Les investisseurs privés se tournent de plus en plus vers le nucléaire - Sfen

Les investisseurs privés se tournent de plus en plus vers le nucléaire

Le regain d’intérêt des investisseurs privés à l’endroit du nucléaire ouvre des perspectives pour le financement du renouvellement du parc. Toutefois, le secteur, considéré risqué, conduit les acteurs financiers à rester prudents.

L’État et EDF sont actuellement en- gagés dans une réflexion sur la structuration du financement du renouvellement du parc nucléaire. Notamment, l’implication des capitaux privés est sur la table. Parallèlement, les investisseurs montrent un nouvel appétit pour le secteur, à plusieurs niveaux, sur fond de réallocation stratégique des capitaux vers les activités bas carbone. Leur implication est toutefois conditionnée à la mobilisation d’outils publics pour atténuer les risques financiers propres à ce type de chantiers d’infrastructures, en tenant compte de l’évolution des contextes financiers et énergétiques.

Le nucléaire, un investissement bas carbone tendance

En septembre 2022, le gestionnaire d’actifs canadien Brookfield Asset Management s’ajoutait à une liste grandissante d’acteurs financiers prédisant le début d’une « nouvelle ère » pour l’industrie nucléaire. Quelques semaines plus tard, une de ses filiales participait au rachat de Westinghouse pour 7,9 milliards de dollars : la transaction phare d’une année dynamique sur les marchés nord-américains. Les start-up du nouveau nucléaire ne sont pas en reste : les investissements de capital-risque dans le secteur ont dépassé le milliard de dollars en 2022 aux États-Unis, selon le fournisseur de données financières Pitchbook. L’entreprise TerraPower, soutenue par Bill Gates, a ainsi levé 750 millions de dollars à l’été. Tandis qu’en France la jeune pousse Jimmy récoltait en octobre 15 millions d’euros, c’est désormais au tour de sa consœur la start-up Newcleo de se lancer dans une levée de fonds d’un milliard d’euros.

Surfant sur la classification du nucléaire en tant qu’activité durable au titre de la taxonomie européenne, certaines institutions fi- nancières proposent aussi à leurs clients des produits d’investissement exposés au secteur. Ils suivent en général une gestion indicielle : le fonds dispose de parts dans un panier de va- leurs situées à différents points de la chaîne de valeur de la filière nucléaire. Celui de la Société Générale comprend par exemple une majorité d’entreprises industrielles et d’énergéticiens, tandis que les fonds de la firme canadienne Spott suivent une stratégie dédiée à l’uranium. Ces produits financiers ont bénéficié d’un afflux de nouveaux placements et affiché une bonne performance dans le contexte de la crise provoquée en Europe par la chute des livraisons de gaz russe. Les investisseurs parient sur le fait que cette crise sur la sécurité de l’approvisionnement énergétique influencera aussi les décisions des gouvernements pour les nouveaux projets de réacteurs.

La prochaine opportunité d’investissement pour les acteurs financiers intéressés par le nucléaire pourrait être le marché des obligations vertes, des titres de dette émis par des entreprises s’engageant à utiliser les fonds en suivant un cahier des charges d’activités durables défini au préalable. Les principaux standards, appliqués volontairement par les acteurs, ont longtemps exclu l’industrie nucléaire. Les deux premiers titres dédiés ont été émis par des énergéticiens canadiens, Bruce Power et Ontario Power Generation en 2021, pour le financement de l’entretien et de la prolongation de la durée de vie de leurs réacteurs. Ils ont rencontré un succès certain, puisqu’ils ont été sursouscrits six fois. Comprendre : on leur a offert six fois plus d’argent que demandé, ce qui permet le plus souvent de faire baisser les taux d’emprunt en jouant sur la compétition entre les prêteurs. EDF a ouvert la porte à de telles émissions en intégrant pour la première fois ses activités nucléaires à de telles opérations à l’été 2022. Cet intérêt grandissant des investisseurs privés ne permet cependant pas de présumer qu’ils se mobiliseraient massivement pour le grand chantier d’infrastructures que constitue le renouvellement du parc.

Des obstacles demeurent

Dans un sondage réalisé au printemps 2022 auprès de fonds durables, la banque d’investissement Natixis a constaté que leur exposition totale au nucléaire se limitait à 1,2 % de leurs actifs, et que 16 % d’entre eux excluaient les titres de dette du secteur. Le reliquat de méfiance issu de la période de nucléaro-scepticisme ou la simple opposition de principe au nucléaire de ces acteurs financiers pèse lourd, car ils représentent aujourd’hui près de 40 % du marché européen et sont très actifs dans le soutien aux technologies bas carbone. Maria Korsnick, présidente du Nuclear Energy Institute, le résume ainsi : « Le nucléaire devrait être vu positivement sur le plan ESG (Environnement social et gouvernance), j’aimerais vous dire que c’est aussi simple que ça, mais ça ne l’est pas ».

L’agence de notation Standard & Poor’s remarque de plus que si les besoins de financement et le regain d’intérêt des investisseurs sont manifestes, l’équation reste délicate spécifiquement pour les projets de nouveaux ré- acteurs. « En termes de crédit, de nouveaux investissements dans le nucléaire restent en général à haut risque », notamment en raison « des risques importants liés à la construction » note sévèrement l’agence. Ce point de vue semble rencontrer un certain écho. Selon le Financial Times, le gouvernement britannique anticipe des difficultés à mobiliser 20 milliards de livres auprès de financeurs privés pour le projet de Sizewell C, alors même qu’il a déjà donné des gages en matière de partage des risques, via une participation de près de 680 millions de livres dans le développement du projet aux côtés d’EDF Energy d’une part et la promesse d’un préfinancement des consommateurs à travers un modèle dit RAB (« Regulated Asset Base ») d’autre part.

La nature des risques encourus explique l’appétit des investisseurs pour les mines d’uranium plutôt que pour la construction d’un réacteur. Les fonds indiciels offrent une exposition qui peut être liquidée rapidement en cas de mauvaise performance. Les investissements dans des startup ne sont pas différents d’autres paris technologiques et les montants en jeu individuellement faibles. Quant aux obligations vertes, elles n’ont servi à ce stade qu’à financer une fraction de travaux de maintenance. Dieter Holm, professeur à l’université d’Oxford, souligne à propos de Sizewell que « personne ne souhaite inves- tir dans un risque nucléaire pur », résumant la perception des investisseurs privés quant à la durée, la complexité et la probabilité de dépassement des coûts d’un projet de nouveau réacteur.

Les autorités publiques doivent donc convaincre le secteur privé de passer outre ses réticences en ajustant la structuration financière des projets, notamment grâce aux outils de partage des risques.

Traduire le partage des risques en outils de gestion financière

Évoquant les instruments à disposition des décideurs publics pour mobiliser des investisseurs privés, l’AIEA souligne dans sa publication de référence sur le financement des nouveaux réacteurs qu’ils doivent permettre de « répartir les risques entre les acteurs qui ont la meilleure capacité pour les gérer ». L’État a la main sur la rémunération des producteurs d’électricité, mais aussi la mobilisation des ressources en amont via les prélèvements anticipés sur les factures des usagers et les garanties de crédit. Ces deux derniers outils ont par exemple permis à Georgia Power, énergéticien premier contributeur au financement du projet Vogtle 3, d’économiser 750 millions de dollars d’intérêt (pour 3,5 milliards empruntés sur les marchés). Le dépassement des délais du projet a néanmoins obligé le département de l’Énergie américain à mobiliser 12 milliards de dollars de garanties de crédit au total.

Ce dernier point sonne comme un avertissement aux oreilles des décideurs français à la recherche de la solution la moins coûteuse pour mobiliser les institutions financières publiques. La réallocation d’autres sources d’investissement public, comme l’épargne du livret A, n’assure pas non plus le choix le moins onéreux, rappelait récemment une source proche du dossier dans Les Échos.

Outre leur coût, les mécanismes mobilisés par l’État devront obtenir l’approbation des autorités européennes de la concurrence, qui ont par exemple obligé la Hongrie à procéder à la scission du parc historique de l’entité gérant la construction des nouveaux réacteurs, en contrepartie de l’autorisation d’un financement public. En attendant les négociations avec Bruxelles sur la réforme des marchés de l’électricité et la fin de l’Arenh (Accès régulé à l’énergie nucléaire historique), Emmanuel Macron cherche également à enrôler la Banque européenne d’investissement (BEI), rappelant qu’elle se doit de « financer l’ensemble des technologies bas carbone à notre disposition, y compris le nucléaire ». Une hypothèse peu probable à l’heure pour le moment : le président allemand Werner Hoyer de la BEI a déclaré que son inclusion dans la taxonomie introduisait de la « confusion ».

Les fluctuations des marchés sont un der- nier paramètre avec lequel les États doivent composer. Un acteur financier britannique indiquait ainsi au Financial Times que l’intérêt qu’il avait de constituer un véhicule d’investissement dédié aux projets nucléaires avait été freiné par la débâcle qui avait touché les fonds de pension au Royaume-Uni à l’automne 2022. Le secteur du nucléaire rentre dans une nouvelle ère de dialogue avec les investisseurs privés, mais se trouve aussi soumis à leurs arbitrages.

Par Paul Kielwasser, journaliste

Photo I Le gouvernement britannique vise à créer des conditions favorables sur ses projets de constructions nucléaires comme Hinkley Point C.

© EDF