La riche histoire du système français de contrôle et d’expertise de la sûreté nucléaire - Sfen

La riche histoire du système français de contrôle et d’expertise de la sûreté nucléaire

Publié le 27 avril 2023 - Mis à jour le 25 juillet 2023

Article publié dans la Revue Générale Nucléaire PRINTEMPS 2023 #1

À la suite des annonces de relance du programme nucléaire, le gouvernement souhaite réformer le système français d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Fruit d’une évolution lente, la genèse et l’évolution de ce système restent trop méconnues.

La naissance de la sûreté nucléaire : l’autocontrôle

Dans les années 1950, les premières études de « sûreté » sont réalisées au cas par cas, sur des réacteurs variés et considérés encore comme des prototypes. Elles ont pour objectifs de protéger les ingénieurs et techniciens, mais aussi d’éviter les arrêts trop fréquents des réacteurs. La sûreté est d’emblée considérée comme indissociable du développement industriel.

L’institutionnalisation et l’autonomisation de la sûreté nucléaire débutent au tour- nant des années 1960 avec la création, en 1957, du Groupe technique de sûreté des piles (GTSP) au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ce groupe, auquel appartient Jean Bourgeois, père fondateur de la sûreté nucléaire en France, recense les problématiques de sûreté rencontrées sur les réacteurs français et conduit des réflexions d’ordre général sur les pratiques de sûreté dans le monde. Trois ans plus tard est décidée la création, toujours au sein du CEA, de la Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA). La CSIA, composée de différents directeurs du CEA ayant la charge des aspects scientifiques, industriels, militaires et civils du développement nucléaire, est présidée par Francis Perrin, haut-commissaire à l’Énergie atomique du CEA. La logique d’une telle composition consiste à intégrer les questions de sûreté parmi les autres problématiques du programme nucléaire français et ainsi de concilier sûreté, développement industriel, opération militaire et développement scientifique. Lors de la première réunion de la CSIA, celle-ci est sans équivoque sur son rôle : « La commission et les différentes sous-commissions devront entretenir une collaboration constante et confiante avec les maîtres d’œuvre pour ne pas tomber dans un formalisme susceptible de freiner les réalisations1 ». La CSIA n’est pas un simple organe d’expertise, mais possède également un véritable rôle réglementaire, bien que sans statut légal. Par exemple, son accord est nécessaire pour le démarrage d’une nouvelle installation nucléaire.

Les équipes d’EDF sont invitées aux réunions de la CSIA, mais ne participent pas à l’élaboration de ses décisions ; elles doivent même quitter la salle lors des délibérations. Le CEA occupe alors une position prééminente sur les questions de sûreté, ce qui alimente certaines critiques de la part des industriels et en particulier d’EDF, qui prend une place de plus en plus importante dans le programme nucléaire français. Pour pallier cette situation, le rôle de décideur est transféré, en 1967, à un groupe ad hoc dont les membres sont désignés conjointement par le ministre de l’Industrie et le ministre délégué chargé de la Recherche scientifique et des questions atomiques et spatiales. Bien que la présidence de ce groupe soit confiée à Jean Bourgeois, marquant la volonté de préserver la domination du CEA sur ces questions, sa composition compte désormais des représentants d’EDF et d’autres industries.

La mise en place d’un système souple au cœur du plan Messmer

Le tournant des années 1970 est marqué à la fois par l’abandon de la filière technologique du CEA (uranium naturel graphite gaz) au profit de la filière dite à « eau légère » américaine, ainsi que par le lancement d’un programme massif de construction de centrales faisant suite à la crise pétrolière de 1973. Ces deux événements s’accompagnent de modifications du système d’expertise et de contrôle de la sûreté.

Tout d’abord, un décret de 1973 instaure la création d’un Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN), au sein du ministère de l’Industrie. EDF accueille favorablement cette création qui répond au besoin de stabilité réglementaire et permet d’équilibrer le rapport de force avec le CEA en matière de sûreté. La création du SCSIN marque aussi une volonté politique d’apaiser la contestation émergente autour des sites, le gouvernement se portant alors garant de la sûreté des installations2. Ce nouvel organisme de contrôle reprend la philosophie de la régulation souple en vigueur pour le contrôle des équipements sous pression, qui repose sur des prescriptions générales de sécurité dont la mise en œuvre est laissée à la charge des constructeurs, concepteurs et exploitants. Cette philosophie convient alors parfaitement aux pratiques déjà en vigueur dans le nucléaire où l’expérience et le dialogue étaient préférés à l’adoption de règles trop contraignantes3. À sa création en 1973, le SCSIN dispose de cinq ingénieurs (dont trois ingénieurs des Mines) et d’un budget relativement limité.

Au même moment le rôle d’expertise technique du CEA est conforté. N’étant pas doté de moyens propres d’expertise, le SCSIN fait, en effet, appel au CEA au sein duquel un Département de sûreté nucléaire (DSN) a été créé en 1970 sous la direction de Jean Bourgeois et qui compte 300 personnes environ. Averti des débats qui ont lieu outre- Atlantique, le gouvernement français entame une réflexion sur la séparation des activités d’expertise de la sûreté et des activités de promotion de l’énergie nucléaire au sein du CEA. Finalement, après des débats passionnés, un compromis est trouvé entre la volonté d’afficher un changement vis-à-vis de l’extérieur et celle, portée par l’état-major du CEA et des syndicats, de préserver l’expertise au CEA4. Ce compromis aboutit à la création de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) en 1976, dans une branche spécifique de l’organigramme du CEA.

Avec EDF, le SCSIN et l’IPSN, un fonctionnement tripartite de la sûreté (expert, contrôleur et exploitant) est officiellement institutionnalisé. Le dialogue entre les trois organismes passe par le groupe ad hoc qui émet des avis à la suite d’une période d’instruction. Il devient en 1973, par décision du ministre de l’Industrie, le Groupe permanent (GP) d’experts.

Ce système se montre efficace pour suivre la cadence imposée par la construction à marche forcée du parc électronucléaire français et se trouve même conforté après l’accident nucléaire de Three Mile Island survenu en 1979 aux États-Unis, à propos duquel il est montré que l’approche trop réglementaire de l’autorité de sûreté américaine aux dépens d’une expertise plus technique est en cause5.

Après Tchernobyl : rétablir la confiance

En 1986, l’accident de Tchernobyl est un choc dans l’opinion publique française. La communication des experts et la polémique médiatique sur le nuage radioactif entament largement la crédibilité du nucléaire et en particulier du système de contrôle et d’expertise de la sûreté. L’année 1986 constitue alors le point de départ d’une lente refonte organisationnelle du système d’expertise et de contrôle.

Dans un premier temps, malgré la suggestion de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de créer une agence nationale de sécurité et d’information nucléaire, indépendante des pouvoirs publics pour surveiller et réglementer les installations et assurer la communication auprès du public6, les évolutions organisationnelles sont modestes. On observe notamment la transformation, en 1991, du SCSIN en Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et l’obtention d’une ligne budgétaire spécifique par l’IPSN, séparée du budget du CEA. Si la mission du SCSIN n’est pas modifiée avec le passage en Direction, il est intéressant de noter que la DSIN jouit d’une nouvelle tutelle en plus de celle du ministère de l’Industrie – celle du ministère de l’Environnement. L’idée, poussée par son directeur, Michel Lavérie, est « d’imposer à l’extérieur l’image d’un service indépendant, n’étant sous la coupe ni des nucléaristes ni des écologistes7 », mais également de jouir d’une forme d’indépendance vis-à-vis des enjeux industriels.

La fin des années 1990 marque, en revanche, le début d’une réorganisation de plus grande ampleur. Les scandales sanitaires des années 1990 (vache folle, sang contaminé, etc.) et l’entrée des Verts au gouvernement Jospin en 1997 ouvrent une fenêtre d’opportunité pour mettre à l’agenda une accélération de la prise d’indépendance des organisations en charge de la régulation des risques nucléaires. En 1998, Jean-Yves Le Déaut, membre de l’OPECST, rédige à la demande du nouveau Premier ministre un rapport sur le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire8. Le constat est clair : la crédibilité du nucléaire en matière de sûreté repose sur deux piliers, la transparence et l’indépendance. En ce sens, la situation de l’IPSN au sein du CEA est évoquée comme problématique. De même, le rapport préconise la création d’une autorité indépendante de radioprotection et de sûreté nucléaire sous la forme d’une Autorité administrative indépendante (AAI) qui ne serait alors sous aucune tutelle ministérielle. Le rapport propose aussi la création d’une loi sur la transparence et la sécurité nucléaire. Enfin, le rapport dresse un constat implacable du fonctionnement de la radioprotection, « parent pauvre de notre organisation ». Le rapprochement entre sûreté nucléaire et radioprotection est alors perçu comme un processus essentiel. Globalement, l’idée du rapport est de rendre les « activités nucléaires socialement acceptables ».

Le rapport préconise notamment la création d’un établissement public de radioprotection et de sûreté nucléaire par la fusion de l’OPRI (Office de protection contre les rayonnements ionisants) et de l’ensemble de l’IPSN. Ce sera chose faite en 2002 via la création de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sous la forme d’un Epic (Établissement public à caractère industriel et commercial) au moment où plusieurs agences de sécurité sanitaire sont également en création en France. Dans le même temps, la Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (DGSNR) remplace la DSIN, avec l’ajout du domaine de la radioprotection, sans rupture majeure et en conservant le même directeur, en poste depuis 1993, André-Claude Lacoste.

Dans ses vœux aux Français de la nouvelle année de 2006, le président Jacques Chirac explique que le moment est venu de relancer l’industrie nucléaire et remet sur la table l’idée, abandonnée en 2002, d’une loi nucléaire et la création d’une autorité de sûreté indépendante. Dans un laps de temps très serré, un nouveau projet de loi est validé par le gouvernement puis envoyé au Conseil d’État et finalement présenté et voté par le Parlement en juin 2006. La loi TSN (Transparence et sécurité nucléaire) est promulguée le 13 juin 2006. Avec elle, l’État délègue une partie de son pouvoir réglementaire et de contrôle à la nouvelle Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

À la fin des années 2000, au moment où la France prépare la relance du nucléaire, le système d’expertise et de contrôle apparaît, pour certains, inadapté. Un rapport de 2010 sur l’avenir de la filière nucléaire commandé par le président Nicolas Sarkozy à François Roussely, ancien dirigeant d’EDF, pointe les « excès de zèle » de l’ASN9. De même, le rapport préconise que l’IRSN assure désormais la diffusion et la promotion des règles et normes de sûreté françaises pour favoriser les exploitants français à l’export.

Vers une nouvelle ère ?

Les années 2010 se signalent par une certaine ambivalence pouvant brouiller l’interprétation. D’un côté, la décennie consacre le système d’expertise et de contrôle de la sûreté des installations nucléaires français, qui, après l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, est conforté au niveau national et international. De l’autre côté, avec les retards du chantier EPR de Flamanville ou encore les irrégularités mises à l’évidence à l’usine du Creusot, les années 2010 peuvent être vues rétrospectivement comme celles des années noires de l’industrie nucléaire française. Récemment, les événements ont semblé se précipiter avec les annonces gouvernementales de relance du nucléaire et le projet de réforme qui propose en particulier l’intégration de l’IRSN dans une « super ASN » qui disposerait ainsi du double rôle d’expert et de décideur en matière de sûreté. Le système de contrôle et d’expertise paraît donc entrer aujourd’hui dans une ère nouvelle, qui tente de concilier sûreté nucléaire et nouveaux enjeux industriels.


1. CEA, compte-rendu de la première réunion de la CSIA du 11 février 1960. Archive IRSN.
2. Vallet, B. (1984). « La sûreté des réacteurs nucléaires en France : un cas de gestion des risques ». École des Mines de Paris : Centre de sociologie de l’innovation.
3. Foasso, C. (2003). « Histoire de la sûreté de l’énergie nucléaire civile en France (1945-2000) : technique d’ingénieur, processus d’expertise, question de société ». Université de Lyon.
4. Mangeon, M. (2018). « Conception et évolution du régime français de régulation de la sûreté nucléaire (1945-2017) à la lumière de  ses instruments : une approche par le travail de régulation ». Paris Sciences et Lettres.
5. Kemeny, J. G. (1979). “Report of the President’s Commission on the accident at Three Mile Island”. The need for change : the legacy of TMI, Washington DC.
6. OPECST (1987). « Rapport sur les conséquences de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl et sur la sûreté et la sécurité  des installations nucléaires ». Office parlementaire des choix techniques et scientifiques.
7. Saint-Raymond, P. (2012). Une longue marche vers l’indépendance et la transparence. L’histoire de l’Autorité de sûreté nucléaire française. La documentation française.
8. Le Déaut, J.-Y. (1998). Le Système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire : la longue marche vers l’indépendance et la transparence : rapport au Premier ministre. La documentation française.
9. Roussely, F. (2010). « Avenir de la filière française du nucléaire civil ». Synthèse du rapport, Paris.

Par Michaël Mangeon, docteur en Sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS) et Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques, chercheur au Laboratoire d’économie et de management de Nantes-Atlantique (LEMNA)

Photo I La supervision de la sûreté nucléaire est initialement née au sein du CEA à travers la Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA).

© AFP