ministre en 1974. En 1978 encore, Valéry Giscard d’Estaing prend la parole pour vanter les mérites de Superphénix et le défendre face aux contestataires. Mais, dès cette époque, les hommes politiques prennent conscience de l’influence de ce sujet sur certains de leurs électeurs et ils cèdent alors progressivement la parole aux organismes en charge et notamment à EDF.

La défense de la filière nucléaire repose dès lors sur les acteurs industriels, qu’ils soient publics ou privés. Très naturellement EDF (et le CEA) assument la défense de leurs réalisations, quand elles sont attaquées. Et elles le sont souvent. Très naturellement aussi la SFEN se sent en charge de dire la vérité sur les performances, les risques (notamment pour la santé et pour l’environnement), les coûts, les déchets qu’impliquent ces réalisations. Peu à peu, au fil des années, les uns et les autres ont compris l’intérêt de ce discours à plusieurs voix où la SFEN essaye d’être celle de la société civile, avec le recul nécessaire et la rigueur qu’implique une approche scientifique, indépendante des intérêts en cause.

Pourquoi avoir construit tous ces réacteurs en aussi peu de temps ?

RC : En 1974, la crise pétrolière fait entrer le nucléaire français dans l’ère du quantitatif. Je me rappelle qu’à cette époque nous nous réunissions à EDF chaque automne pour écarter le spectre d’un manque de capacité au cours de l’hiver suivant. Comme la France importait désormais la quasi-totalité des ses combustibles fossiles, il était essentiel de ne pas ralentir les cadences de mises en service. Alors que nous lancions des têtes de série ! Les programmes pluriannuels se suivirent, avec notamment l’introduction des réacteurs de 1300 mégawatts à quatre boucles. Et nous sommes montés très rapidement à une proportion de 80% de nucléaire dans la production d’électricité. Trop rapidement ? Le succès qu’a connu l’ensemble des 58 tranches (construites en 25 ans) nous permet de dire que non. Par contre cela nous a amenés vers 1990 à arrêter complètement le lancement de nouvelles constructions, car, contrairement à une idée reçue, nous ne voulions pas faire du « tout-nucléaire ». Il n’en a jamais été question. Et ceci a provoqué une démarche de type « stop and go » regrettable car elle est difficile à gérer et entrave la transmission du savoir-faire entre les équipes successives.

À mon sens, les difficultés rencontrées sur les EPR en résultent en partie. Une opinion toute personnelle : notre démarche aurait sans doute été moins précipitée si nous n’avions pas été poursuivis par les cris de ceux qui réclamaient à tout instant l’arrêt du programme.

Avez-vous des exemples de belles réussites et aussi de choix regrettables dans l’histoire de cette industrie ? Des défis relevés ? Des paris perdus ?

RC : Notre réussite la plus évidente est implantée sur le territoire : il s’agit, je l’ai déjà mentionné, de nos 58 réacteurs, un parc nucléaire qui fournit aujourd’hui de l’électricité à tout le pays, à un prix raisonnable et sans émission de dioxyde de carbone. Et aussi, ne soyons pas superstitieux, sans incident notable à ce jour, mais au contraire avec une fiabilité remarquable. Ces 58 réacteurs sont autant de témoignages de ce dont notre pays est capable lorsqu’il s’en donne les moyens. Ce que je trouve regrettable : ce qui s’est passé dans la filière surgénératrice, autour de Superphénix. Le choix de la puissance élevée de cette centrale, l’usage prématuré du qualificatif de « tête de série », tout cela a été une erreur, au moins en termes de communication. Ce n’est pas critiquer ceux qui ont pris les décisions des années 70 –j’en faisais partie et le contexte était alors très différent- que de reconnaitre que, s’agissant d’un outil de recherche dans la continuité de Phénix, 600 MW aurait été considéré comme moins « arrogant » que 1200. Le résultat, ce furent des années perdues, en connaissances et en expérience, sur une voie que nous serons certainement amenés à reprendre.

Voilà un domaine, parmi bien d’autres, qu’il nous faudra expliquer et sur lequel il nous faudra convaincre. Nul doute qu’il y a encore du travail pour la SFEN. Non pas dans une sorte de guerre de religion pour défendre le nucléaire. Mais dans une approche réaliste et concertée des possibilités de progrès des différentes voies qui s’offrent à nous, des objectifs réalisables et de ceux qui ne le sont pas, des coûts, des risques comparés des technologies (y compris la question des déchets), des possibilités de combiner les diverses façons de produire l’énergie et/ou l’électricité.

Il y a un point sur lequel tout le monde est d’accord : chacun doit pouvoir utiliser de l’énergie à un coût abordable, en quantité suffisante, et de telle façon que l’homme et son environnement soient préservés. Certains disent que le nucléaire remplit ces objectifs, d’autres disent que non. Pourquoi cette divergence ?

RC : En fait tout le monde n’est pas vraiment d’accord sur ce point… Je l’ai rappelé précédemment, certains écologistes prônent une diminution de la fourniture d’électricité, au nom d’un « arrêt du développement ». Mais il est clair qu’au contact de la réalité économique cette thèse ne tient pas longtemps. Notre monde, au sens planétaire du terme, est encore très sous-alimenté en énergie. Et même nos pays développés découvrent tous les jours de nouvelles applications de l’électricité. Il est vrai que tout le monde se retrouve sur la défense de l’environnement, et c’est bien ainsi. Pourquoi alors dénier le rôle que le nucléaire peut jouer en ce domaine, par exemple en réduisant drastiquement les émissions de CO2 ? À cause d’un présupposé idéologique.

Pour les tenants du refus, le nucléaire est mauvais, par définition. Ils veulent donc prouver que le nucléaire ne remplit pas les conditions de sûreté et de viabilité économique auxquelles nous sommes parvenus ; ils veulent convaincre le public que le nucléaire est malgré tout mauvais pour l’environnement, ou bien que le nucléaire est un gouffre financier. Pour ce faire, ils montent en épingle les accidents nucléaires, ou bien encore rajoutent le coût du démantèlement au coût global du nucléaire, oubliant que le démantèlement était déjà comptabilisé. Ils peuvent aussi réclamer toujours plus de mesures aux coûts très lourds, sans se préoccuper des améliorations réelles qu’elles apportent, et ainsi abaisser la compétitivité du nucléaire et gâcher des ressources qu’on aurait pu investir plus efficacement au service de la sûreté. Bien entendu, il ne s’agit pas de rejeter toutes ces objections d’un revers de main. Le nucléaire est une technologie jeune où il s’agit encore et toujours d’améliorer, de prendre en compte les enseignements que nous apporte, parfois douloureusement, la réalité. J’ai œuvré personnellement, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, à la création de la World Association of Nuclear Operators (WANO) qui depuis permet l’échange de tous les enseignements apparaissant sur toutes les centrales en exploitation, notamment lors des incidents ou accidents. Et cela a montré son efficacité. Mais pas jusqu’au point d’éviter les évènements de Fukushima, qui résultent d’une erreur de dimensionnement des protections contre les tsunamis. Il faut donc encore perfectionner le système…

Non, nous ne ferons pas accepter par les gens de se priver d’électricité. Face à ces besoins, puisque, c’est vrai, le risque zéro n’existe pas, il n’y a pas d’autre solution que de le réduire à des valeurs infinitésimales. Et nous sommes sur cette voie, dans le nucléaire autant que dans beaucoup d’autres domaines énergétiques ou économiques. Il est facile de jouer sur la peur des gens car il est plus aisé de croire qu’une technologie est nuisible que l’inverse. L’opprobre fait toujours bonne presse. J’en veux pour exemple ce que m’a dit une journaliste un jour, en me reprenant le micro des mains : « Écoutez, M. Carle, ce n’est pas ce que je vous demande : vous êtes rassurant ! ». Prenons garde qu’à force d’inquiéter nos concitoyens, les marchands de peur ne les mènent à une forme d’angoisse et finalement au rejet désespéré de toutes les solutions.

Quelle que soit la tristesse que peuvent nous inspirer certains évènements, le nucléaire est aujourd’hui une réalité qui ne le justifie pas.

Les jeunes sur le marché du travail ne connaissent du nucléaire que la situation présentée dans les médias ; le grand public est psychologiquement marqué par les accidents de Three-Mile Island, Tchernobyl et Fukushima. En revanche, vous avez suivi de près l’histoire du nucléaire en France, vous en connaissez les tenants et les aboutissants. Y a-t-il à ce titre un message que vous souhaitez adresser à la jeune génération, de la SFEN et d’ailleurs ?

RC : Ce qui me frappe avant tout, c’est la prodigieuse évolution des mentalités dans nos sociétés. Les jeunes, précisément, n’ont plus les mêmes préoccupations que nous, qui avions connu et la deuxième guerre mondiale et les Trente Glorieuses. Et ils n’emploient plus les mêmes mots pour parler de ce qui les tracasse. Ils ont mis de côté les vieilles idéologies au profit d’une approche réaliste qui prend en compte un monde ouvert où la solidarité combat victorieusement l’individualisme de chacun. C’est en tout cas ainsi que les voit l’optimiste que je suis.

Assurer à tous un niveau de vie aussi correct que possible, en tout cas décent, tout en garantissant la pérennité de la planète et en minimisant les risques d’accident grave, telle est au fond, si on les écoute bien, le credo de base des jeunes. Et la majorité d’entre eux, même s’ils renâclent à s’engager sur le chemin difficile des carrières scientifiques et technologiques, savent bien qu’il ne sera possible de parer aux conséquences des risques (qu’il faut courir de toutes façons) qu’avec le concours de la science et de la technologie. C’est aussi le message que la SFEN a essayé de faire passer, à sa modeste place, et dans un contexte de polémique qui a aujourd’hui pris un coup de vieux. Ce message doit être maintenant relayé par les jeunes eux-mêmes. Ce sont les jeunes qui peuvent parler aux jeunes avec leur langage et leurs préoccupations Ce sont eux qui peuvent le mieux prétendre à une hauteur de vue, car ils sont dégagés des a priori du passé. Ils peuvent porter un jugement et surtout ils ont une opinion à se faire. Ils comprennent et savent qu’il y a de bons et de mauvais côtés à tout.

Les jeunes doivent se faire une idée par eux-mêmes et prendre parti, ne pas se laisser bourrer le crâne, ne pas se laisser manipuler… en particulier par des gens qui jouent sur leurs peurs. Prenons le risque du débat. C’était l’enjeu de la SFEN en 1973. Personne ne pourra imposer le nucléaire (ou les OGM ou les gaz de schiste) au prix d’une angoisse de la population. Il faut en débattre d’abord. Et si la conclusion de ce débat est que l’angoisse en question est inévitable, il faudra en tirer les conséquences. Après avoir bien sûr mesuré les conséquences de ces conséquences. Après l’accident de Tchernobyl, nous pressions nos amis soviétiques d’arrêter tous les réacteurs de même type dans les plus brefs délais ; la réponse a été claire : « si nous faisons cela, nous aurons au moins cinq cents morts de froid et de faim l’hiver prochain ». Vrai ou faux ? Comment savoir sans un débat honnête et respectueux des uns et des autres. Place aux jeunes : la SFEN Jeune Génération a balisé le terrain, que d’autres la rejoignent. Place aussi aux femmes : le groupe Women in Nuclear (WIN) a fait un excellent travail, elles ne peuvent qu’être plus nombreuses chaque jour.

Dans un monde qui change, il reste à la SFEN un travail considérable à faire. Elle ne le fera bien qu’en étant à l’image de l’ensemble des composantes de la société.

Par Martin Boissavit et Charles Michel-Lévy