L’Estonie regarde le nucléaire de près
L’Estonie pourrait se trouver à l’aube d’un changement transformateur dans le domaine énergétique en choisissant l’énergie nucléaire comme pierre angulaire de sa future stratégie. Ce petit pays d’1,3 million d’habitants a pour objectif d’atteindre 100 % d’électricité décarbonée à horizon 2030 [1] alors qu’aujourd’hui près de 55 % de sa production électrique est issue de combustibles fossiles, dont près de 45 % sont issus de schistes bitumineux (2023) [2].
La démarche est à la fois ambitieuse et stratégique, compte tenu de la dépendance historique de la nation aux schistes bitumineux [3], au coût environnemental élevé. Afin d’engager une importante transition énergétique, le pays envisage de se tourner vers le nucléaire. Fin décembre 2023, l’Estonie a publié le rapport final de son groupe de travail sur l’énergie nucléaire, qui servira de base à la décision du gouvernement quant à l’opportunité de poursuivre un programme électronucléaire, notamment par le biais de la technologie SMR. Le groupe interministériel en charge de ce rapport a conclu que l’énergie nucléaire aiderait le pays à atteindre ses objectifs climatiques et à augmenter la sécurité énergétique. Si le gouvernement décide de se lancer dans un tel programme, l’Estonie et l’AIEA élaboreront un plan de travail visant à soutenir les efforts de la république balte pour développer davantage ses infrastructures nucléaires. Des discussions devraient bientôt commencer au Parlement estonien, le Riigikogu.
Diverses motivations pour l’énergie nucléaire en Estonie
L’énergie nucléaire émerge comme une option stratégique pour l’Estonie, motivée par une multitude de facteurs. Visant des émissions nettes de carbone nulles d’ici 2050, la nation aspire à réduire significativement sa dépendance aux combustibles fossiles, notamment aux schistes bitumineux, longtemps pilier de son mix énergétique. Outre les considérations environnementales, la sécurité énergétique motive l’Estonie, importatrice nette d’électricité provenant principalement de Finlande. Par ailleurs, le pays envisage de se découpler du réseau russe avant le 1er janvier 2026, cette connexion étant maintenue pour la stabilité du réseau plutôt que pour des échanges commerciaux, arrêtés en 2005[4]. Après l’arrêt des importations de gaz russes en 2022 (qui représentaient la quasi-totalité des importations de gaz du pays), les dommages au pipeline de gaz Balticconnector en octobre 2023 ont souligné la vulnérabilité de certaines interconnexions. Face à l’instabilité du marché international des combustibles fossiles et aux incertitudes géopolitiques, l’Estonie cherche à renforcer son autonomie énergétique, s’orientant vers le nucléaire dans une démarche aussi bien guidée par des impératifs stratégiques et écologiques qu’économiques.
Le chemin vers l’adoption de l’énergie nucléaire
Le groupe de travail interministériel sur le nucléaire a été créé en avril 2021. Ce groupe est piloté par le Ministère de l’Environnement, et comprend des représentants du Ministère de l’Intérieur, des Finances, de la Justice, de l’Éducation et de la Recherche, des Affaires économiques, de la Défense, des Affaires étrangères, des Affaires sociales et de la Chancellerie d’État. Il a rendu un rapport préliminaire au gouvernement en octobre 2022, puis un rapport définitif en décembre 2023 après relecture de celui-ci par l’AIEA. Ce dernier rapport définit une première trajectoire pour l’inclusion du nucléaire en Estonie, et comporte un certain nombre de préconisations dont une des principales est de ne pas lancer une tête de série en Estonie. Le chemin vers l’énergie nucléaire en Estonie est marqué par une planification minutieuse, une coopération internationale et un focus sur les petits réacteurs modulaires.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a joué un rôle pivot dans ce processus, en livrant elle aussi un rapport complet qui a évalué la préparation de l’Estonie à développer un programme d’énergie nucléaire. Ce rapport de mission INIR (integrated nuclear infrastructure review), remis au ministre estonien du Climat, Kristen Michal le 16 janvier 2024, a souligné l’approche structurée de l’Estonie, ouvrant la voie à d’autres discussions et planifications ; cette mission est la première mission de l’AIEA pour un nouvel entrant potentiel souhaitant construire des SMR et est une référence aujourd’hui dans sa démarche[5]. Aujourd’hui, l’Estonie ne possède qu’un « nucléaire diffus », avec les habituelles applications médicales, industrielles et de recherche. La formation et la recherche relèvent principalement des Universités de Tartu et de Tallinn.
L’approche estonienne est également marquée par son focus sur les petits réacteurs modulaires (SMR) ; la taille du réseau électrique estonien ne permet pas d’envisager des réacteurs de puissance autour du GWe. Ces réacteurs sont vus comme une solution plus flexible et économique par rapport aux réacteurs nucléaires de grande puissance. La taille plus petite des SMR et leur construction modulaire permettent une gamme plus large d’applications et de lieux, les rendant particulièrement adaptés aux besoins énergétiques du pays. Mais comme partout en Europe, les difficultés sont à prévoir sur les compétences et la chaîne logistique.
Le rôle de Fermi Energia et la collaboration internationale
Fermi Energia est un acteur clé de l’entreprise nucléaire de l’Estonie, notamment dans l’évaluation de l’intégration des SMR dans le paysage énergétique national. Co-fondée en février 2019, par Kalev Kallemets (son PDG actuel), un ancien député remplaçant, Fermi Energia vise à faciliter l’adoption des SMR pour répondre aux besoins énergétiques et aux objectifs environnementaux de l’Estonie après 2030. En juillet 2019, l’entreprise a lancé une étude de faisabilité sur l’adéquation des SMR aux objectifs d’approvisionnement en électricité et climatiques de l’Estonie au-delà de 2030, à la suite d’une levée de fonds auprès d’investisseurs et d’actionnaires. L’entreprise, dont les activités sont indépendantes du groupe de travail gouvernemental, mais dont on ne peut nier son influence dans l’écosystème industriel local, a décidé d’étudier un déploiement potentiel du SMR BWRX-300 de GE Hitachi Nuclear Energy. Plus récemment, lors de sa conférence annuelle en février 2024, Fermi Energia a formalisé un partenariat avec Deep Isolation, une firme américaine, pour évaluer les options de stockage géologique profond des déchets nucléaires.
Implications économiques et environnementales
L’énergie nucléaire, dans le contexte estonien, est perçue non seulement comme une réponse aux défis climatiques, mais aussi comme un levier de développement économique durable. Les projets nucléaires, par leur envergure, sont susceptibles de stimuler l’économie locale, de créer des emplois qualifiés et de favoriser le développement technologique.
L’Estonie compte sur le nucléaire (SMR) pour alimenter la création d’emplois et augmenter les activités dans les secteurs connexes, du bâtiment et de l’ingénierie, ainsi que pour les services locaux, apportant ainsi une bouffée d’oxygène à l’économie locale. En outre, l’introduction de l’énergie nucléaire devrait contribuer à une augmentation des recettes fiscales grâce à l’expansion économique qu’elle engendre. Les différents experts espèrent qu’à plus long terme, l’indépendance énergétique accrue de l’Estonie et la stabilisation des prix de l’énergie contribueront à un environnement économique plus prévisible et propice au développement des entreprises et industries.
Sur le plan environnemental, l’adoption de l’énergie nucléaire en Estonie représente une avancée majeure vers la réduction de l’empreinte carbone du pays. Comme évoqué précédemment, le remplacement des combustibles fossiles, en particulier du schiste bitumineux, par une source d’énergie à faible émission de carbone comme le nucléaire, s’inscrit dans les efforts du pays pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone d’ici 2050. Les SMR, en raison de leur efficacité et de leur capacité à fournir une énergie stable et abordable, pourraient être particulièrement adaptés pour répondre aux besoins énergétiques du pays tout en minimisant les émissions de gaz à effet de serre.
Considération législative et publique
La réalisation du programme énergétique nucléaire de l’Estonie nécessite un travail législatif et réglementaire significatif, ainsi que l’approbation du public. L’établissement d’une nouvelle autorité publique pour superviser la sûreté nucléaire, le développement d’un cadre juridique complet, et la sélection de sites appropriés pour les centrales nucléaires sont des étapes cruciales dans ce processus. Aujourd’hui, seule une loi qui établit les exigences fondamentales de sécurité en matière de protection contre les rayonnements ionisants existe, le « radiation Act » (2004). De plus, les discussions du gouvernement estonien et du Parlement sur le programme énergétique nucléaire mettent en lumière le processus démocratique et délibératif sous-jacent à cette décision. Aujourd’hui, le Reform Party (parti libéral), Estonia 200 (parti libéral) et le SDE (Parti social-démocrate) forment la coalition gouvernementale (2023-2027). Parmi ces partis, seul le SDE n’est pas en faveur d’un programme nucléaire, qui justifie son scepticisme par les coûts évoqués dans le rapport du groupe de travail et souhaite privilégier le développement des parcs éoliens et solaires. Le ministre du Climat Kristen Michal (Reform) espère arriver à un accord pour un potentiel vote au second semestre 2024. Il reste que d’après un sondage gouvernemental (2024) la population estonienne voit l’énergie nucléaire de façon positive, 69% des interrogés sont en faveur de la construction d’une centrale nucléaire.[6]
Un exemple à suivre ?
Le parcours de l’Estonie vers l’énergie nucléaire représente une initiative ambitieuse pour redéfinir son avenir énergétique. La décision de l’Estonie de se tourner vers le nucléaire s’inscrit également dans un mouvement global où de nombreux pays réévaluent le rôle de l’énergie nucléaire dans leurs stratégies de décarbonation. Le choix stratégique des SMR, l’implication de Fermi Energia, et le travail en synergie avec l’AIEA témoignent d’une approche complète et collaborative de la politique énergétique. Alors que l’Estonie continue de naviguer dans les complexités de l’adoption de l’énergie nucléaire, elle établit un précédent sur la manière dont les petites nations peuvent entreprendre des transitions énergétiques significatives en quête de durabilité, de sécurité et de résilience économique. Les années à venir seront cruciales pour traduire ces plans en réalité, avec la promesse de transformer l’Estonie en un modèle d’utilisation énergétique innovante et durable dans la région de la Baltique et au-delà. Les challenges sur ce chemin sont aussi des opportunités de partenariats avec la France. ■
Par Nicolas Devictor, conseiller nucléaire Royaume-Uni et Pays nordiques de l’Ambassade de France à Londres, au Royaume-Uni ; Thibault Lemarié, conseiller nucléaire adjoint Finlande de l’Ambassade de France à Helsinki, en Finlande ; Louise Dubrulle, conseillère économique Estonie à l’Ambassade de France à Tallinn, en Estonie.
Crédit photo : ©Shutterstock RossHelenn
[1] Canas Nathan, Estonia plans small nuclear reactor to quit oil shale by 2030, Euractiv [consulté en février 2024].
[2] Energy charts, Finlande, [consulté en février 2024].
[3] Les schistes bitumineux sont des roches sédimentaires contenant des matières organiques – le kérogène – qui peuvent directement servir de combustible pour la production d’énergie.
[4] Lepmets Joanna, Country report Estonia : Energy without Russia, Friedrich-Ebert-Stiftung Budapest. https://library.fes.de/pdf-files/bueros/budapest/20486.pdf [consulté en février 2024].
[5] AIEA, 22 Jan 2024. site internet [consulté en février 2024].
[6] Sondage Fermi Energia, 2024 [consulté en février 2024].