Histoire : développement du nucléaire militaire et civil, « l’exception française »
Quatre puissances ont œuvré au développement du nucléaire en tant que source d’énergie : les États-Unis, l’URSS, la Grande-Bretagne et la France. Dans ces pays, l’épopée de l’atome démarra d’abord par le développement de la bombe. Alors que la seconde guerre faisait rage, nombreux étaient ceux qui espéraient l’arrêt des combats et la chute des régimes fascistes. La découverte de la réaction en chaîne et sa déclinaison à des fins militaires ont été perçues alors comme un moyen de précipiter la fin de la guerre. Dominique Grenêche revient sur cette histoire et s’intéresse à la trajectoire particulière de la France, l’Hexagone ne s’étant pas engagé initialement dans la voie militaire directement ni explicitement.
Si la grande majorité des historiens s’accorde sur l’idée que le programme de développement de l’énergie nucléaire civile en France fut initié après celui destiné à mettre au point la bombe atomique, certains auteurs contestent cette version de l’histoire. C’est le cas de Robert Belot, Professeur des universités et auteur d’un essai récent sur la question : L’atome et la France. Dans une interview accordée à la RGN, l’historien explique qu’il faut « déconstruire un mythe selon lequel le Général De Gaulle a créé le CEA pour développer le nucléaire militaire en France et doter l’Hexagone de la bombe atomique. C’est totalement faux ».
Alors, qu’en est-il vraiment ?
Nous tentons ici d’apporter des éléments de réponse en évoquant d’abord quelques événements historiques fondateurs, puis en rappelant comment se sont enchaînées les idées et les réalisations dans les quatre grands pays pionniers : les États-Unis, l’URSS, la Grande-Bretagne et la France. On s’intéressera d’abord aux trois premiers, avant d’évoquer le cas de la France pour mieux situer sa place dans ce peloton de tête des pays acteurs de l’éclosion du nucléaire.
Les faits historiques
Peu après la découverte de la fission par l’équipe de chercheurs allemands menée par Otto Hahn en janvier 1939 (découverte manquée de très peu par l’équipe française dirigée par Frédéric et Irène Joliot-Curie), les scientifiques européens émigrés aux États-Unis – Léo Szilard, Niels Bohr et Enrico Fermi notamment – comprirent qu’une réaction en chaîne était possible grâce à la libération de plus d’un neutron, lequel provoquait une nouvelle fission dans une masse d’uranium. Le phénomène était d’autant plus probable que des mesures réalisées presque simultanément, mais de façon indépendante, en mars 1939 par l’équipe de Joliot en France et par celle de Fermi aux États-Unis, établirent que ce nombre moyen de neutrons était au moins égal à 2 (la valeur estimée par l’équipe française était même de 3,5). Une telle réaction était alors susceptible de dégager une énorme quantité d’énergie en un temps infime, ce qui laissait présager la possibilité de réaliser une bombe d’une puissance colossale.
À cette époque où les canons grondaient en Europe, une telle perspective suscitait les plus grandes craintes chez plusieurs scientifiques, d’autant que la fission avait été découverte en Allemagne ! C’est ainsi que Leó Szilárd écrivit une lettre à Joliot le 2 février 1939 pour lui signifier que la réalisation de telles bombes était « extrêmement dangereuse, plus particulièrement entre les mains de certains gouvernements », et il demanda à Joliot de cesser toute publication ouverte sur ce sujet. Quelques jours plus tard, le 14 février, le physicien français adressa au ministère de l’Armement une note secrète de cinq pages dans laquelle il expliqua comment réaliser un engin explosif sur la base d’une réaction en chaîne. Ce même Joliot, avec son équipe, déposa ses célèbres brevets début mai 1939, dont celui sur le « perfectionnement des charges explosives » classé secret défense.
Avec l’extension de la guerre en Europe, les recherches nucléaires basculèrent presque entièrement aux États-Unis et la chape du secret se referma peu à peu sur tous les travaux liés à la fission. À cet égard, le tournant initial fut marqué par la fameuse lettre d’Albert Einstein (rédigée en partie par Szilárd), datée du 2 août 1939, adressée au Président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt, dans laquelle était mentionnée l’avance des recherches françaises mais qui soulignait surtout le potentiel destructeur énorme d’une bombe basée sur une réaction en chaîne.
L’éclosion de l’énergie nucléaire aux États-Unis, en URSS et en Grande-Bretagne
Le projet Manhattan
Ce n’est qu’au début de l’année 1942 que les États-Unis initièrent un programme visant à développer l’arme atomique. Cette décision, notifiée par une instruction présidentielle[1], fut prise peu après l’entrée en guerre du pays suite à l’attaque surprise de Pearl Harbour le 7 décembre 1941. L’engagement du gouvernement américain dans le développement de la bombe atomique se traduisit par le lancement le 16 août 1942 d’un vaste programme : le projet Manhattan. Les travaux menés dans ce cadre aboutirent à l’explosion du premier engin le 16 juillet 1945 dans le désert du Nouveau Mexique.
Le projet Manhattan permit aussi d’acquérir des connaissances dans le développement du nucléaire civil : la première réaction en chaîne auto-entretenue fut réalisée le 2 décembre 1942 (pile CP1 de Chicago) puis les gros réacteurs plutonigènes furent construits à Hanford (Washington). Il s’agissait alors de réacteurs modérés au graphite et refroidis avec de l’eau ordinaire (non pressurisée).
Munis des connaissances acquises dans le cadre de cette vaste entreprise militaire, quelques-uns des plus grands scientifiques de l’époque réfléchirent aux applications civiles de l’énergie nucléaire et imaginèrent différents concepts de réacteurs à partir d’avril 1944 au sein d’un groupe ad hoc baptisé le « New Pile Committee » (qui ne comprenait pas moins de trois prix Nobel de Physique). C’est ainsi que sont nées presque toutes les idées de base qui vont structurer la plupart des concepts de réacteurs à usage civil. Malgré cela, la quasi-totalité des efforts américains déployés dans le domaine nucléaire au cours des premières années d’après guerre seront consacrés aux armes nucléaires. Les moyens réservés aux développements de l’énergie nucléaire pour des applications civiles restèrent néanmoins suffisants pour explorer de multiples options et, curieusement, c’est un réacteur à neutrons rapides, EBR-1, qui pour la première fois produisit quelques centaines de watts d’électricité en 1951, dans le laboratoire national de l’Idaho situé en plein désert.
Mais c’est dans un tout autre domaine que le nucléaire civil industriel prit finalement naissance à partir du nucléaire militaire : celui de la propulsion sous-marine militaire. En effet, ce sont les réacteurs à eau pressurisée (REP) qui se sont avérés les mieux adaptés pour cette application et qui se sont développés à partir de la fin des années 1940 sous la ferme impulsion de l’Amiral Hyman Rickover. Cette filière de réacteurs domine aujourd’hui très largement le parc nucléaire électrogène mondial[2].
Ces faits historiques permettent de comprendre qu’Outre Atlantique, le nucléaire militaire a été à la genèse du développement du nucléaire, malgré l’intérêt porté aux réacteurs électrogènes.
L’œil de Moscou
En URSS, quelques recherches sur la fission et ses applications furent initiées pendant la deuxième guerre mondiale, notamment sous la conduite du physicien Kurchatov. Les moyens étaient cependant limités. À l’époque, l’Empire soviétique était engagé dans une guerre totale avec l’Allemagne nazie dont les troupes avançaient progressivement sur le sol russe. L’URSS était alors contrainte de déplacer ses installations de recherche nucléaires plus loin à l’est.
Si les avancées scientifiques furent peu nombreuses, l’ex-URSS excella dans l’espionnage des travaux menés en Occident, notamment ceux réalisés aux États-Unis. La moisson s’est révélée fructueuse puisqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, les Soviétiques sont parvenus à connaître dans le détail les principes de fonctionnement des bombes américaines à uranium enrichi, utilisées à Hiroshima, et au plutonium (Nagasaki). Muni de ces informations capitales et connaissant la réalité des impacts des armes nucléaires, Joseph Staline[3] lança dès la fin de la guerre un programme destiné à se doter de la bombe atomique. Le 29 août 1945, un organisme chargé de ces questions fut mis en place et une première explosion eut lieu le 29 août 1949. L’entreprise fut gigantesque et les efforts déployés (dans des conditions parfois très difficiles dans ce pays ravagé par la guerre) furent largement à la mesure de ceux qui furent consentis pour le projet Manhattan. Mais les dommages environnementaux et humains furent bien supérieurs à ceux du programme américain.
C’est dans ce cadre que furent conçus et exploités les premiers grands réacteurs de puissance destinés à la production de plutonium dont le premier divergea[4] le 8 juin 1948. Ils étaient du même type que les réacteurs américains de Hanford : modération au graphite et refroidissement à l’eau en circuit ouvert. De cette technologie sera dérivée celle des réacteurs électrogènes « RBMK », à graphite et eau bouillante (et uranium légèrement enrichi), dont le premier prototype de 6 MWe alimenta en électricité la ville d’Obninsk à partir de la fin de 1954. Il s’agissait alors d’une première mondiale !
Là encore, le nucléaire militaire précéda le nucléaire civil.
Outre-Manche, des réacteurs pour produire du plutonium
En Grande-Bretagne, les recherches sur la fission et la réaction en chaîne furent essentiellement menées à Cambridge au début de la guerre. En juin 1940, l’équipe dirigée par John Cockcroft fut renforcée par les physiciens français Halban et Kowarski, venus se réfugier Outre-Manche avec dans leurs bagages 26 bidons d’eau lourde.
Les scientifiques britanniques qui coopéraient avec les Américains au début du conflit mondial, se retrouvèrent écartés des recherches menées aux États-Unis début 1942. Ce n’est qu’après les accords de Québec signés entre Roosevelt et Winston Churchill[5] en août 1943, qu’une certaine forme de collaboration fut rétablie dans ce domaine, mais selon des modalités très restrictives. Elle se traduisit essentiellement par le transfert de scientifiques installés sur le sol anglais (dont des Français) au laboratoire canadien de Montréal en relation avec les Américains. Dès la sortie de la guerre, le gouvernement britannique dirigé par Clément Attlee décida de se lancer dans la course à la bombe atomique et à cet effet, il développa son propre programme (sous la direction du physicien nucléaire John Douglas Cockcroft) puisque les Américains avaient décidé de verrouiller toutes les informations, y compris vis-à-vis de leur plus proche allié[6].
Sans surprise, le cheminement scientifique et technique britannique fut calqué sur celui des Américains : construction de gros réacteurs à graphite (mais refroidis par de l’air au lieu d’eau ordinaire) pour produire du plutonium. Les deux réacteurs construits à Sellafield divergèrent respectivement en octobre 1950 et en juin 1951, et permirent la production des quantités de plutonium nécessaires à la réalisation de la première bombe atomique. Celle-ci fut larguée sur une île australienne le 30 octobre 1952.
Après cela, le gouvernement britannique décida de lancer rapidement un programme nucléaire civil en créant en 1954 l’Atomic Energy Authority. Ce programme fut basé sur le développement de la filière Magnox, dérivée des réacteurs plutonigènes, utilisant un modérateur en graphite mais un refroidissement en CO2 sous pression.
En Grande-Bretagne aussi, le nucléaire civil hérita du nucléaire militaire.
L’exception nucléaire française ?
Nous avons vu combien les scientifiques français ont contribué aux découvertes de base sur la fission et la réaction en chaîne, domaine dans lequel ils avaient même pris une certaine avance sur leurs collègues étrangers au début de la seconde guerre mondiale. Toutes les recherches furent évidemment interrompues en France après l’invasion des troupes allemandes en mai 1940 et l’occupation de la capitale le 14 juin 1940. Seuls les quelques scientifiques français réfugiés en Grande-Bretagne, puis transférés au laboratoire de Montréal au Canada à partir de décembre 1942 réussirent à poursuivre leurs recherches. La guerre terminée, certains revinrent en France. Leurs connaissances permirent la réalisation du programme français.
Quelques années plus tard, le 11 juillet 1944 à Ottawa (Canada), dans une arrière-salle isolée du siège de la délégation de la France libre, le français Jules Guéron, accompagné de deux autres compatriotes, Bertrand Goldschmidt et Pierre Auger, révélèrent au Général De Gaulle les perspectives de la fission et surtout les développements en cours aux États-Unis pour la mise au point d’une bombe atomique, dont ils estimaient le succès quasi certain. L’entretien dura seulement trois minutes. Le Général n’oubliera pas.
Le 18 octobre 1945, le Général De Gaulle signe l’ordonnance qui marqua la création du Commissariat à l’énergie atomique (CEA)[7]. Il est écrit dans l’exposé des motifs : « de pressantes nécessités d’un ordre national et international obligent à prendre les mesures nécessaires pour que la France puisse tenir sa place dans les domaines des recherches concernant l’énergie atomique ». Quelques jours auparavant, lors d’une conférence de presse, le Général déclara à propos de la bombe atomique que « nous avons le temps » mais que « le gouvernement français ne perd pas de vue cette question ». Ces propos laissent penser que dans l’esprit du Général, la création du CEA n’était pas destinée à mener des études sur la bombe atomique. Cependant, ils montrent aussi que cette finalité ne fut pas totalement exclue à plus ou moins brève échéance. D’ailleurs, pour ménager l’avenir, l’article 1er de l’ordonnance de création du CEA précisait bien que sa mission était de mener des « recherches… en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale ». Par ailleurs, l’instance suprême de gouvernance du CEA, le Comité de l’énergie atomique, comptait dans ses rangs un représentant des armées, le Général Dassault, qui, entre autres, était président du comité de coordination des études scientifiques des armées.L’une des raisons qui explique sans doute cette réserve concernant l’obtention de la bombe atomique par la France, est que le pays n’avait pas alors les moyens de s’engager dans ce « travail d’apocalypse » (terme employé par De Gaulle dans ses « Mémoires de guerre »).
Certes, au cours des premières années de son existence, le CEA ne mena pas de recherches explicites dans ce sens, mais certaines actions ne furent pas très éloignées de cet objectif, comme l’isolation des premiers milligrammes de plutonium en novembre 1949 par Goldschmidt. Un autre élément qui étaye cette hypothèse est la révocation de Frédéric Joliot de son poste de Haut-Commissaire du CEA le 28 avril 1950, alors qu’il venait de signer « l’appel de Stockholm » prônant l’interdiction totale des armes atomiques, et en faisait une publicité très offensive en France.
Les autorités françaises finirent par engager le pays dans ces travaux de mise au point et de production de bombes atomiques. Les prémisses de cet engagement furent données par une loi programme de cinq ans concernant l’énergie atomique[8]. Elle prévoyait la construction de deux réacteurs de puissance permettant de produire du plutonium et l’exploitation d’une usine permettant de le séparer à partir des combustibles irradiés. À ce stade, rien ne fut officiellement dévoilé sur des travaux concernant la bombe atomique et ce plan quinquennal affichait même des ambitions exclusivement civiles.En réalité, l’entreprise militaire se décide réellement le 26 décembre 1954. À cette époque, Mendes-France, Premier ministre, convoque une réunion d’une quarantaine d’experts. À l’issue des échanges, la décision, tenue secrète, prévoit le lancement du programme de fabrication d’armes et de sous-marins nucléaires.
C’est aussi à cette période que la direction des études et recherche d’EDF, dirigée par Pierre Ailleret, décida d’explorer l’option nucléaire. Le polytechnicien suggéra au Comité de l’Énergie Atomique du 5 novembre 1953, de récupérer l’énergie produite par le premier prototype de réacteur plutonigène G1 alors en projet. Ce fut chose faite même si le rendement électrique du « petit fourbi électrique » fut négatif ! En effet, la production d’électricité était inférieure à celle nécessaire pour alimenter les soufflantes du réacteur. Quoi qu’il en soit, la construction et la mise en service réussie des grands réacteurs plutonigènes G2 et G3 à Marcoule (Gard), modérés au graphite et refroidis à l’air marqua une étape décisive dans le lancement d’une filière de réacteurs de puissance à usage purement civil. Une filière made in France appelée « UNGG », pour Uranium naturel graphite gaz, et finalement assez proche de la filière anglaise Magnox.
En conclusion, le nucléaire civil a bien hérité en grande partie du nucléaire militaire en France, même si notre pays ne s’est pas engagé initialement dans cette voie de façon directe et explicite, contrairement aux trois autres grands pays pionniers du nucléaire. C’est dans ce sens que nous parlons ici « d’exception nucléaire française ».
par Dominique Grenêche, Docteur en Physique nucléaire
L’instruction du président Franklin Delano Roosevelt fut délivrée le 19 janvier 1942.
Voir RGN 2 (2016).
Joseph Staline a été Secrétaire général du Parti communiste soviétique à partir de 1922, il dirige l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à partir de la fin des années 1920 jusqu’à sa mort en 1953.
En physique nucléaire, on appelle divergence d’un réacteur le fait de commencer la réaction en chaîne de fission.
Winston Churchill a été Premier ministre de Grande-Bretagne de 1940 à 1945, puis de 1951 à 1955.
Loi McMahon du 1er août 1946.
En 2010, le CEA est devenu le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
Loi programme du 24 juillet 1952.