Le regard neuf de l’Italie sur le nucléaire
L’Italie manifeste un fort regain d’intérêt pour le nucléaire, tant pour décarboner son mix électrique national que pour participer aux projets internationaux. Malgré la fermeture de toutes ses centrales nucléaires suite à l’accident de Tchernobyl, le pays n’a jamais vraiment cessé ses activités en lien avec le secteur.
Bien que l’Italie ait eu de grandes ambitions pour l’énergie atomique, le nucléaire a disparu de son mix électrique en 1990 quand les quatre réacteurs du parc italien ont été fermés à la suite d’un référendum abrogatif organisé au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl (URSS, 1986). Pour autant, le pays a poursuivi des activités de recherche et l’industrie a conservé des capacités industrielles importantes. Dans un contexte énergétique soumis à de fortes turbulences et alors que les projets nucléaires se multiplient en Europe, l’Italie réfléchit à relancer un programme nucléaire.
Brève histoire du nucléaire italien
L’Italie fait partie des pionniers du nucléaire avec la mise en service d’un réacteur Magnox – réacteur britannique à uranium naturel – dès 1963 sur le site de Latina, à 70 kilomètres au sud de Rome. Dans la foulée, un réacteur à eau pressurisée de licence Westinghouse, portant le nom du physicien italien Enrico Fermi, est connecté au réseau en 1964 et deux réacteurs à eau bouillante, de General Electric, sont mis en service à Garigliano, en Campanie (1964) et à Caorso, en Émilie-Romagne (1978). L’Italie investit également dans le cycle du combustible avec la mise en service de plusieurs usines expérimentales pour la fabrication d’assemblages UOX (usine FN, 1973) et MOX (usine IPU, 1968), le retraitement du combustible U-Pu (usine Eurex, 1970) et U-Th (usine Itrec, 1969) et l’examen post-irradiation du combustible REL (usine Opec, 1968). Les ambitions nucléaires se renforcent encore suite à la crise pétrolière de 1973 quand l’Italie, via l’électricien Enel, s’engage en France dans la construction du réacteur à neutrons rapides de 1 200 MW Superphénix. Cependant, ces ambitions sont contrariées et le programme ralenti notamment suite à l’accident de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis même si, en 1982, Ansaldo et General Electric lancent la construction d’une paire de réacteurs à eau bouillante de 1 000 MW à Montalto, en Lazio.
En réponse à l’accident de Tchernobyl en 1986, le gouvernement consulte les Italiens à travers une série de référendums abrogatifs sur les thèmes du nucléaire et de la justice. Le « oui » l’emporte largement sur tous les sujets avec une abstention de 35 %1. L’un des référendums met fin aux taxes dont bénéficiaient les municipalités situées à proximité des centrales, empêche Enel d’investir dans des projets à l’étranger et transfert le choix de la localisation des centrales au Parlement. Les chantiers de Montalto et d’un prototype national, dénommé Cirene à la centrale de Latina sont arrêtés. Les dernières unités ferment en 1990. Mais 2008 marque un premier sursaut en faveur du nucléaire : le gouvernement de Silvio Berlusconi souhaite mettre en service une première unité à l’horizon 2020 et atteindre 13 GW de capacité de production2 en 2030. Une relance avortée après l’accident de Fukushima.
Une nouvelle relance ?
Aujourd’hui, le gouvernement italien regarde attentivement la relance du nucléaire en Europe et a participé – témoignage d’un intérêt réel – aux réunions de l’Alliance du nucléaire, créée à l’initiative de la France, en tant qu’observateur. Ce statut indiquant que le pays n’a pas pris part aux discussions ou à la rédaction des conclusions. La Chambre des députés a approuvé en mai 2023 une motion qui engage le gouvernement à « évaluer l’opportunité d’inclure le nucléaire comme source alternative et propre pour la production d’énergie » dans le mix national. Une motion votée par des députés de la majorité (Forza Italia, Lega et Fratelli d’Italia) et soutenue par deux partis de l’opposition (Azione et Italia Viva). Le Parti démocrate (centre gauche), parti d’opposition le plus important au Parlement, s’est abstenu sur cet engagement spécifique sans exprimer pour autant de vote contraire. La motion rappelle par ailleurs le contexte énergétique national et international et en particulier la dépendance de l’Italie pour son approvisionnement énergétique. Le taux de dépendance énergétique était de 73 % en 2020 contre 58 % en moyenne dans l’Union européenne3, le gaz représentant en 2021 près de 50 % de la production d’électricité.
Le 20 juillet 2023, un séminaire sur les perspectives de la relance du nucléaire en Italie a réuni, au Parlement, toutes les principales agences publiques, centres de recherches, écoles d’ingénieurs et les industriels liés au domaine nucléaire ainsi que le gouvernement représenté par les ministres de la Sécurité énergétique et des Affaires étrangères. Selon Confindustria, l’homologue du Medef dans la péninsule, le nucléaire doit impérativement être considéré dans le mix national. Dernière nouvelle en date, le 21 septembre 2023, a été lancée à Rome la « Plateforme nationale pour le nucléaire durable », sous l’égide du ministre de l’Environnement et de la Sécurité énergétique (MASE). Dix-sept industriels, douze écoles d’ingénieur, cinq centres de recherches, deux agences publiques et deux associations professionnelles étaient présents. L’enjeu est de préparer une feuille de route d’ici fin avril 2024 pour définir « une stratégie nationale pour le nucléaire durable » puis un « plan d’implémentation » de ladite stratégie à horizon 2030 pour la fission et 2050 pour la fusion.
Fusion et réacteurs avancés à l’honneur
Le gouvernement s’est engagé à « adopter des programmes de recherche et développement pour les systèmes de fusion et de fission de type quatrième génération pour permettre au pays de maintenir les positions avancées et de leadership acquises dans le secteur […] ». L’Italie dispose en particulier de compétences sur les réacteurs à métaux liquides via le centre de recherche de l’Agenzia nazionale per le nuove tecnologie, l’energia e lo sviluppo economico sostenibile (ENEA), l’homologue du CEA basée à Brasimone. La startup Newcleo, également présente en France et au Royaume-Uni, a d’ailleurs noué un accord pour y construire un démonstrateur non nucléaire de 5 MWe de son réacteur refroidi au plomb.
De plus, dans le cadre du programme EUROfusion, l’ENEA réalisera, à côté de Rome, le DTT (Divertor Tokamak Test), une machine expérimentale pour développer des solutions innovantes pour le diverteur des futurs réacteurs commerciaux à fusion par confinement magnétique.
Des industriels italiens toujours présents à l’international
« Notre pays dispose déjà d’un savoir-faire important et il doit considérer l’énergie nucléaire sans idéologie4 », a déclaré Carlo Bonomi, président de Confindustria. L’Italie a su préserver ses compétences à travers les différentes crises du secteur. L’industrie a été sollicitée dans le cadre de la maintenance du parc américain, mais aussi pour la construction des AP1000 chinois à Sanmen via la joint-venture d’Ansaldo Nucleare et Mangiarotti Nucleare (filiale de Westinghouse). Ansaldo a également pris part à la construction des réacteurs canadiens Candu en Roumanie. Parmi les acteurs internationaux, doivent être mentionnés ATB Group ou Walter Tosto pour la fabrication de gros composants, mais aussi Tectubi Raccordi, Italiana Bulloni Forgiati ou MEGA Fittings pour la fabrication de tuyauteries et de coudes. Par ailleurs, ENEL reste un exploitant nucléaire via ses filiales espagnole et slovaque.
L’Italie est aussi un partenaire de longue date de l’industrie française. Grâce à un partenariat industriel stratégique et la création en 2009 d’une joint-venture (SNI – Sviluppo Nucleare Italia) entre EDF et ENEL, plus de 200 ingénieurs italiens ont été envoyés chez EDF alors que Rome envisageait la construction de quatre EPR. Plus récemment, les industriels italiens sont intervenus sur le dossier des corrosions sous contrainte qui ont touché le parc français en 2022 et, en 2023, EDF, Edison et Ansaldo Nucleare ont signé une lettre d’intention « ayant pour objectif de collaborer au développement du nouveau nucléaire en Europe et d’en favoriser sa diffusion, notamment en Italie sur le long terme ».
Les défis de la relance
Le retour du nucléaire en Italie est marqué par la levée d’un tabou alors que le sujet a longtemps été soigneusement évité par les décideurs politiques. Ceux-ci se montrent aujourd’hui intéressés par les réacteurs avancés (AMR) et les petits réacteurs modulaires (SMR), mais restent un peu plus réservés sur la forte puissance GenIII+, compte tenu des temps de construction.
Le gouvernement prépare un renforcement de l’autorité de sûreté (ISIN) et une relance de la recherche dans le cadre de la loi de Finances 2024. Il devait également lancer, fin septembre 2023, sous l’égide du ministère de l’Environnement et de la Sécurité énergétique, un groupe de travail associant des représentants de l’industrie, des institutions et écoles d’ingénieurs pour définir une feuille de route précise.
L’acceptabilité, le financement, la gestion des déchets nucléaires (une décision reste à prendre sur la localisation d’un centre de stockage en surface pour les déchets TFAFMA-VC existants5), l’attractivité et les compétences sont autant de défis à relever. Afin de remettre une filière en marche, le Cirten appelle à réactiver les programmes nationaux de R&D et à créer un dispositif similaire à l’Université des métiers du nucléaire française pour renforcer l’attractivité et les compétences de la filière. L’Association italienne du nucléaire (AIN), l’homologue de la Sfen, invite pour sa part à stimuler la participation aux projets internationaux et distingue 19 structures à créer ou à consolider pour disposer à nouveau de centrales nucléaires dans les années 2030. Dans ce contexte, les partenariats au niveau européen et une coopération renforcée avec la France, fondée sur une histoire de collaborations riches et fructueuses, pourraient sans doute jouer le rôle d’accélérateurs.
1. Le Monde, 11 novembre 1987, archives en ligne.
2. Jean-Claude Bouchter, Aurélien Cassuto, Service nucléaire de l’Ambassade de France à Rome, RGN no 4, 2010.
3. Selon Eurostat.
4. La Stampa, « Energia, Bonomi : guardare a nucleare senza lenti ideologiche », 7 juillet 2023.
5. Très faible activité et faible et moyenne activité à vie courte.
6. Alma Mater Studiorum (Bologne), Politecnico di Milano (Milan), Università di Padova (Padoue), Università di Palermo (Palerme), Università di Pisa (Pise), Sapienza Università di Roma (Rome), Politecnico di Torino (Turin).
REVUE GÉNÉRALE NUCLÉAIRE #3 | AUTOMNE 2023
Par Gaïc Le Gros, Sfen, avec la Société des professionnels italiens du nucléaire en France (SPIN)
La Sfen et SPIN remercient le professeur Marco Ricotti, de l’École polytechnique de Milan et président du Consortium interuniversitaire pour la recherche en technologie nucléaire (Cirten) et M. Stefano Monti, président de l’Association italienne nucléaire (AIN) pour leurs contributions.
Photo I Agence nationale pour les nouvelles technologies, l’énergie et le développement économique durable (ENEA).
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