Nucléaire et indépendance énergétique
Le nucléaire rend-il la France souveraine pour la production de son électricité ? Pour évaluer la contribution de l’atome à l’indépendance énergétique du pays, il faut mesurer ses stocks, ses coûts et ses flux. Trois critères qui déterminent la robustesse de cette énergie au sein d’un monde d’économies interconnectées.
L’indépendance pour un État est définie comme le fait de ne dépendre d’aucun autre. En réalité, aucune économie moderne n’évolue dans une situation d’autarcie. Dit autrement : l’indépendance n’existe pas. C’est vrai également pour le fonctionnement d’une centrale nucléaire, que ce soit son développement (les connaissances sur la fission ou les technologies de réacteurs sont le résultat de coopérations scientifiques à l’échelle internationale), sa construction (pour les matériaux de structure utilisés) et son exploitation (combustible composé d’uranium qui n’est pas extrait depuis le territoire national). L’observation vaut pour toutes les filières énergétiques, y compris les éoliennes ou les panneaux solaires photovoltaïques s’agissant des phases de développement et de construction.
Dès lors, que signifie la notion d’indépendance énergétique, tant utilisée dans le débat public ? L’indépendance énergétique mesure la capacité d’un pays à satisfaire ses besoins en énergie de façon « autonome ». L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) définit le taux d’indépendance énergétique comme « le rapport entre la production nationale d’énergies primaires (charbon, pétrole, gaz naturel, nucléaire, hydraulique, énergies renouvelables) et la consommation en énergie primaire, une année donnée ». Un taux supérieur à 100 % signifie que le pays est exportateur net d’énergie ; un taux de 100 % signifie alors que l’ensemble de l’énergie consommée est satisfait par la production nationale ; un taux inférieur à 100 % signifie que le pays est dépendant énergétiquement des importations en provenance d’autres pays.
En France, ce taux d’indépendance (défini par l’Insee) est largement porté par l’énergie d’origine nucléaire. En effet, en 1973, avant la mise en service de la majeure partie du parc nucléaire, le taux d’indépendance énergétique était de 24 %. Aujourd’hui, le taux d’indépendance énergétique en France est de l’ordre de 50 % (il a même atteint 54 % en 2020, voir figure 1). Cette évolution montre que l’atome est un pilier de l’indépendance énergétique du pays. Pour comparaison, ce taux est environ de 33 % en Allemagne, de
22 % en Italie et de 25 % en Espagne.
Différence entre souveraineté et indépendance
Mais en termes de droit international, la souveraineté désigne aussi la capacité d’un pays à régler ses propres affaires sans avoir de compte à rendre à ses pairs. C’est d’ailleurs en ce sens que Valéry Giscard d’Estaing s’était exprimé lors d’un meeting à Dax en 1981 : « Si vous voulez que la vie économique et sociale de la France dépende des caprices des autres, alors vous pouvez dire non [au nucléaire], mais vous dites non tout seul ! ». Les politologues distinguent deux volets : la souveraineté interne et la souveraineté externe. Respectivement, l’autorité absolue sur le territoire du pays et la reconnaissance par les autres pays de cette autorité (Biersteker et Weber, 1996).
Selon cette définition, la souveraineté énergétique interne désigne la capacité d’un pays à pouvoir décider de sa politique énergétique, y compris « des décisions sur les sources d’énergie, les échelles et les formes de propriété qui structurent l’accès à l’énergie1 ». La souveraineté énergétique externe, quant à elle, recouvre deux éléments selon une étude de Philipp Thaler et Benjamin Hofmann2. D’une part, la protection du système énergétique national contre les chocs exogènes (approvisionnement contraint en combustible, prix prohibitif, etc.). D’autre part, des mesures protectionnistes contre un éventuel cadre réglementaire supranational, par exemple le droit de la concurrence dans l’Union européenne.
Les auteurs utilisent alors une métaphore informatique pour définir la souveraineté énergétique d’un pays. Elle synthétise le pouvoir de décider en principe et en fait du hardware3 (les infrastructures) et du software (les règles de fonctionnement) du système énergétique, sans interférence avec l’extérieur. La distinction entre principe et fait est importante puisqu’il est une chose de décider de « produire » de l’énergie à partir d’une technologie non mature (principe), il en est une autre de disposer de ladite technologie au moment voulu (fait). Au-delà du pari technologique, cette distinction soulève d’autres enjeux relatifs à l’approvisionnement en matériaux ou en combustible pour faire fonctionner les centrales par exemple.
Stock, flux et diversité
L’usage du terme d’indépendance appelle donc à une certaine largesse. On peut parler de résilience ou de robustesse d’un système énergétique face à des « interférences du dehors ». Ainsi, derrière l’idée de souveraineté énergétique, il y a l’ambition pour les pays d’assurer les conditions d’une certaine autonomie tout en restant inséré dans le système énergétique mondial. Cette insertion se manifeste notamment par le besoin en ressources (matériaux et combustibles). Eu égard à cet enjeu des ressources, on peut définir une grille d’analyse à trois dimensions : le stock, le flux et le coût. Elle permet de se faire une idée de l’indépendance relative du système énergétique d’un pays.
↦ Une dimension de stock. Dans le cas d’une pénurie à l’externe (pour des raisons physiques ou politiques) d’une ressource critique au fonctionnement de notre système énergétique, est-on en mesure d’assurer nos besoins avec de la ressource présente sur le territoire ou une ressource de substitution pour laquelle la situation serait moins tendue ? Pour combien de temps ?
↦ Une dimension de flux. Cette notion a trait à la robustesse et à la diversité des chaînes d’approvisionnement : dispose-t-on d’un portefeuille d’approvisionnement suffisamment diversifié pour maîtriser le risque ?
↦ Une dimension de coût. Est-on capable de maîtriser le coût de production de l’énergie en réponse aux chocs exogènes, notamment sur les marchés mondiaux des commodités ? Compte tenu de la fonction fondamentale de l’énergie pour nos économies et de l’impact du coût de production sur les autres secteurs économiques et sociaux, la dimension de coût est tout aussi importante que celles de stock et de flux.
Quel apport du nucléaire pour la souveraineté énergétique en France ?
Sur le stock, EDF dispose de réserves d’uranium correspondant à deux ans de production d’électricité. En comparaison, les réserves d’hydrocarbures représentent moins de six mois de la consommation annuelle française (Sagess, 2018). Par ailleurs, la France dispose d’un stock stratégique d’uranium appauvri qui peut se substituer à sept ou huit
ans de consommation d’uranium naturel, selon les données d’Orano. Au total, la France dispose de dix ans de stock d’uranium stratégique sur son sol. La figure 2 représente l’ampleur des stocks stratégiques par rapport aux importations françaises annuelles.
Sur le coût, le prix de l’uranium ne représente que 5 % du coût total de l’électricité produite. Les besoins en matériaux de structure (en très grande majorité du béton et de l’acier) sont nuls une fois la construction du parc nucléaire achevé.
Sur le flux, la figure 3 répond aux deux questions suivantes : 1/ « En moyenne4, d’où provient l’uranium importé en France depuis 1995 ? » ; 2/ « Comment comparer ces importations par rapport aux réserves ? ». Le quart des importations d’uranium naturel provient du Niger (24 %), suivi du Canada (15 %), puis du Kazakhstan (13 %). À eux trois, ces pays totalisent plus de la moitié (52 %) des importations de la France, qui s’effectuent depuis trois continents différents. Le reste des importations provient de divers autres pays au premier rang desquels l’Australie (8 %). Ces pays présentent des réserves en uranium significatives. Ceci constitue un premier critère de diversité et de robustesse des chaînes d’approvisionnement de la filière nucléaire.
Parmi les trois pays plus gros exportateurs vers la France, le Canada et le Niger sont surreprésentés statistiquement dans les importations françaises. Les relations diplomatiques particulièrement denses l’expliquent.
Dans le monde de l’énergie, la dimension temporelle est très importante. On constate des importations extrêmement variables entre 2016 et 2019. Pourtant, la production nucléaire est quasi-constante, autour de 380 TWh selon Réseau de transport d’électricité (RTE). Cela traduit la relative indépendance de la filière nucléaire sur les importations de combustible facteur de souveraineté énergétique de la France, au moins à court terme.
Dans son rapport publié tous les cinq ans, le « Redbook », l’Agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE (AEN) fournit une estimation des besoins en uranium de la France sur la période 2020 à 2040. À partir de ces extrapolations, et compte tenu du portefeuille historique d’approvisionnement français en uranium, seule une fraction des réserves d’uranium identifiées en 2019 des pays exportateurs serait consommée. Pour les trois plus gros partenaires économiques de la France, cela représenterait 11 % au Niger, 3 % au Canada et 2 % au Kazakhstan. Sur le long terme, il n’y aura donc pas de pic des ressources disponibles.
1. Schelly et al., 2020.
2. Thaler and Hofmann, The impossible energy trinity : Energy security, sustainability, and sovereignty in cross-border electricity systems, 2022.
3. Le matériel du système énergétique : mix électrique, pompes à essence, etc.