Le nucléaire français n’est pas sous emprise russe - fact checking du rapport Greenpeace - Sfen

Le nucléaire français n’est pas sous emprise russe – fact checking du rapport Greenpeace

Publié le 17 mars 2023 - Mis à jour le 20 mars 2023

Le dernier rapport de Greenpeace sur une prétendue dépendance de la France à la Russie pour son approvisionnement en uranium présente des chiffres justes issus des douanes. Mais leur interprétation et les conclusions de l’ONG sont inexactes. La Sfen fait un point sur l’organisation des marchés de l’amont du cycle du combustible. Elle rappelle que la France a un approvisionnement diversifié pour l’uranium et est l’un des rares pays au monde à maitriser l’ensemble de cette chaîne industrielle.

Le 11 mars dernier, Greenpeace a publié un rapport de près de 100 pages, reprise par la presse, sur les liens entre l’industrie nucléaire française et le russe Rosatom. L’organisation y affirme, sur la base de statistiques douanières, que la France serait « pieds et poings liés à la Russie ». Si Greenpeace a réuni beaucoup d’informations, le rapport comporte des omissions et des erreurs de raisonnement. Il démontre un manque de compréhension de la façon (complexe) dont fonctionnent les marchés du combustible nucléaire.

En réalité, la France est l’un des seuls pays du monde à disposer sur son sol d’une chaîne complète (conversion, enrichissement, assemblage) pour fabriquer son combustible nucléaire. Elle n’est sous « l’emprise » de personne. La filière française s’active même aujourd’hui à développer des capacités additionnelles à travers un projet d’extension de son usine d’enrichissement (Orano) et un projet de recyclage de l’uranium de retraitement.

Rappel : la fabrication du combustible nucléaire se fait en quatre étapes

Pour bien comprendre les erreurs faites par Greenpeace, il est d’abord nécessaire de comprendre comment fonctionnent les marchés du combustible nucléaire. Deux à trois années sont nécessaires pour passer de l’extraction du minerai d’uranium, au chargement dans le réacteur d’une centrale nucléaire. Il y a plusieurs étapes intermédiaires : conversion, enrichissement et assemblage du combustible nucléaire

1ère étape : l’extraction minière. Après extraction, le minerai est transformé sur place en un concentré ayant l’aspect d’une poudre jaune – le « yellow cake[1] ». Celui-ci est expédié par la compagnie minière jusqu’aux usines dites de « conversion chimique », choisies par son client. Dans le jargon de l’industrie nucléaire, on parle d’uranium naturel (Unat).

2ème étape : la conversion chimique. L’uranium naturel subit alors deux nouvelles étapes de transformation, d’abord en tétrafluorure d’uranium (UF4), puis en hexafluorure d’uranium (UF6). En France, ces étapes sont réalisées par Orano sur l’usine de Malvési (Aude) et celle de Philippe Coste sur le site du Tricastin (Drôme).

3ème étape : l’enrichissement. Dans l’uranium naturel, on trouve en proportion deux isotopes : l’uranium 238 et l’uranium 235. Seul l’uranium 235 (0,7 % de l’Unat) est fissile. Pour fonctionner dans les réacteurs à eau légère (les plus répandus dans le monde), la proportion d’uranium 235 doit être augmentée jusqu’à 3 % à 4 % (UF6 enrichi). En France, cet enrichissement est réalisé par la technique de centrifugation à l’usine Georges Besse II sur le site du Tricastin. Pour obtenir une tonne d’U enrichi, il faut environ 5 à 6 tonnes d’Unat.

4ème étape : la fabrication des combustibles. L’UF6 enrichi est expédié par l’industriel enrichisseur vers l’usine de fabrication de combustible choisie par son client. Là, il est transformé en oxyde d’uranium, conditionné en petites pastilles cylindriques. Ces pastilles sont empilées dans de longs tubes métalliques en alliage de zirconium pour constituer le combustible proprement dit. Le fabricant expédie alors ce combustible vers les centrales de son client.

Trois points importants sont à noter dans ce process afin de bien comprendre et interpréter les statistiques douanières (utilisées par Greenpeace) sur les importations dans le pays :

  • L’uranium n’a qu’un seul propriétaire : à partir de la fin de l’étape 1 (extraction), l’exploitant des centrales nucléaires (futur utilisateur) a fait l’achat de l’uranium auprès de la compagnie minière. Il en restera le seul propriétaire que ce soit durant l’étape de conversion, l’étape d’enrichissement, et celle de fabrication du combustible. Sur ces trois dernières étapes, ce qui le lie aux industriels prestataires prend la forme de contrats de service.
  • L’uranium circule : ces quatre étapes peuvent être réalisées dans quatre pays différents. Prenons un exemple fictif : de l’uranium acheté par un exploitant nucléaire finlandais peut être extrait au Kazakhstan (Kazatomprom), converti en UF6 en France (Orano), enrichi au Royaume-Uni (Urenco) puis être assemblé en combustible en Suède (Westinghouse) avant d’être livré en Finlande. Durant toute la chaîne, le même uranium aura été enregistré en import/export dans les statistiques douanières de quatre pays différents.
  • Les transports sont gérés par les prestataires : l’usage de l’industrie nucléaire est que chaque prestataire organise le transport vers le prestataire suivant.

Les statistiques douanières

Toutes les marchandises entrant ou sortant du territoire français sont comptabilisées, que les échanges correspondants fassent ou non l’objet d’un paiement. Chaque marchandise doit faire l’objet d’une déclaration, être classée dans la nomenclature douanière, et doit être mentionné le pays d’origine ou de destination, ainsi que la valeur de la marchandise.

Comme l’explique Greenpeace dans son rapport, les importations et exportations d’uranium naturel (étape 1) et d’uranium enrichi (étape 3) sont disponibles en open data sur le site des douanes, enregistrées selon les codes douaniers. On trouve aussi, en plus, les importations sous forme de combustible.

Les chiffres des déclarations en douane sont les suivants :

Pourquoi les arguments de Greenpeace sur une possible « emprise de la Russie » sur les approvisionnements français sont faux ?

Premier argument de Greenpeace : les importations d’uranium en provenance d’Asie centrale (et transporté via la Russie) représentent la moitié de l’uranium importé chaque année en France.

Greenpeace se base pour cela sur les statistiques d’importations d’uranium naturel (code 28441090) qui donnent la répartition suivante par pays de provenance avec pour principaux pays : Niger, Kazakhstan, Australie et Ouzbékistan.

Source : Douanes

En fait, le chiffre donné par Greenpeace ne concerne que les importations d’uranium naturel, et concerne à la fois l’uranium consommé en France et l’uranium des clients d’Orano et de Framatome, lequel est destiné à être reexporté. Les chiffres d’uranium naturel ne correspondent pas aux chiffres d’importations totales. Il faut additionner aussi l’uranium enrichi et l’uranium livré sous forme de combustible. Or, pour ces derniers, il est impossible de savoir dans quel pays le minerai correspondant a été extrait.

Au total, la France a importé l’année dernière environ 21 000 tonnes d’uranium [2]. Or la consommation de son parc est estimée à 7 000 tonnes (données : EDF), soit moins de la moitié des importations. Si on peut imaginer une possible augmentation des stocks stratégiques, il est clair que près de deux tiers des importations d’uranium est constituée par les matières possédées par les clients d’Orano pour des services de conversion (étape 2) ou d’enrichissement (étape 3), ou de Framatome pour de la fabrication de combustible (étape 4).

Orano est un des quatre grands enrichisseurs d’uranium dans le monde, avec Rosatom (Russie), Urenco (Royaume-Uni) et les industriels chinois. Si on regarde le chiffre des exportations d’uranium enrichi (lesquelles ne sont pas présentées dans le rapport Greenpeace), on constate qu’en 2022 la France a exporté pour 22 165 tonnes d’uranium enrichi, soit 50 fois plus qu’elle n’a importé (464 tonnes). Ces exportations se répartissent à l’international vers des pays qui disposent d’usines de fabrication de combustible nucléaire (étape 4) : Suède (Westinghouse), Royaume-Uni (Westinghouse), l’Allemagne (Framatome Gmbh), États-Unis, Corée du Sud et Japon. On ne peut pas connaître, dans les statistiques douanières, dans quels réacteurs au final le combustible a été livré (après l’étape 4). Mais ce qu’on sait, c’est que le destinataire final est resté propriétaire de ces matières pendant toute la période où elles étaient dans les usines françaises.

Source : Douanes

Deuxième argument de Greenpeace : « Rosatom a la mainmise sur une grande partie des importations d’uranium naturel provenant du Kazakhstan et d’Ouzbékistan ». Le rapport ajoute que « La filière nucléaire française, loin d’être gage de la souveraineté énergétique française, est donc dépendante de la filière nucléaire russe à toutes les étapes du parcours de l’uranium, sans alternative crédible possible. »

Ce raisonnement est inexact pour deux raisons. Comme on l’a vu, l’essentiel des importations d’uranium en France n’est pas destiné aux réacteurs français. Il est impossible, dans les statistiques disponibles, de savoir quelle est la provenance de la part de l’uranium qui est consommée en France et celle qui appartient à des clients étrangers (et ne fait que transiter sur notre sol avant d’être réexportée).

EDF a indiqué avoir une politique de diversification entre plusieurs pays, sans préciser lesquels, pour des raisons de secret des affaires. Aussi, selon la pratique de l’industrie nucléaire, les contrats d’achat d’uranium entre les propriétaires de centrales nucléaires et les exploitants miniers incluent l’organisation, par ces derniers, de la livraison sur le site de l’usine de conversion prestataire (par exemple Malvési en France).

Les contrats de transport à travers la Russie sont souscrits par les exploitants miniers, en l’occurrence les exploitants kazakhs et ouzbeks, et donc ni par les acheteurs d’uranium ni par leurs prestataires. Le Kazakhstan aujourd’hui, à la demande de ses clients, a déclaré chercher à développer de nouvelles routes. Sachant que, si la route du sud est peu volumique, le pays exporte aujourd’hui via la Chine, qui est un client important. Enfin, l’uranium occupant peu de volume, il peut être transporté par avion-cargo si nécessaire.

Troisième argument de Greenpeace : « La France a quasiment triplé ses importations d’uranium enrichi russe en pleine invasion de l’Ukraine ». Les statistiques douanières montrent un chiffre de 110 tonnes en 2021 et de 312 tonnes en 2022.

EDF a confirmé[3] que, si son principal fournisseur était Orano, il avait, pour des raisons de robustesse de sa chaîne d’approvisionnement (ne pas dépendre d’une seule usine) diversifié ses achats de services d’enrichissement sur les usines d’Urenco et de Rosatom (avant la guerre). Il a déclaré que, en l’absence de sanctions internationales, il poursuit ses contrats de service signés avant le déclenchement du conflit, sans lever d’options ni passer de nouveau contrat. EDF n’importe pas d’uranium de Russie, n’a pas de recours aux services de conversion pour son uranium naturel. L’entreprise peut substituer les services d’enrichissement apportés par les filiales du groupe Rosatom par les options existantes dans ses contrats avec les autres industriels (Orano et Urenco)

EDF a aussi précisé à la presse, suite à la publication de Greenpeace, que la part de Rosatom dans ses achats de services d’enrichissement était minime et qu’elle n’avait pas augmenté. Il y a plusieurs manières d’interpréter les chiffres douaniers. Ces importations peuvent avoir été réalisées par un client de Framatome. Il se peut aussi qu’EDF ait réparti les livraisons stables d’uranium enrichi différemment entre les usines d’assemblages avec lesquelles il a des contrats (Suède, Royaume-Uni), avec une part plus grande vers l’usine de Framatome en France en 2022.

Rappelons en revanche que de nombreux pays occidentaux sont aujourd’hui dans une vraie situation de dépendance vis-à-vis de la Russie. C’est le cas en particulier des États-Unis, premier parc nucléaire du monde, qui dépendait encore en 2020 de Rosatom pour 25 % de l’enrichissement de son uranium. Le pays s’est fixé pour objectif de diminuer sa dépendance à 15 % d’ici 2030.

La France veut accroître ses capacités depuis le début de la guerre en Ukraine

La France dispose aujourd’hui, au travers d’Orano, d’un portefeuille minier diversifié, et des installations industrielles sur son sol pour réaliser les étapes du cycle du combustible : conversion/enrichissement (Orano) et fabrication des assemblages de combustible (Framatome). Cette stratégie garantit son indépendance. Ce n’est pas le cas de beaucoup de pays occidentaux, en particulier sur l’enrichissement de l’uranium. Rosatom représente ainsi en moyenne 30 % des approvisionnements sur le marché occidental.

L’usine Georges Besse 2 d’Orano au Tricastin (Drôme) est l’usine française d’enrichissement d’uranium (procédé de centrifugation). Mise en service progressivement entre 2011 et 2016, sa capacité annuelle nominale est de 7,5 MUTS[4]. Orano organise actuellement une concertation sur le projet d’accroissement de la capacité du site pour atteindre la production maximale initialement prévue au moment de la conception de l’usine Georges Besse 2, soit 11 MUTS. Il s’agit d’augmenter les capacités d’enrichissement occidentales.

De plus, EDF a lancé, depuis 2018, un projet pour recycler l’uranium de retraitement, issu des combustibles usés. Il dispose aujourd’hui d’un stock de 25 000 tonnes, soit plusieurs années de consommation française. Pour cela, EDF avait contracté, avant la guerre, un contrat de conversion-enrichissement avec Rosatom qui dispose d’équipements dédiés. EDF a lancé un appel à projets pour une solution alternative, via la construction d’un nouvel atelier en France (Orano) ou une solution britannique. ■

Par Valérie Faudon, Déléguée générale de la Sfen

Photo : Usine Georges Besse II d’Orano – © OlivierChassignole/AFP

[1] La teneur en uranium du yellow cake est d’environ 75 % (750 kg par tonne).

[2] L’uranium enrichi est valorisé selon la formule 1 tonne U enrichi = 5 à 6 tonnes d’U naturel

[3] Concertation extension GB2 mars 2023

[4] UTS : unité de travail de séparation – unité de mesure des travaux d’enrichissement