« Notre ami l’atome » : Walt Disney et les promesses de l’ère atomique - Sfen

« Notre ami l’atome » : Walt Disney et les promesses de l’ère atomique

Publié le 25 juillet 2023

Article publié dans la Revue Générale Nucléaire ÉTÉ 2023 #2

Dans les années 1950, les États-Unis, sous l’impulsion de Dwight Eisenhower, veulent promouvoir l’usage pacifique du nucléaire dans le monde. En 1957, Disney produit un  film présentant les multiples usages de l’atome au sein d’un monde futuriste et pacifié.

Le soir du mercredi 23 janvier 1957, Walt Disney présente aux téléspectateurs du très suivi show TV « Disneyland » sur ABC un film d’animation à vocation éducative intitulé Our friend, the atom. Lié au thème Tomorrowland, il ambitionne de présenter au grand public les vertus du nucléaire civil par le biais du show TV d’abord puis dans ses parcs d’attractions à partir de 1955. Dès avant Our friend the atom, Disney a produit et réalisé deux films autour de la conquête spatiale (Man in space et Man and the moon)  diffusés en mars et décembre 1955 sur la même chaîne et en prépare un troisième (Mars and Beyond). Un livre est également réalisé et imprimé à plusieurs millions  d’exemplaires, en  plusieurs langues dont le français, et distribué dans les écoles américaines comme manuel éducatif.

Du cauchemar aux promesses atomiques

Le film s’ouvre sur des images du Nautilus, le sous-marin propulsé par une force magique apparu dans un précédent long métrage de Disney, adapté, en 1954, de l’oeuvre  de Jules Verne 20 000 lieues sous les mers. Dans cette adaptation, Walt Disney établit le lien avec une histoire bien réelle, celle de l’USS Nautilus, premier sous-marin à propulsion nucléaire de l’histoire mis en service aux États-Unis en 1955 pour rappeler « que la fiction a souvent une étrange façon de devenir réalité ». Le film se livre  également à une réinterprétation du conte Le pêcheur et le démon tiré des Mille et Une Nuits dans lequel un pêcheur pauvre ramène dans ses filets un vase contenant un génie puissant et maléfique ayant fait le serment de tuer celui qui le libérerait pour se venger de sa captivité. Recourant à la ruse, le pécheur parvient à enfermer de nouveau le génie dans le  vase, qui lui promet d’exaucer trois voeux s’il acceptait de le libérer de nouveau. Le film suggère alors l’analogie entre ce conte et l’histoire de l’atome. Après des siècles à jeter notre filet de pêche dans une mer de savoirs scientifiques, le filet a attrapé un beau jour un vase contenant une force fabuleuse, le génie de l’énergie atomique. Cette force, d’abord libérée dans notre monde sous sa forme menaçante et infiniment destructrice – la bombe atomique – peut, si nous le souhaitons, faire de l’atome le héros des temps modernes et ainsi donner une fin heureuse à l’histoire.

La première partie du film Our friend, the atom se livre à une histoire de l’atome allant de la formation de l’univers jusqu’à la bombe atomique, en passant par la découverte de la radioactivité et de la fission nucléaire. On y découvre notamment la découverte de la radioactivité par Henri Becquerel en 1896 puis des premiers éléments radioactifs par Pierre et Marie Curie. Des animations, sobres et plutôt réalistes accompagnent le récit du narrateur, qui apparaît régulièrement en chair et en… atomes pour proposer des explications scientifiques pédagogiques.

La seconde partie du film est consacrée aux usages pacifiques potentiels de l’énergie atomique et débute avec une explication scientifique du mécanisme à l’origine de la puissance du génie atomique qui s’exerce par la fission nucléaire et se déchaîne dans les explosions atomiques (illustré par des images réelles d’essais nucléaires). Puis, à l’instar du conte oriental, il est montré comment le progrès scientifique et technique permet aux hommes de maîtriser cette puissance et de faire retourner le génie atomique dans son vase, de le discipliner. Une maîtrise qu’illustre le fonctionnement d’un réacteur nucléaire, décrit en détail à l’aide d’images animées.

Puis, filant la métaphore, le génie propose au pêcheur (c’est-à-dire à l’humanité) de faire trois voeux, qui sont à ce stade encore des promesses :

  • Le pêcheur choisit d’abord l’énergie : une ville moderne alimentée en électricité par une centrale nucléaire se donne à voir, ainsi que des sous-marins, des navires marchands, des avions et même des fusées propulsées par des réacteurs atomiques ;
  • Le second voeu, qui touche à l’alimentation et à la santé, permet de mettre en valeur le potentiel atomique dans l’agriculture (via des traceurs radioactifs des aliments et animaux) et dans la médecine (grâce à l’utilisation du sodium, de l’iode ou encore du cobalt radioactif);
  • Enfin, le troisième et dernier voeu porte sur la paix, avec un message final plein de promesses et d’espoirs pour que l’atome devienne « vraiment notre ami ».

Un étonnant outil de promotion du nucléaire made in USA

Historiquement, Disney entretient des liens étroits avec le gouvernement américain. Le projet Tomorrowland sert la promotion de l’American way of life telle que prônée par le gouvernement dans sa lutte contre le modèle concurrent communiste1. Factuellement, le film produit par Disney est la pièce finale d’une campagne publicitaire engagée en 1955 par le Director of the United States Information Agency, visant à promouvoir une image positive de l’atome. L’objectif de cette campagne consiste à sensibiliser le public américain et étranger (les films Disney ayant une large audience hors des États-Unis) aux bienfaits de l’atome et à montrer les avancées déjà réalisées dans ses usages pacifiques, dans la lignée directe du discours Atom for peace prononcé en 1953 par le président américain Eisenhower2. Dans ce discours resté célèbre, le président promettait, devant l’assemblée des Nations unies, que les États-Unis consacreraient « tout leur coeur et leur esprit à trouver le moyen par lequel l’inventivité miraculeuse de l’homme ne sera pas dédiée à sa mort, mais consacrée à sa vie ». Ce faisant, le gouvernement américain se proposait d’aider les autres pays à bénéficier des usages  pacifiques de l’atome (notamment en fournissant la matière première) contre la garantie que les États renoncent à leur désir de posséder l’arme atomique. Promouvoir les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire est alors, en pleine guerre froide, un pilier de la politique étrangère américaine pour fédérer le monde libre, renforcer le leadership mondial américain, mais aussi réfuter les accusations de propagande communiste selon lesquelles les États-Unis ne se préoccupent que des utilisations destructrices de l’énergie nucléaire.

Au début des années 1950, le programme Atom for peace ne parvient pas totalement à masquer une réalité plus sombre : durant toutes les années 1950, une grande partie des budgets est toujours consacrée au versant militaire de l’énergie atomique3 avec, en toile de fond, des dizaines d’essais nucléaires américains par an dont certains contaminent des populations civiles (notamment Castle Bravo en 1954). Alors que les progrès de la recherche tendent à démontrer le caractère néfaste et global des retombées radioactives issues des essais nucléaires, la peur d’une confrontation atomique avec l’URSS devient un problème public central aux États-Unis. On assiste alors à de nombreuses opérations de sensibilisation de la population américaine pour la préparer à cette éventualité. Outre la réalisation de films, une ville « factice » a été construite puis détruite pour rendre tangibles les dégâts occasionnés par une bombe nucléaire sur une ville américaine (opération Upshot-Knothole en 1953). C’est dans ce contexte qu’en 1956, pour la première fois, l’énergie atomique devient un enjeu majeur dans une campagne présidentielle. L’élection présidentielle américaine s’est en effet jouée en partie sur la politique atomique conduite par l’administration Eisenhower et a d’ailleurs débouché sur une approbation assez générale concernant les utilisations pacifiques de l’atome. Au moment de la sortie du film, Eisenhower est réélu et l’effet de Our friend, the atom est de réaffirmer la politique d’Atom for Peace, d’assumer les dangers de l’atome tout en justifiant que l’homme est désormais capable de les maîtriser pour tirer profit de l’extraordinaire potentiel de ses usages pacifiques.

Le nucléaire des années 1950 entre projets réels et utopies

Au moment de la sortie du film, les utilisations de l’énergie nucléaire sont encore en phase de développement et souvent liées directement au monde militaire. Le film propose une vision positive et futuriste de l’énergie atomique, « propre, silencieuse, inépuisable » permettant au charbon et au pétrole d’être réservés « à un meilleur usage ». Diverses visions des usages futurs de l’énergie nucléaire à des fins civiles sont mises en avant dans le film, notamment la production d’électricité et la propulsion. Sur le premier thème, Our friend, the atom présente la production d’électricité à partir de l’énergie atomique comme le symbole d’une nouvelle modernité. Au tournant des années 1950-1960, cette vision est déjà en partie réalité, avec des réacteurs produisant les premiers kilowatts d’électricité d’origine nucléaire aux États-Unis, en URSS et au Royaume-Uni. En 1957 débute en France la construction d’EDF 1, dit « La boule de Chinon », le premier réacteur électronucléaire français à usage civil4. Auparavant, EDF avait déjà tenté de récupérer, de manière expérimentale, la chaleur dégagée par les réacteurs militaires dit « G » du CEA Marcoule pour la transformer en électricité. Malgré ce foisonnement des années 1950, les projets de production d’électricité d’origine nucléaire restent souvent expérimentaux et encore peu rentables. Ils ne le seront  réellement qu’à partir des années 1970, notamment du fait de l’augmentation du prix du pétrole.

 

Dans l’ouvrage issu du film, il est également question de la fusion nucléaire « qui reste à dompter », mais qui pourrait apporter une énergie « théoriquement inextinguible ». À cette époque, les premières expériences de fusion nucléaire sont réalisées aux États-Unis, en Russie, mais aussi en France avec le démarrage en 1957 du réacteur TA-2000 au CEA Fontenay-aux-Roses. Ce réacteur est alors dédié à l’étude des plasmas pour la fusion contrôlée. Après 70 ans de recherche et de développement, la fusion nucléaire est encore un projet futuriste qui fait l’objet d’importants investissements internationaux, notamment sur le site du CEA Cadarache avec le réacteur Iter.

L’autre thème mis en avant dans le film est la propulsion atomique, qui est déjà effective pour les sous-marins et qui pourrait le devenir pour des avions leur permettant de faire « plusieurs fois le tour du monde » et même pour des fusées qui partiraient à la conquête de l’espace ! De tels projets, réels ou utopiques, sont largement relayés par la presse de l’époque (Science et vie). La propulsion atomique se développe fortement dans les années 1950, notamment aux États-Unis, mais aussi en URSS avec notamment le brise-glace Lénine lancé en 1957, premier navire civil (et de surface) à propulsion nucléaire au monde. À la fin des années 1950, de nombreux projets existent concernant des locomotives atomiques, des voitures atomiques (comme le prototype Ford Nucleon développé par l’entreprise américaine Ford) ou même des avions atomiques (comme le bombardier américain Convair NB-36H, équipé d’un réacteur nucléaire). Si ces projets n’aboutissent pas, ils mobilisent de nombreux scientifiques, ingénieurs, laboratoires et même parfois de véritables réacteurs nucléaires. En France, si ce type de projets semble beaucoup moins avancé, on en retrouve certaines traces discrètes et encore peu documentées. Par exemple, sur le site du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Saclay, le réacteur Rubéole5 permet d’étudier, entre 1957 à 1963, les premiers concepts de réalisation d’un coeur compact destiné à un avion ou à une locomotive atomique. Devant les difficultés d’une telle entreprise (notamment en matière de poids, de coûts mais aussi de radioprotection), ces projets sont progressivement abandonnés à travers le monde.

Dans le domaine spatial, Disney met en scène, pour le dessin animé Man and the moon de 1955, l’utilisation d’un réacteur nucléaire permettant de voyager dans l’espace et d’alimenter une base lunaire. Quelques années plus tard, des satellites américains et soviétiques utiliseront de véritables réacteurs nucléaires miniaturisés ! Mais c’est surtout à travers l’utilisation d’appareils plus petits et plus simples, soit des générateurs thermoélectriques à radioisotope (RTG) mobilisant la chaleur issue de la désintégration de la matière radioactive, que l’industrie spatiale trouvera un débouché important pour l’énergie nucléaire. Près de 50 ans après leur décollage, certains instruments scientifiques des sondes du programme Voyager de la NASA sont encore alimentés par leurs RTGs, aux confins de notre système solaire. De même, les astronautes américains des programmes Apollo (1960-1970) font fonctionner leurs matériels scientifiques sur le sol lunaire avec des RTG. Actuellement, les robots Curiosity et Perseverance parcourent  le sol martien alimentés par ce type de technologie.

Une oeuvre qui va marquer les imaginaires

À plus de soixante ans de distance, Our friend, the atom peut apparaître comme un ovni cinématographique. Mais tout au contraire, ce film est ancré dans un contexte politique tout à fait concret et spécifique, marqué par la volonté des États-Unis de promouvoir les usages pacifiques de l’atome dans un monde inquiet d’une possible confrontation atomique entre les « deux grands » adversaires de la guerre froide. Autour de projets réels et/ou rêvés, la frontière entre le monde enchanté de Disney et la réalité scientifique et technique s’estompe. Our friend, the atom est une opération de communication marquante qui illustre la forte synergie aux États-Unis entre grands industriels, médias et gouvernement pour véhiculer et tenter d’imposer une certaine représentation de l’avenir6. Dans le monde entier, souvent soutenus directement ou indirectement par le gouvernement américain, de nombreux pays se saisissent de cet imaginaire et se lancent dans la quête d’une modernité atomique. Un véritable soft power pour énergie surpuissante.


1. Dos Santos G.B.S., Mello D.A.T. & Neves M.C.D. (2022). “Our Friend the Atom”. Science & Education, no 31, p. 1075–1099.
2. Mangeon, M. & Roger, M. (2022). « 1945-1957 : la genèse mouvementée de l’AIEA ». RGN, no 2 du deuxième trimestre.
3. Hewlett R. & Holl J. (1989). “Atoms for peace and war 1953-1961. Eisenhower and the Atomic Energy Commission”, University of California Press.
4. Lamiral, G. (1988). Chronique de trente années d’équipement nucléaire à Électricité de France. Association pour l’histoire de l’électricité en France.
5. « Rubéole » pour Réacteur à uranium (RU), modéré à l’oxyde de Béryllium (BeO), légèrement enrichi (LE).
6. Langer M. (1955). “Why the Atom is our Friend : Disney, General Dynamics and the USS Nautilus“. Art History, vol. 18, no 1, p. 63–96.

Par Michaël Mangeon, docteur en Sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS) et Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques, chercheur au Laboratoire d’économie et de management de Nantes-Atlantique (LEMNA)

Photo I Dwight Eisenhower prononce le 8 décembre 1953 son discours « Atom for Peace » devant l’assemblée des Nations unies, à New York.

© Nations unies