Jacques Bouchard, une vie au service du nucléaire - Sfen

Jacques Bouchard, une vie au service du nucléaire

Publié le 28 février 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
jacquesbouchard

En 1964, un jeune dijonnais de 25 ans pousse la porte d’entrée du centre CEA de Fontenay-aux-Roses. Il vient d’y être embauché comme ingénieur chercheur. Imaginait-il alors que 30 ans plus tard, il en serait Directeur des Applications Militaires puis Directeur de l’Énergie nucléaire ? Jacques Bouchard ne quittera le CEA qu’en 2005, après une brillante carrière au service de l’avenir du nucléaire, tant pour ses applications civiles que pour la dissuasion. Retour sur 50 ans de la vie d’un homme au cœur du dispositif scientifique et industriel nucléaire français.

Fils d’enseignants tous deux professeurs de physique, Jacques fait ses études aux lycées Carnot de Dijon et Saint-Louis à Paris, avant d’entrer à l’École Centrale des Arts et Manufactures dont il est diplômé en 1964. La même année, il intègre le CEA comme ingénieur chargé d’études expérimentales en physique des réacteurs nucléaires. Et se marie.

Les premières années

En 1972, Jacques Bouchard est nommé chef de la Section de physique expérimentale à Fontenay-aux-Roses et devient trois ans plus tard, chef du Service d’études nucléaires à Cadarache avec le réacteur Minerve dans ses bagages. Il mène des travaux sur la technologie des réacteurs à eau sous pression et conduit des études de physique appliquées au cycle du combustible. Toujours à Cadarache, il dirige le Département des réacteurs à neutrons rapides en 1982, puis, en 1988, le Département de recherche physique. Il est l’un des artisans du démarrage de Superphénix.

Jacques revient en 1990 en région parisienne et prend, à Saclay, la Direction des réacteurs nucléaires (DRN). C’est aussi à cette époque qu’il préside le comité des sciences nucléaires de l’Agence de l’Énergie Nucléaire de l’OCDE. Mais en 1994, sa carrière prend une autre dimension.

Mission : relever le défi de la garantie des armes de dissuasion française après l’arrêt des essais nucléaires

La Direction des applications militaires (DAM) du CEA conçoit, fabrique, maintient en condition opérationnelle et démantèle les têtes nucléaires qui équipent les forces océaniques et aéroportées françaises. Elle a mené le programme des essais nucléaires puis, après la signature en 1996 par la France du traité d’interdiction complète des essais, la DAM a lancé le programme Simulation. C’est là que Jacques gagne son titre de « père du programme Simulation ».

Nommé Directeur de la DAM en août 1994, le bourguignon fumeur de pipe est au cœur de l’actualité. Il succède à Roger Baléras qui devient conseiller auprès du Gouvernement et conseiller de l’Administrateur général du CEA.

Lors de son mandat, Jacques Bouchard doit gérer la reprise des essais pour une dernière campagne, nécessaire pour mener à bien le programme Simulation, et l’arrêt de ces essais. Sur cette dernière campagne qu’il pilota à Moruroa (Polynésie), il publiera dans Libération en 1995 une tribune [1] fameuse justifiant l’opération. Et, avec le ministère de la Défense, ouvrira aux médias du monde entier « l’atoll du grand secret », la signification du nom tahitien de Moruroa [2].

Il présente en février 1996 les grandes lignes de l’évolution de la DAM à laquelle il avait préparé ses équipes. Face au changement total que représente le défi de garantie des armes nucléaires par la -simulation, Jacques Bouchard doit réorganiser la DAM pour avoir la structure adéquate et réaliser des économies suite aux décisions présidentielles de réductions budgétaires. Il annonce des réductions d’effectifs d’au moins « 20 % d’ici 2005 », passant de 5 700 personnes à 4 500, tout en renforçant le potentiel scientifique dans les lasers de puissance et l’utilisation des supercalculateurs pour la simulation numérique. Quelques mois plus tôt, il annonçait la fermeture des centres CEA/DAM de Limeil et Vaujours en région parisienne.

Avec la création du laser Mégajoule, les investissements dans les supercalculateurs et Airix, le « plan de charge » de la DAM était fixé. Jacques l’a piloté avec rigueur et conviction. Six ans plus tard, la tâche accomplie, il quitte le nucléaire militaire pour retrouver le civil et la toute nouvelle Direction de l’Énergie Nucléaire (DEN) du CEA.

 

 
ZOOM SUR 
 
 
Le Forum International Génération IV (GIF)
 
Le GIF est une association intergouvernementale créée en 2000 à l’initiative du DOE (Department of Energy) des États-Unis. Il regroupe treize membres engagés par la signature, en juillet 2001, d’une charte dans laquelle ils reconnaissent l’importance du développement de systèmes futurs pour la production d’énergie nucléaire, ainsi que la nécessité de préserver au mieux l’environnement et de se prémunir contre les risques de prolifération. Un accord-cadre intergouvernemental consolidant ces engagements a été signé en février 2005 par dix membres, dont la France.
Le GIF a sélectionné six concepts paraissant les plus prometteurs :
4 concepts à neutrons rapides : RNR-Na, RNR-G, réacteur à sels fondus (RSF), RNR refroidi au plomb (RNR-Pb) ;
2 concepts à neutrons thermiques : réacteur à eau supercritique (RESC), réacteur à très haute température (RTHT).
Le GIF a aussi défini un plan de R&D visant à apporter les innovations nécessaires pour le déploiement industriel des systèmes basés sur ces concepts, dont les maturités technologiques sont très variables.
 

Préparer l’avenir du nucléaire civil

En 2000, le CEA crée la Direction de l’Énergie Nucléaire et en confie la direction à Jacques, mission qu’il assurera jusqu’à son départ à la retraite en 2005. La DEN apporte aux pouvoirs publics et aux industriels les éléments d’expertise et d’innovation sur les systèmes de production d’énergie nucléaire : il s’agit de développer un nucléaire durable, toujours plus sûr et économiquement compétitif. La DEN travaille donc sur les systèmes du futur – la 4e génération –, l’optimisation du nucléaire industriel et le développement et l’exploitation des outils de simulation et d’expérimentation indispensables à ses travaux. La DEN est également exploitant nucléaire avec un parc de réacteurs, laboratoires et plateformes expérimentales, réparti entre Saclay, Marcoule et Cadarache.

À la tête de la DEN, Jacques sait bien que les clés des grands programmes industriels sont des équipes de qualité, un financement régulier, des objectifs clairs et un soutien politique fort. Comme il l’a dit plus tard aux adhérents de la SFEN Jeune Génération : « Une vision sans action c’est du rêve, mais une action sans vision c’est un cauchemar. Il ne faut pas être trop utopiste et il ne faut pas non plus avoir toujours le nez dans le guidon, mais regarder au-delà des problèmes du court terme. Chacun doit garder son rôle : les industriels dans le court terme et les organismes de recherche dans le long terme. Et des deux côtés, il faut réussir à concilier réalisme et vision à long terme. »

Dès son arrivée, le Directeur de la DEN s’est attelé à préparer l’avenir en développant les réacteurs de 4e génération. La DEN collabore alors activement aux travaux du tout récent Forum GENERATION IV (GIF), dont Jacques Bouchard est l’un des fondateurs. Ce forum est dédié au développement de réacteurs nouveaux, plus efficaces, utilisant moins de combustible, produisant moins de déchets et satisfaisant aux critères de sûreté et de non-prolifération. Parmi les systèmes étudiés, la DEN a particulièrement concentré ses recherches sur deux systèmes à neutrons rapides : l’un refroidi au sodium, avec le projet de démonstrateur technologique Astrid, et l’autre refroidi au gaz, dans le cadre d’une collaboration européenne.

C’est aussi à cette époque, de 2001 à 2003, que Jacques Bouchard est nommé Président de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN). Et tout au long de sa carrière, il s’est consacré à la formation des nouvelles générations d’ingénieurs, notamment avec l’option Génie Atomique de l’École des Mines de Paris.

Une retraite active

Si l’heure de la retraite a sonné pour Jacques, il ne cesse pas pour autant ses activités au service de l’énergie nucléaire. À peine consacre-t-il un peu plus de temps au bricolage et à la lecture, ses passe-temps favoris… Le conseiller de l’Administrateur général du CEA qu’il est devenu, sillonne la planète et intervient dans maints forums internationaux. Il fonde le cabinet d’experts international NucAdvisor qui propose des services d’ingénierie et de conseil en matière de nucléaire civil.

Jacques Bouchard, toujours tourné vers l’avenir, assure la présidence du Forum International Génération IV de 2006 à 2009. Tout comme il préside, jusqu’en 2012, le Comité Consultatif pour l’Énergie Nucléaire de l’AIEA. Membre de l’International Advisory Board des Émirats Arabes Unis, conseiller spécial de la Japan Atomic Energy Agency (JAEA), Jacques Bouchard est nommé en 2008 « Fellow » de l’American Nuclear Society, en reconnaissance de « son leadership incontestable dans la conception de la nouvelle stratégie française en matière de réacteurs du futur ».

En 2005, Jacques Bouchard rejoint le bureau de la SFEN Bourgogne, qu’il préside de 2007 jusqu’à son décès en janvier 2015. Infatigable porte-parole de l’excellence nucléaire, il doit aussi se colleter les opposants du Collectif Antinucléaire lors d’une intervention publique à Toulouse qui mettent en cause son « délire atomiste ». Imperturbable, Jacques continua son intervention.

Fort d’une carrière exceptionnelle, de riches connaissances scientifiques et technologiques et d’un réseau de connaissances impressionnant, Jacques s’est mis au service de la SFEN Bourgogne avec une grande simplicité. Il a toujours fait bénéficier les réunions du comité d’action d’un examen exhaustif, critique et circonstancié, de l’évolution du nucléaire en France et dans le monde. Sa notoriété mondiale et son entregent lui permettaient de faire intervenir des sommités dans les conférences de la SFEN Bourgogne qui a accueilli à Dijon Nobuo Tanaka, Directeur Exécutif de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), Yoichi Fujie, ancien président de la commission de l’énergie atomique au Japon et bien d’autres.

Sa dernière conférence, donnée en marge de l’Assemblée Générale de la SFEN PACA & Corse en décembre 2014, avait été un succès. Son franc-parler, son humour, sa vivacité d’esprit, sa connaissance profonde et fine des enjeux du nucléaire avaient conquis la salle.

Sympathique, éminemment humain, brillant, Jacques Bouchard est un des plus grands artisans du développement du nucléaire français. Dans une interview donnée à la Jeune Génération de la SFEN en 2010, il rappelait que « Le nucléaire c’est aussi une école de rigueur : on ne fait pas de l’approximatif et ce, à aucun niveau, que ce soit dans la conception, le fonctionnement, la sûreté… Mais encore une fois, travailler dans le nucléaire c’est travailler dans le long terme et pour ça, il faut une vision. » 

 
ZOOM SUR
 
Simulation, Laser Mégajoule et Epure
 
Le programme Simulation vise à reproduire par le calcul les différentes phases de fonctionnement d’une arme nucléaire, avec la précision adéquate. Il nécessite des moyens de calcul (supercalculateurs) et des moyens de validation expérimentale par partie de ces calculs, comme le laser Mégajoule (LMJ) ou l’installation de radiographie Epure. La validation globale reste assurée par les résultats des essais nucléaires passés. Installé au centre CEA du CESTA en Gironde, le LMJ recrée en laboratoire, sur des quantités infimes de matière, des conditions de température et de pression comparables à celles atteintes lors du fonctionnement nucléaire d’une arme. Epure est une installation de radiographie permettant de valider les différents modèles physiques relatifs au début du fonctionnement de l’arme, dans sa phase non nucléaire. Les radiographies décrivent l’état des matériaux soumis à des déformations très rapides.
 

Par la Rédaction