Quand le nucléaire se met au service du patrimoine
Source de production d’électricité bas carbone, atout pour la santé grâce à ses applications médicales, le nucléaire est aussi devenu un outil de poids pour aider à préserver et comprendre le patrimoine culturel et naturel. Décryptage des méthodes et de leurs applications.
L’irradiation pour préserver le patrimoine
Irradier pour conserver les traces du passé
Engagé dès les années 1970 par le CEA, le programme Nucléart visait à utiliser les applications du rayonnement gamma des irradiateurs pour la conservation du patrimoine culturel. En 1977, ce qui deviendra l’ARC-Nucléart va connaître la lumière des projecteurs en irradiant la momie de Ramsès II au centre CEA de Saclay. Afin d’éliminer les larves et champignons qui la menaçaient, la momie de 3 200 ans subit une irradiation au rayonnement gamma à une dose de 18 kilograys [1]. S’il ne s’agit pas de la première désinsectisation et désinfection réalisée par le laboratoire, elle va donner une visibilité mondiale aux applications patrimoniales de l’irradiation gamma.
Ces techniques d’irradiation sont depuis utilisées pour des objets divers : cuirs, bois et même papiers, puisqu’en 2015 une inondation des archives nationales à Fontainebleau a touché des documents historiques qu’ARC-Nucléart a sauvés des moisissures. Plus surprenant encore, l’irradiateur de Grenoble a servi en 2010 sur Khroma, un bébé mammouth, vieux de plus de 50 000 ans, découvert congelé en 2009 dans le permagel de Yakoutie, près de l’océan Arctique russe. Unique au monde, Khroma devait être exposé et étudié au Puy-en-Velay, en Haute-Loire. Craignant qu’il soit porteur d’une souche ancienne de l’anthrax, Khroma a été irradié tout en restant congelé, à Grenoble, pour éliminer tout risque de contamination auprès du public et des chercheurs.
En 1981, le Centre d’études et de traitement des bois gorgés d’eau (CETBGE) est créé pour utiliser un nouveau procédé dans l’installation grenobloise : plonger des pièces de bois demeurées longtemps dans l’eau dans du styrène-polyester, une résine qui, au contact des rayons gamma, se polymérise et se solidifie, permettant de renforcer la structure du bois et de le préserver.
Atouts et limites de l’irradiation
Le rayonnement gamma, ionisant, tue les organismes en arrachant les électrons des atomes de leurs cellules. Les insectes, champignons et moisissures y sont sensibles, à des doses différentes, tout comme l’homme : plus l’organisme est simple, plus la dose doit être importante pour être efficace.
L’intérêt de cette technique est multiple. D’une part, l’irradiation aux rayonnements gamma tue les organismes sans altérer le matériel, qui ne devient pas non plus radioactif à l’issue du traitement et peut être manipulé dès sa sortie de l’irradiateur sans danger. D’autre part, l’irradiation est réalisée rapidement, en quelques heures, et peut s’appliquer sur des pièces volumineuses, du fait du pouvoir pénétrant du rayonnement.
La solution que constitue l’irradiation gamma doit donc être mise en perspective avec ce que la science peut proposer comme alternative non nucléaire. La méthode classique pour éradiquer des insectes comme les vers à bois consiste à injecter un poison sous forme gazeuse ou liquide dans chaque trou créé par l’insecte et à sceller ensuite les trous avec de la cire. Or, souvent les insectes ne sont pas entièrement éradiqués et la méthode est longue et coûteuse.
D’autres méthodes existent, comme l’anoxie, consistant à priver d’oxygène l’objet pour tuer les organismes, ou encore la congélation. Ces méthodes, également utilisées au sein de l’ARC-Nucléart, prennent de 3 à 5 semaines et sont de ce fait plus longues que l’irradiation. Enfin, un autre traitement implique l’oxyde d’éthylène qui peut être utilisé contre les moisissures notamment. Mortellement toxique, il est toutefois difficile à manier et requiert des précautions extrêmes. Pourtant, malgré les qualités de l’irradiation gamma, « un blocage psychologique persiste », nous explique Karine Froment, directrice de l’ARC-Nucléart. « Dans le secteur du patrimoine il peut y avoir un mode de pensée instinctivement défavorable au recours au nucléaire » précise-t-elle. Cette crainte est notamment fondée sur la peur de voir se dégrader l’ADN de certains matériaux biologiques. Une crainte déjà présente pour l’irradiation de la momie de Ramsès II et plus récemment celle du bébé mammouth Khroma. Pourtant, Karine Froment est catégorique, « si l’on ne fait pas plusieurs traitements de suite, donc si l’on ne cumule pas les doses, l’irradiation ne pose pas de problème pour l’ADN, on ne perd que très peu d’information ». Reste que ce traitement par irradiation, comme tous les autres d’ailleurs, est curatif, et non préventif. Exposé aux mêmes causes, l’objet sera de nouveau menacé.
L’irradiation gamma est également utilisée pour polymériser (durcir) certaines résines dont on imprègne les objets à coeur, afin de consolider les objets les plus fragiles. Cependant, ce procédé, irréversible, va à l’encontre de la déontologie de la conservation du patrimoine, selon laquelle il faudrait permettre le retour à l’état original de l’objet. Face à ce dilemme, Karine Froment rappelle qu’en l’absence d’alternative, « dans ces cas particuliers, soit on réalise le traitement et on conserve le patrimoine, soit on ne le fait pas et on le perd… »
Les qualités et avantages de l’irradiation ont donné l’envie à la Roumanie de l’utiliser pour préserver son propre patrimoine, notamment religieux : les icones en bois, très nombreuses dans les églises du pays, étant menacées par les parasites. ARC-Nucléart travaille aussi actuellement à partager sa technologie et son savoir-faire pour l’imprégnation de résines radiopolymérisables avec des équipes roumaines.
Des technologies pour décrypter et dater
Retracer la genèse d’une oeuvre
Au-delà de la préservation du patrimoine, les installations nucléaires sont aussi mobilisées pour comprendre le patrimoine historique et culturel. Les méthodes, de plus en plus pointues, ouvrent années après années des perspectives nouvelles et donnent un nouveau regard à certains objets et oeuvres d’art.
À Grenoble, et surtout à Saclay, la France dispose de synchrotrons [2] utilisés à des fins de compréhension des matériaux historiques. Sur le plateau de Saclay, le synchrotron national Soleil (source optimisée de lumière d’énergie intermédiaire du Lure) abrite ainsi depuis 2010 une plateforme de recherche, appelée IPANEMA, unique au monde, spécialement dédiée aux thématiques du patrimoine et de la culture. IPANEMA travaille spécifiquement sur les volets des matériaux du patrimoine, de l’archéologie et de la paléontologie, avec des objets allant des instruments de musique à des peintures de chevalets, des matériaux ferreux archéologiques ou encore des spécimens paléontologiques. « Ce qui rassemble ces thématiques, explique son directeur, Loïc Bertrand, c’est l’extrême hétérogénéité de matériaux qui peuvent contenir tout le tableau périodique, leur altération, et l’intérêt accordé à leur trajectoire historique. Nous nous intéressons à la fois aux informations que portent ces matériaux sur le passé et à mieux les conserver. Le défi, précise-t-il, est de bien comprendre la composition ou la structure de matériaux très complexes, altérés, vieillis en utilisant des méthodes de caractérisation complémentaires. »
Soleil propose une cinquantaine de méthodes d’études des matériaux, la plupart exploitant l’interaction entre rayons X et matière. De la lumière est envoyée sur l’objet. Les chercheurs détectent ensuite les photons qui sont, par exemple, défléchis ou réémis par les matériaux et en tirent ensuite des informations sur la composition, la structure ou la morphologie des systèmes d’étude. Loïc Bertrand met en avant le travail réalisé sur les techniques de vernissage des violons du luthier italien des XVIIe-XVIIIe siècles, Antonio Stradivari. Grâce à IPANEMA, le procédé de vernissage de ces instruments réputés dans le monde entier pour la qualité de leur acoustique a pu être décrit. Dans un article paru cette année dans la revue Nature Communications, IPANEMA a également contribué à décrire le procédé de fabrication du premier objet fondu à la cire perdue, il y a 6 000 ans. Ce procédé est encore utilisé aujourd’hui pour la fonderie de précision.
Une démarche similaire est réalisée par des universitaires belges et néerlandais à l’Université d’Anvers. En ayant mis au point leur propre scanner à rayons X, les scientifiques sont parvenus à imager d’anciennes peintures pour en révéler les couleurs originelles, altérées ou recouvertes par d’autres oeuvres. Cet enjeu patrimonial est pris au sérieux au niveau européen puisqu’un « CERN » européen du patrimoine est en cours d’élaboration. Baptisé E-RIHS (European Research Infrastructure for Heritage Science), il regroupe des laboratoires européens de quinze États avec différents outils de pointe : synchrotron, réacteurs nucléaires pour l’analyse neutronique, installations lasers, microscopes, etc.
Les neutrons pour révéler sans détruire
Ailleurs en Europe, des réacteurs nucléaires sont directement utilisés pour comprendre le patrimoine historique grâce aux atouts des neutrons dans la compréhension des matériaux. C’est le cas en Hongrie du réacteur de recherche de Budapest, construit en 1959 et reconstruit en 1990, où les neutrons sont utilisés pour leur capacité à pénétrer des couches épaisses de métaux, tout en permettant de révéler des matériaux comme du bois, du cuir ou des os qui seraient scellés dans des pièces métalliques ou de pierre. Des images en deux ou trois dimensions fournissent une information visuelle et l’analyse de l’activation des neutrons délivre des informations sur la composition élémentaire de l’objet tandis que la diffusion des neutrons révèle les alliages et les textures. Une technique qui permet de dévoiler les secrets de certains artefacts sans avoir à les endommager.
Situer les objets dans le temps
En raison du rayonnement cosmique naturel, notre planète est soumise constamment, et depuis sa formation il y a 4,54 milliards d’années, à une faible radioactivité. Dans les années 1950, la découverte du carbone 14, un isotope du carbone créé par l’irradiation des rayons cosmiques entrant dans l’atmosphère [3], a révolutionné la compréhension archéologique, notamment des périodes paléolithiques supérieures (-45 000 à – 10 000) et du passé plus récent.
Au-delà de 50 000 ans (c’est-à-dire environ 10 périodes du carbone 14), la datation au carbone 14 reste toutefois ineffective. Pour cette raison, d’autres méthodes sont utilisées, impliquant là encore la radioactivité des atomes composant les objets étudiés ou leur environnement. Dès 1953, il a été prouvé que certains matériaux géologiques pouvaient montrer le phénomène de thermoluminescence [4]. L’argile, notamment, piège les électrons lorsqu’ils sont soumis à des radiations ionisantes et un chauffage provoque une émission de photons. L’âge de l’échantillon se détermine alors en étudiant la dose accumulée par l’objet depuis sa dernière « remise à zéro » et la dose annuelle reçue selon le milieu ambiant, plus ou moins radioactif. Les critères pour permettre une datation à la thermoluminescence sont restrictifs (être non conducteur et avoir été chauffé préalablement pour garantir la « remise à zéro » du compteur des électrons piégés). Certains matériaux comme les terres cuites et les métaux répondent à ces critères, mais aussi le silex, utilisé pendant tout le paléolithique comme outil de base pour les communautés humaines.
La datation par thermoluminescence va faire des miracles au Maroc, sur le site de Jebel Irhoud, dans une mine de barytine où, dès les années 1960, des fossiles humains furent découverts. Ces derniers seront brièvement étudiés puis laissé dans des tiroirs et la mine qui les abritait initialement va continuer à être exploitée, détruisant le contexte de leur découverte. De retour sur le site en 2004, des équipes dirigées par le paléoanthropologue français Jean-Jacques Hublin vont étudier les silex trouvés sur place, dont certains avaient été chauffés à cette période où l’homme maîtrisait déjà le feu. Leurs travaux de datation s’appuyant sur la thermoluminescence, révélés dans une publication dans la revue Nature en juin 2017, font reculer l’âge des premiers homo sapiens, l’homme moderne, à 300 000 ans, soit 100 000 ans plus tôt qu’initialement estimé. Une découverte capitale permise par la compréhension des phénomènes radioactifs.
Ainsi, sans les techniques nucléaires, des pans entiers de la compréhension actuelle de notre patrimoine et de notre passé, des fossiles les plus anciens aux objets artistiques plus récents, resteraient nimbés de mystère. Avec elles, cette richesse historique et culturelle est aussi mieux préservée. Une application nucléaire où la France fait toujours figure de pionnier.
Crédit photo : musée Crozatier
Légende : L’irradiation gamma présente de nombreux avantages, dont celui de pouvoir désinfecter et désinsectiser des matières organiques de grande taille, à l’image du jeune mammouth congelé Khroma.
La dose létale pour l’homme est de 4 grays et de 500 grays pour les insectes. Une dose de 10 000 grays permet de revenir à un taux de spores (moisissures, champignons) ou bactéries semblable à celui de notre environnement naturel (qui n’est jamais égal à zéro, sauf en zone parfaitement stérile).
Un synchrotron est un accélérateur de particules à haute énergie, dont l’accélération génère de la lumière utilisée pour l’étude de la matière.
Les collisions de certaines particules formant ces rayons cosmiques avec les noyaux de la haute atmosphère libèrent des neutrons. Ces neutrons interagissent à leur tour avec les noyaux d’azote de l’air provoquant des réactions nucléaires conduisant à la formation de carbone 14, isotope radioactif de carbone, de période 5700 ans.
Propriété de certains cristaux qui, lorsqu’ils sont chauffés, restituent l’énergie qu’ils ont accumulée au cours du temps par l’irradiation naturelle et cosmique du lieu où ils se trouvent.