Le Canada intègre le nucléaire dans sa finance verte
Dans le cadre de sa déclinaison de la finance verte, le Canada est revenu en novembre 2023 sur sa décision d’exclure le nucléaire de la liste des projets éligibles. Un revirement bienvenu et motivé par la science, qui s’inscrit dans le sillage de celui laissé avec la taxonomie européenne
Le gouvernement du Canada a révisé en novembre 2023 son cadre des obligations vertes afin d’y inclure les projets d’énergie nucléaire, annulant ainsi l’exclusion sans fondement technique ou scientifique de cette technologie. Auparavant l’atome était exclu tout comme le transport, l’exploration et la production de combustibles fossiles, la fabrication d’armes, les jeux d’argent, la fabrication et la production d’alcool et de tabac…
Parcourir cette liste conduit à se demander rétrospectivement dans quel genre d’imaginaire socioculturel évoluait les personnes chargées de concevoir la taxonomie canadienne. On soulignera à la faveur de ce revirement, la pression politique exercée par l’association « Les Canadiens pour l’énergie nucléaire » (C4NE) via une pétition signée par plus de 10 000 personnes.
Le rôle de la taxonomie européenne
Le rôle des institutions scientifiques pour objectiver les impacts de la production nucléaire (en termes d’émissions de carbone, de pollution de l’air, d’artificialisation des sols etc.), et sa publicisation par les lobbyistes et politiques favorables au nucléaire, a été essentiel dans le revirement sur l’exclusion de l’atome de la taxonomie européenne. En juillet 2022, le nouveau texte soumis au vote incluant le nucléaire (et par jeu politique certaines activités liées au gaz) est adopté au parlement européen. S’en suit une cascade de revirements politiques de l’ensemble des taxonomies dans le monde qui jusque lors excluaient le nucléaire des activités « durables » : Corée du Sud, Grande-Bretagne et récemment Canada[1].
Ce dernier souligne le rôle pivot et meneur de l’Union européenne en la matière. On peut ainsi lire dans le Green Bond Framework, publié en novembre 2023 : « Depuis l’introduction du cadre pour les obligations vertes du Canada, la taxonomie des activités durables de l’Union européenne inclut expressément certaines activités nucléaires comme « vertes » jusqu’en 2040-2045. La feuille de route sur la taxonomie du Conseil d’action pour la finance durable considère également certaines dépenses nucléaires comme vertes. »[2]
Un nouveau texte plus en accord avec les critères de neutralité technologique
Le tableau dressant la liste des activités éligibles en regard de leur contribution aux objectifs de développement durable des Nations unies (ODD), mentionnait pour l’objectif « énergie propre » le critère de 100 gCO2/kWh comme seuil plafond d’éligibilité pour les projets de géothermie (émissions directes) et de barrages hydrauliques (émissions directes et indirectes). Sur l’ensemble du cycle de vie, c’est-à-dire en comptant les émissions directes et indirectes, le nucléaire émet entre 4 et 12 gCO2/kWh suivant les évaluations retenues[3]. Suivant un principe de neutralité technologique, il était tout naturel que le nucléaire soit inclus.
Les projets nucléaires éligibles recouvrent aussi bien l’investissement dans de nouveaux réacteurs, les investissements d’entretien des installations existantes, la R&D et les investissements dans la chaîne de valeur du secteur nucléaire au Canada (combustible, etc.).
Si dans le cas de la taxonomie européenne, l’inclusion du nucléaire a été conditionnée à celle du gaz (et réciproquement), en tant qu’activité de transition se substituant à une production plus carbonée d’origine charbon, le nouveau texte canadien reste ferme sur les secteurs exclus aux obligations vertes. Le fossile, quel qu’il soit, reste exclu, alors même que le secteur pèse près de 5 % dans le PIB du Canada. En ce sens, il répond plus fidèlement au principe de neutralité technologique, dont le critère pour la partie production d’électricité est implicitement fixé à 100 gCO2/kWh.
Quels bénéfices attendre pour le nucléaire de la finance verte ?
Il a pu être reproché au cadrage de la finance verte d’être un outil purement communicationnel. Toutefois, arrivera un moment [4] où le risque climatique sera systématiquement pris en compte dans la valorisation d’actifs. Pour ces acteurs en situation d’asymétrie d’information vis-à-vis de l’ensemble des faits concernant l’impact des différents services ou activités, faute matérielle de temps ou de ressources, disposer d’une référence institutionnelle fondé sur des éléments techniques et scientifiques sera un atout pour la conduite rationnelle de leur investissement. Le texte publié par le gouvernement reste toutefois prudent : « Il n’y actuellement pas de consensus de marché sur ce qui constitue un projet labélisé vert ou durable ».
Enfin, si relativement au marché traditionnel, l’émission d’obligations vertes pèse peu en volume, et s’il n’existe pas à date de prime verte ou de mécanisme d’incitation financière rattaché à une taxonomie, certains observateurs notent un engouement pour les produits financiers labélisés verts : le taux de croissance des émissions de produits labélisés est considérablement plus élevé que le taux de croissance du flux global d’investissements dans les secteurs ou activités durables. Avec une demande croissante, on pourrait alors s’attendre à observer une baisse des prix[5]. Une prime sans existence de jure (dans les textes de la taxonomie s’entend), pourrait exister de facto. Pour une industrie capitalistique comme le nucléaire dont le coût de production est très dépendant de la rentabilité attendue par les apporteurs de capitaux, c’est un enjeu de compétitivité fort. ■
Par Ilyas Hanine (Sfen)
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[1] A strictement parler dans le cas du Canada, la taxonomie détermine l’éligibilité à l’émission d’obligations vertes. Dans le cas européen, c’est une taxonomie qui pourra servir plus tard à cadrer l’émission d’obligations vertes qui est un dispositif annexe aujourd’hui.
[2] Government of Canada, (revised) Green Bond Framework, November 2023
[3] Base carbone ADEME.
[4] Tout l’enjeu est bien entendu qu’il ne soit pas trop lointain, i.e. que le coût d’opportunité de l’investissement vert soit « acceptable » le plus tôt possible par les investisseurs.
[5] Suivant la « loi » d’offre-demande, en tout cas telle qu’elle est performée par les mécanismes de mises sur marché (‘book building’) des obligations aujourd’hui. Si une masse critique d’enchérisseurs pivots, « traditionnels », bascule vers une politique d’investissement vert, on pourra s’attendre à voir l’émergence de cette prime verte.