Le partage des risques financiers, point névralgique du renouvellement du parc nucléaire - Sfen

Le partage des risques financiers, point névralgique du renouvellement du parc nucléaire

Publié le 1 décembre 2022 - Mis à jour le 5 janvier 2023

Les conditions de financement du futur programme EPR 2 sont essentielles pour la compétitivité du nouveau nucléaire. Paris pourra s’inspirer de plusieurs modèles de financement en cours de déploiement en Europe.

Le coût de la construction des six nouveaux réacteurs EPR 2 est estimé à près de 52 milliards d’euros. Ce programme s’inscrit dans une période charnière pour la planification énergétique du pays. Les scénarios RTE d’évolution du mix en vue de l’objectif zéro carbone en 2050 ont souligné la compétitivité économique d’une trajectoire combinant d’importants nouveaux investissements dans les énergies renouvelables, le prolongement de la durée d’exploitation des réacteurs actuels et le renouvellement du parc nucléaire. Cependant, ce plan est très sensible à la structure du financement des nouveaux réacteurs EPR 2 car son incidence sur le prix de l’électricité est avérée. D’après une première évaluation relayée dans le rapport gouvernemental de février 2022, un taux d’intérêt de 4 % permettrait un prix de 60 euros par MWh, contre 100 euros à 7 %.

Au vu de l’intérêt de la question du financement pour la planification de la filière nucléaire française, la Sfen a produit un avis examinant les différentes options financières possibles en s’appuyant sur les modèles récents de financement de nouveaux réacteurs en Europe.

La perception du risque des projets nucléaires

Les projets de la filière nucléaire présentent plusieurs défis du point de vue d’éventuels partenaires financiers. « Le coût de construction d’un seul réacteur implique une forte mise de fonds lors des phases initiales, avant qu’aucun revenu ne soit généré, a rappelé Anne Crépin, directrice adjointe crédit exports de la Sfil (banque publique des collectivités locales et des projets exports, filiale du groupe Caisse des dépôts). Cette période de risque maximal s’étire sur une durée deux fois plus longue, en moyenne, pour un réacteur nucléaire que pour les autres sources d’énergie ». De plus, si la planification d’un programme permet des effets de série, elle s’accompagne d’incertitudes technologiques et politiques qui influencent la perception du risque chez les investisseurs mobilisés sur le temps long.

Une fois mis en service, l’équipement garantit des flux de revenus constants en tenant compte de deux variables : le facteur de charge, la priorité d’appel donnée aux sources renouvelables prenant une  importance croissante à mesure de leur développement ; et les prix de vente sur les marchés de gros, un différentiel de 20 euros par MWh représentant par exemple un manque à gagner annuel de 260 millions d’euros pour un réacteur EPR.

Ces éléments donnent un profil de risque spécifique à un projet nucléaire, poussant un investisseur à demander un taux d’intérêt plus élevé. Or le financement représente la majorité de la facture, comme l’a décrit Jean Bensaïd, président de Fin Infra (unité du ministère de l’Économie conseillant l’État sur le financement des grands projets d’infrastructures) : il s’élèverait à 100 milliards d’euros pour les six nouveaux EPR 2, à un taux d’emprunt de 4 %. Cette projection paraît pourtant optimiste si on la compare aux rendements exigés par les marchés pour les projets Flamanville 3 et Hinkley Point C. Il apparaît donc impossible de garantir un prix de l’électricité compétitif sans une structure de financement engageant d’autres acteurs qu’EDF, qu’ils soient privés ou publics. L’examen des différents modèles mis en place en Europe depuis la libéralisation des marchés de l’énergie peut apporter du grain à moudre à la réflexion française.

Plusieurs schémas de financement disponibles

Certains de ces cas d’étude confirment les difficultés à obtenir un prix de l’électricité compétitif si les risques financiers reposent uniquement sur un arbitrage entre l’exploitant et des partenaires privés. Le financement du chantier de Flamanville 3, gagé quasi exclusivement sur les fonds propres d’EDF, a amplifié le coût des retards : la mobilisation prolongée du capital à un taux élevé avait déjà amené mi-2020 au versement de 4,4 milliards d’euros d’intérêts intercalaires selon la Cour des comptes. L’équivalent britannique de Flamanville a également épinglé les surcoûts liés au financement du projet Hinkley Point C. Contrairement à Flamanville, celui-ci a bénéficié d’une garantie de revenus sous la forme d’un Contract for Difference (ou CfD, par lequel l’État garantit un prix de vente à l’exploitant et verse ou reçoit la différence en fonction du niveau du marché de gros). Cependant, l’exploitant EDF Energy supportait l’ensemble des risques de construction, conduisant à un coût du capital estimé de 8 à 9 %.

L’engagement de l’État ou des consommateurs  dans d’autres modèles déployés en Europe a permis un financement mieux optimisé. En Hongrie, les deux nouveaux réacteurs de la centrale Paks 2 doivent bénéficier d’un taux de 3 % grâce à un prêt interétatique de la Russie, en appui de Rosatom. L’EPR d’Olkiluoto 3 a suivi un schéma spécifique à la Finlande, le modèle dit Mankala : un préfinancement des infrastructures d’énergie par une coopérative de gros consommateurs industriels. Le coût du capital pour le projet s’est limité à 5 %, l’essentiel des dépassements ayant été supportés par les développeurs Siemens et Areva.

Les nouveaux réacteurs prévus pour les sites de Dukovany 5 (République tchèque) et Sizewell C (Royaume-Uni) s’appuient quant à eux sur une structure de financement dérivée en partie du modèle RAB (Regulated Asset Base). Ce dispositif permet au constructeur exploitant de solliciter un préfinancement en plusieurs tranches auprès de sa base de  futurs consommateurs (à travers la facture d’électricité), afin de bénéficier de revenus garantis avant la mise en service. Outre-Manche il engage un partage des risques de construction entre l’exploitant et les consommateurs, jusqu’à un certain plafond où une garantie étatique entre en jeu. Ce schéma pourrait aboutir à un coût du capital compris entre 4,5 et 5,5 %.

L’étude des différents modèles de financement adoptés récemment en Europe tend à suggérer qu’un degré d’intervention publique est souhaitable pour obtenir un coût du capital autorisant un prix de l’électricité compétitif. Tout en s’alignant avec les règles européennes de libre concurrence, l’optimisation de la structure de financement est possible en se basant sur la notion de partage des risques, seule façon de prendre acte de la perception des spécificités des projets nucléaires par les investisseurs privés.

Premiers constats

Sophie Mourlon, directrice de l’énergie au sein de la Direction générale de l’énergie et du climat (ministère de la Transition énergétique) rappelle que l’État n’avait pas encore tranché sur les modalités de financement du programme des six nouveaux EPR 2. Cependant, le dialogue engagé entre les pouvoirs publics et EDF concernant sa faisabilité a déjà esquissé les contours d’un modèle. L’objectif fixé est un prix de l’électricité de 70 €/MWh, soit un coût du capital d’environ 4 à 5 %. Afin de mobiliser des investisseurs privés, l’État s’engagerait sur les revenus futurs grâce à un taux d’appel régulé et un prix garanti sous la forme d’un CfD, ce qui a l’intérêt d’être « un mécanisme déjà validé par la Commission européenne pour Hinkley Point C », comme le rappelle Jean Bensaïd.

Une intervention publique plus importante, via des prêts ou une prise de participation dans un véhicule d’investissement ad hoc, requerrait un examen plus approfondi de la part de Bruxelles. L’ensemble des intervenants à la table ronde Sfen du 13 octobre ont toutefois souligné que la Commission européenne se montrait à nouveau ouverte aux interventions publiques dans les marchés de l’énergie – un changement de paradigme accéléré par le conflit en Ukraine.

Sophie Mourlon a également précisé que les projets de loi inscrivant les annonces de Belfort dans la programmation pluriannuelle de l’énergie seraient à l’agenda du Parlement en 2023. La continuité politique sera un facteur suivi de près par les partenaires financiers, puisque le renouvellement du parc s’étalera sur près de vingt-cinq ans. L’inclusion du nucléaire dans la Taxonomie européenne, classification technique des activités contribuant aux objectifs environnementaux de l’UE, pourrait également attirer des partenaires privés pour les projets d’EDF, et offrir un point de référence aux pouvoirs publics pour justifier leur soutien à une filière bas carbone stratégique.

Le modèle esquissé laisse encore deux questions à éclaircir : les risques de construction et le préfinancement. Le modèle Regulated Asset Base permettrait à EDF de mobiliser du capital dès les premières phases, en vue notamment d’un partage des risques de construction, cette option pouvant être complétée par la signature d’accords de préfinancement avec des industriels énergivores, en suivant la voie du consortium Exeltium créé au moment du chantier de Flamanville 3.

Un engagement de l’État nécessaire

Le financement du renouvellement du parc français doit épouser la logique d’un partage des risques entre consommateurs, exploitant, pouvoirs publics et partenaires financiers. Sous réserve de l’aval de Bruxelles, il serait souhaitable que l’engagement de l’État se situe au-delà de son rôle de régulateur de l’énergie, pour lever certains des risques spécifiques aux projets nucléaires. Bien qu’il soit possible que la renationalisation d’EDF modifie une partie des données de calcul, la prise en compte de l’ensemble de ces facteurs est nécessaire pour atteindre le coût du capital ciblé et, conséquemment, pour demeurer compétitif face aux autres sources d’énergie bas carbone ou bien pour, du point de vue du parc complet, baisser les coûts totaux du système électrique.

Par Paul Kielwasser, journaliste indépendant

Photo I Légende : Lors de la table ronde sur le financement du 13 octobre, en partant de la gauche : Anne Crépin (directrice adjointe crédit exports de la Sfil) et Jean Bensaïd (président de Fin Infra).

© Maximilien Struys

> Retrouver cet article dans le dossier spécial « Les enjeux économiques du nucléaire » – Revue Générale Nucléaire, automne 2022