La naissance du parc nucléaire français : le plan Messmer
Les années 1970 se caractérisent par d’importants changements dans l’approvisionnement énergétique de la France. La hausse des prix du pétrole consécutive au premier choc pétrolier d’une part, la compétitivité et la maturité des filières technologiques nucléaires américaines importées d’autre part, vont favoriser l’émergence d’une politique industrielle transformant sur le long terme le modèle énergétique du pays.
Avant la crise pétrolière de 1973, la filière électronucléaire française se développait en ayant recours à une multitude de technologies. La principale, française, est celle des réacteurs UNGG pour Uranium naturel graphite gaz avec des réacteurs à Marcoule (G1, G2 et G3), à Chinon (A1, A2, A3), à Saint-Laurent-des-Eaux (A1 et A2) et au Bugey, soit neuf réacteurs. On compte également un réacteur à eau lourde à la centrale nucléaire de Brennilis, aussi appelée la centrale des Monts d’Arrée (Brennilis EL4), un réacteur à eau pressurisée (REP) dans les Ardennes (Chooz A), et des réacteurs à neutrons rapides avec notamment Rapsodie, le premier réacteur nucléaire expérimental français, qui diverge en 1967, et Phénix, son successeur, couplé au réseau en décembre 1973, soit quelques mois après le début de la guerre du Kippour qui conduira à la crise pétrolière.
Le choix de la filière UNGG « était pratiquement imposé par les circonstances de l’époque », analyse Dominique Grenêche, docteur en physique nucléaire et expert international, notamment car le graphite et l’uranium naturel étaient les deux seules matières de base dont la France était sûre de disposer rapidement et en grandes quantités sans avoir recours à des importations »[1]. Pour rappel, la France ne maîtrisait pas encore, à l’échelle industrielle, le cycle complet de l’uranium et notamment son enrichissement, étape nécessaire pour l’utilisation de technologies REP.
Aujourd’hui, le parc nucléaire français est essentiellement composé de réacteurs à eau pressurisée. L’une des raisons de l’abandon de la filière UNGG s’explique notamment par des raisons économiques. Des études ont montré que la taille maximum des réacteurs qu’il était raisonnablement possible de construire se situait autour de 700 MWe, ce qui excluait tout gain économique futur par effet de taille [2].
1973 : La guerre du Kippour et la crise pétrolière
Le 6 octobre 1973, lors de la fête juive de Yom Kippour, les troupes égyptiennes et syriennes lancent une offensive pour reconquérir les territoires occupés par Israël depuis 1967 [3]. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) fait pression sur Israël et ses alliés via un embargo pétrolier. Le prix du baril de brut quadruple, passant de 2,9 dollars en juin 1973 à 11,6 dollars en janvier 1974. La facture pétrolière de l’Hexagone, d’un montant de 15 milliards de francs en 1972, atteint 52 milliards de francs en 1974 [4]. Cette crise met ainsi en lumière la forte dépendance de la France à des puissances étrangères. Le 30 novembre 1973, le Premier ministre Pierre Messmer (1916-2007) prend la parole sur les chaînes de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) pour annoncer une accélération du programme nucléaire français. Il souligne également la nécessité d’une politique énergétique européenne et annonce la construction « d’une grande usine d’enrichissement de l’uranium » dans la Drôme, Eurodif, qui sera en service de 1978 à 2012.
1974 : l’annonce du plan Messmer au journal de 20 heures
Le 6 mars 1974, à vingt heures, Jean-Marie Cavada, journaliste et, par la suite, homme politique français, s’entretient avec Pierre Messmer. Le Premier ministre présente son plan énergétique qui vise à limiter la dépendance au pétrole à travers la construction d’un parc nucléaire d’une part, et une série de mesures de sobriété énergétique d’autre part, une véritable politique écologique avant l’heure. À l’occasion de cette intervention, il identifie et classe les réactions à la crise pétrolière en deux catégories. La première comprend ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une crise passagère et soutiennent en conséquence « des mesures circonstancielles comme l’interdiction de circuler le dimanche », ironise le Premier ministre. La seconde catégorie d’observateurs, dont Pierre Messmer et son gouvernement se revendiquent, identifie « un rapport nouveau » entre les producteurs de matières premières et ses consommateurs. C’est pour répondre à ce changement durable dans les relations internationales que le gouvernement s’oriente vers des mesures « méditées, réfléchies, et de longue durée », précise le chef du gouvernement.
Interrogé aussi sur les choix du gouvernement pour la protection de l’indépendance énergétique du pays, Pierre Messmer répond : « Il est vrai que la France n’a pas été très favorisée par la nature en matière de ressources énergétiques. Nous n’avons presque pas de pétrole sur notre territoire, nous avons beaucoup moins de charbon que l’Angleterre et l’Allemagne, et moins de gaz que la Hollande [6] », avant d’assurer que « notre grande chance est notre énergie électrique d’origine nucléaire ». Messmer annonce en conséquence, face caméra, la construction de « treize centrales nucléaires de 1 000 MW », donc 13 000 MW de capacité installée supplémentaire, soit la puissance totale d’EDF disponible en 1962 : « aucun pays au monde, sauf les États-Unis, ne fait un effort comparable ». Ce programme industriel mis en musique par le Premier ministre est en plein accord avec le Rapport de la Commission pour la Production d’électricité d’origine nucléaire (PEON) publié en mars 1973, qui recommandait déjà « 13 000 MWe de commande de nouvelles centrales à mettre en service au cours des années 1978-1982 » [7].
Concernant les économies d’énergie, l’objectif est clair, il s’agit de « ne pas consommer plus de produits pétroliers en 1974 et 1975 que nous n’en avons consommés en 1973 ». Les économies seront faites dans le bâtiment afin de limiter la consommation énergétique du chauffage : plafonnement de la température du chauffage, utilisation limitée à la période du 15 octobre au 15 avril, sauf exceptions régionales. Un effort dans les transports est également prévu avec le soutien aux transports en commun et la construction de nouvelles voies de chemin de fer.
Le choix de la filière à eau pressurisée
« Alors que les premières années d’après-guerre avaient connu un foisonnement incroyable de réacteurs différents, couvrant presque toutes les combinaisons possibles de matières fissiles, fertiles, de modérateurs et de fluides caloporteurs, les quelques décennies qui ont suivi ont vu à l’œuvre un processus féroce de sélection “darwinienne”, avec très peu de familles survivantes, résumait admirablement en 1999 Bertrand Barré, ancien directeur des réacteurs nucléaires au CEA et ancien président de la Sfen: 85% des réacteurs aujourd’hui en opération sont des réacteurs à eau ordinaire (REP, REB et VVER), deux autres familles n’ont pas de descendance (Magnox/AGR et RBMK), et seuls les réacteurs à eau lourde CANDU défendent encore une niche marginale, fondée sur l’utilisation d’uranium naturel, et la taille moyenne des unités, qui les rendent – disent leurs promoteurs – plus accessibles aux nouveaux entrants dans le monde nucléaire » [8].
Une fois la page des réacteurs UNGG tournée, la France porte son choix sur les filières américaines à eau pressurisée (REP) et à eau bouillante (REB). En effet, les pouvoirs publics maintiendront la concurrence des deux filières pour respecter à la fois le souhait personnel de Georges Pompidou (1911-1974) – car les pouvoirs publics souhaitaient organiser la politique industrielle autour de la Compagnie générale d’électricité (CGE), qui avec Alsthom [9], portait la technologie de General Electric (REB) –, et celui d’EDF de mettre en concurrence deux constructeurs de chaudières distincts pour conserver ainsi une indépendance de choix. Deux commandes seront passées à CGE-Alsthom pour des REB, mais le projet sera finalement abandonné en juillet 1975, EDF se tournant alors officiellement et uniquement vers les REP, la technologie de Westinghouse portée par la Franco-américaine de constructions atomiques, Framatome.■
Né le 20 mars 1916 à Vincennes, Docteur en droit, diplômé de l’École nationale des langues orientales vivantes – qui est aujourd’hui l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Pierre Messmer entre à l’École d’administration des colonies en 1938. Résistant au sein des Forces françaises libres (FFL) dès 1940, il devient ministre des Armées de 1960 à 1969, ministre chargé de l’Outre-Mer en 1971 et Premier ministre de Georges Pompidou de 1972 à 1974. Sous sa mandature, il a dirigé trois gouvernements successifs et a achevé son mandat sous la présidence par intérim d’Alain Poher, suite au décès de Georges Pompidou en avril 1974.
[1] Dominique Grenêche, Histoire et techniques des réacteurs nucléaires et de leurs combustibles, EDP sciences, 2016.
[2] Ibid.
[3] Depuis la guerre des Six Jours.
[4] Boris Dänze-Kantof et Félix Torres, 2013.
[5] Ibid.
[6] Voir cette archive sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel.
[7] Boris Dänze-Kantof et Félix Torres, 2013.
[8] RGN n°2, mars-avril 1999.
[9] Alstom depuis 1998.
[10] Du premier béton de la tête de série à la connexion au réseau électrique de la dernière.
Par Gaïc Le Gros, Sfen – Photo : construction de la centrale nucléaire de Fessenheim – © EDF Fessenheim