1. « Les pouvoirs publics doivent intégrer la notion de risque »
Entretien avec Michel Viktorovitch, directeur adjoint du Programme énergie et économie circulaire au Secrétariat général pour l’investissement (SGPI).
Fin 2021, le président de la République annonçait un grand programme d’investissement baptisé « France 2030 ». Au programme, entre autres choses, un appel à projets pour des « réacteurs nucléaires innovants ». Michel Viktorovitch, directeur adjoint au SGPI, nous décrit la stratégie de l’État pour doper les acteurs émergents dans ce secteur-clé de l’économie française.
Qu’est-ce que « France 2030 » et quel est l’objectif de ce programme ?
Michel Viktorovitch : Retraçons un peu la genèse du projet. « France 2030 » est la continuité des Programmes d’investissements d’avenir nés il y a plus de dix ans. Ceux-ci avaient pour objet le financement de l’innovation dans tous les secteurs de l’économie. Il y a eu trois volets du PIA jusqu’en 2020 pour un total de 57 milliards d’euros alloués, dont une part importante était déjà dédiée à la transition énergétique ou au nucléaire. En 2020, le quatrième volet du PIA a été lancé. Une stratégie spécifique dédiée à l’atome a été développée, « la stratégie relative à la filière nucléaire ». Son élaboration, finalisée en 2021, prévoit notamment la poursuite des études de conception du SMR Nuward et le lancement d’un appel à projets sur la thématique des déchets (appel à projets « solutions innovantes pour la gestion des matières et déchets radioactifs et la recherche d’alternatives au stockage géologique profond », ouvert en 2021 et 2022 et désormais clos).
C’est fort de tout cela que, le 12 octobre 2021, « France 2030 » a été lancé par le président de la République. Il s’agit d’atteindre dix objectifs stratégiques pour la France, dont une partie est liée à l’énergie et à la transition énergétique, six leviers à renforcer devant permettre de les atteindre : les matières premières, l’électronique et la robotique, les technologies numériques, la recherche, la formation. Pour ce qui relève de la transition énergétique, le premier objectif concerne le nucléaire, le deuxième touche l’hydrogène et les renouvelables et le troisième porte sur la décarbonation de l’industrie. Ces sujets stratégiques étaient déjà très présents avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine. L’évolution entre les précédents Programmes d’investissements d’avenir et France 2030 est qu’à l’innovation, nous avons ajouté un point majeur qui est l’industrialisation.
Le financement de l’innovation dans les SMR était présent dès le PIA4, c’est-à-dire avant le plan « France 2030 » ?
M. V. : Le développement des SMR est effectivement une réalité bien antérieure à « France 2030 » et les études de conception afférentes ont notamment fait l’objet de mesures de soutien dans le cadre du PIA4. Avec « France 2030 », cet objectif est placé en tête des priorités avec un milliard d’euros alloué à l’émergence de réacteurs innovants plus sûrs, permettant de mettre en oeuvre une meilleure gestion des déchets nucléaires, et d’accélérer le déploiement du SMR français le plus avancé.
En ce qui concerne l’appel à projets « réacteurs innovants », quel sens donnez-vous à « innovants » ?
Cela s’inscrit dans les principes généraux de « France 2030 » qui prévoit entre autres un soutien massif à la décarbonation de l’économie, à l’innovation et aux acteurs émergents. Nous souhaitons voir arriver, dans le cadre des dispositifs lancés, des projets vraiment en rupture par rapport à ce qui se fait actuellement. En rupture technologique, mais aussi en rupture s’agissant de la typologie des acteurs concernés. Nous souhaitons voir apparaître de nouveaux porteurs de projets, ces fameux « acteurs émergents ». Ils ont vocation à s’inscrire dans la filière nucléaire de manière complémentaire aux acteurs historiques du secteur. Nous sommes convaincus qu’il y a une place pour ces nouveaux acteurs. Nous avons ainsi le désir de voir émerger les idées les plus audacieuses et les plus incroyables.
Cela implique une prise de risque, non ?
M. V. : Oui, et c’est un point essentiel de l’action « France 2030 ». Quand on se lance dans un appel à projets tel que celui-ci, il faut effectivement, en tant que financeur (dans notre cas l’État), totalement intégrer l’éventualité de l’échec. Nous cherchons à faire émerger des idées nouvelles et l’État se positionne comme un « dérisqueur » pour encourager les acteurs privés à investir. Pour rappel, nous ne soutenons jamais un projet à 100 %. D’autres investisseurs interviennent. Mais il nous faut, nous pouvoirs publics, intégrer cette notion de risque. Cette ambition passe toutefois par un travail d’analyse approfondie des dossiers de candidatures par des experts, et ensuite par des évaluations régulières de l’avancement des travaux. Nous posons des jalons très précis afin de savoir aussi quand arrêter un projet. Pour cela, il y a toute une pédagogie de culture du risque à mettre en place. D’autant plus qu’il ne s’agit pas, s’agissant des nouveaux réacteurs, de rupture uniquement technologique mais aussi, du développement de nouveaux usages et des nouveaux business models que ces usages impliquent. L’innovation et la notion de risque, dans « France 2030 », font partie intégrante de notre doctrine.
Quelles seront les étapes de l’appel à projets ?
M. V. : L’appel à projets a été lancé en mars 2022. Ce dispositif chapeau est en réalité composé de trois appels à projets successifs. La première étape est une phase de « maturation ». Ensuite viendront une phase de « preuve de concept » puis une phase de « prototypage ». Avec ce dispositif, nous nous inscrivons donc dans le temps long (fin de la décennie 2020) avec l’objectif d’accompagner les projets sur l’ensemble du cycle de développement, de la maturation au prototypage. Afin de ne pas pénaliser un porteur de projet qui présenterait d’ores et déjà un dossier dont le degré de maturité serait supérieur aux attendus de la phase de maturation, l’AAP laisse aussi la possibilité aux candidats de soumettre leur projet dès à présent aux phases ultérieures (preuve de concept ou prototypage).
Comment est impliqué le CEA dans ce programme ?
M. V. : Cet appel à projets prévoit l’accompagnement des porteurs par le CEA, ce qui est assez unique dans ce type de projet. L’idée est de donner toutes les chances aux acteurs émergents de mener à bien leur projet sur le long terme. Le secteur nucléaire est en effet très spécifique, hautement technologique et nécessite de s’atteler à des enjeux sensibles tels que la sûreté et la sécurité. Il faut par exemple être en capacité de démontrer la viabilité de son concept auprès d’organismes tels que l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et les services du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).
Dans ce contexte, l’apport du CEA pourra être précieux afin d’aider les porteurs à atteindre le niveau d’exigence attendu en phase de sélection. Puis, durant la phase d’exécution des projets, le CEA aura un rôle d’accompagnement des lauréats en apportant son expertise scientifique et technique et en mettant à disposition ses moyens numériques et expérimentaux. Nous voulons ainsi faire en sorte que les projets puissent se développer dans un environnement d’excellence à la hauteur des enjeux.
Quelle est la gouvernance mise en place pour cet AAP ?
M. V. : « France 2030 » est piloté par le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI) pour le compte de la Première ministre. Ceci étant dit, nous ne pilotons pas seuls. Nous animons l’organisation interministérielle qui assure la gouvernance de « France 2030 ». Outre le SGPI, la Direction générale des entreprises (ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique), la Direction générale énergie climat (ministère de la Transition énergétique) et la Direction générale de la recherche et de l’innovation (ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) sont étroitement associées à la coordination et l’animation de l’action autour de cet appel à projets « Réacteurs nucléaires innovants », dont Bpifrance est l’opérateur. Les décisions de financement sont prises par la Première ministre sur la base des propositions de la gouvernance, transmises avec avis par le SGPI.
Quels sont les critères de réussite de l’appel à projets ?
M. V. : Comme on l’a vu, cet appel à projets fait l’objet de trois phases successives avec l’intégration d’une notion de sélectivité introduite à chaque étape. Une procédure de sélection sera mise en oeuvre pour accéder à la phase suivante. Nous anticipons donc que le nombre de porteurs atteignant le stade prototype sera inférieur au nombre de lauréats de la phase maturation. Sans préjuger à ce stade du nombre de projets qui atteindront la phase prototype, être en mesure de soutenir a minima un ou deux projets sur l’ensemble du cycle de développement pourrait nous permettre de considérer, je le pense, que le pari est plutôt réussi.