Fusion ASN-IRSN : quatre principes à comprendre pour discuter ce projet - Sfen

Fusion ASN-IRSN : quatre principes à comprendre pour discuter ce projet

Publié le 21 février 2023 - Mis à jour le 22 février 2023

Depuis l’annonce du projet de fusion ASN-IRSN par le gouvernement, une émotion – compréhensible – a touché une partie de la filière nucléaire, jusqu’au point de suggérer certaines idées fausses sur la gouvernance de la sûreté en France et sur sa philosophie. Sans prendre parti et dans le seul but d’avancer vers un débat apaisé, la Sfen propose de se pencher à nouveau sur quelques éléments clés au fondement de cette organisation.

Comme suite au dernier Comité de politique nucléaire (CPN), le Gouvernement a annoncé le 8 février, dans un communiqué, son projet de réunir les compétences techniques de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) avec celles de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). L’exécutif précise qu’il sera « vigilant à prendre en compte les synergies, avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND) ». La ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a demandé au Président de l’ASN, au Directeur général de l’IRSN, et à l’Administrateur général du CEA, de lui proposer, d’ici fin février, « les premières mesures et une méthode de travail permettant de mettre en œuvre ces orientations, avant une feuille de route plus détaillée en vue de la loi de finances 2024. »

L’émotion est particulièrement vive parmi le personnel de l’IRSN. L’Institut a bâti depuis vingt ans une réelle identité et son personnel, environ 1 800 personnes, estime à juste titre n’avoir pas démérité dans l’exercice de missions reconnues d’intérêt public. On doit aussi entendre les réflexions sur les risques à éviter dans la mise en œuvre des réorganisations à venir.

Le 14 février dernier, de nombreuses personnalités, parlementaires et parties prenantes ont, à l’occasion d’une audition spéciale de l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques (OPECST) ou par voie de presse, réagi à la fois sur la forme (côté soudain de l’annonce, absence de débat préalable ou d’étude d’impact) et sur le fond. Les opinions contre cette évolution des deux organismes évoquent des risques de régression en matière de contrôle de la sûreté ou d’une perte de confiance dans sa gouvernance.

Certains arguments méritent toutefois d’être décryptés, en ce sens qu’ils peuvent témoigner d’un certain nombre de malentendus sur la gouvernance de la sûreté, l’expertise ou la recherche. Société savante, la Sfen n’a pas d’avis sur les réorganisations à mettre en œuvre, lesquelles relèvent de la conduite opérationnelle des missions de l’État. Mais partager des éléments d’analyse fait partie de sa raison d’être. La solidité, l’efficacité et la crédibilité du système de contrôle de la sûreté nucléaire sont essentielles à l’emploi de cette énergie. Il est important que ses fondamentaux soient compris et partagés par tous.

1- L’ASN assure le contrôle de la sûreté nucléaire et l’IRSN n’est pas son contre-pouvoir

Lors des récents débats, certaines prises de position pourraient laisser penser que l’IRSN est l’ultime garant de la sûreté et un contre-pouvoir à l’ASN. Ainsi, dans l’éventualité où l’ASN ferait l’objet de « pressions », par exemple pour des besoins de sécurité d’approvisionnement, l’IRSN pourrait alors jouer le rôle d’une sorte de « lanceur d’alerte », pourrait-on croire.

Cette vision semble tout à fait contraire à l’esprit de la gouvernance de la sûreté préconisée au niveau international et organisée par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (TSN) de 2006. C’est bien l’ASN qui a le statut d’Autorité administrative indépendante, sous le contrôle du Parlement. Elle est responsable, au nom de l’État, du contrôle de la sûreté et de la radioprotection, pour protéger les personnes et l’environnement. Son président Bernard Doroszczuk rappelait d’ailleurs en janvier[1], que sa mission, définie par la loi, ne prend pas en compte d’autres enjeux que ceux de la sûreté : « l’appréciation de la situation est effectuée de manière collégiale et peut nous conduire à prendre une décision relative à la sûreté, [..] à chaque fois proportionnée aux enjeux de sûreté ».

L’ASN est reconnue au niveau national et international pour sa rigueur et son impartialité. On peut rappeler sa décision de juin 2020 concernant la reprise des soudures du réacteur EPR de Flamanville, laquelle a eu pour conséquence un retard supplémentaire et un surcoût très significatif pour EDF. L’ASN fait de plus l’objet de missions d’audit international « Integrated Regulatory Review Service » (IRRS) par ses pairs.

L’IRSN a le statut d’Epic (établissement public à caractère industriel ou commercial). Il est placé sous la tutelle conjointe de plusieurs ministères et exerce une mission d’appui technique au service de l’ASN[2] : « l’ASN s’appuie sur des expertises techniques extérieures, notamment celles de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ». Imaginer que l’IRSN serait un contre-pouvoir en concurrence de l’ASN n’est pas seulement un contresens, mais pourrait être à la source de graves dysfonctionnements dans la gouvernance de la sûreté.

2- La dualité expertise-décision : modalité d’organisation plutôt que principe absolu

La bonne articulation de l’expertise et de l’autorité conditionne la qualité et l’efficacité du contrôle. Il paraît légitime de se réinterroger à intervalle régulier sur les équilibres du système et d’examiner les ajustements à y apporter. Ceci est sans doute d’autant plus justifié que les chaînes organisationnelles se sont, au fil du temps, allongées et complexifiées. ​​

Certains ont évoqué ces derniers jours un risque de « fragilisation de l’expertise nucléaire », car les experts ne seraient plus amenés à se concentrer sur l’étude des risques, indépendamment de la décision à prendre.

Or, il est inexact de penser qu’il y aurait une irréductible dualité entre l’expertise d’un côté, l’autorité de l’autre, la première vivant dans un espace exempt de contingences, celui de l’expertise pure, la seconde devant assumer les contraintes du réel. Cette vision masque l’indispensable dialogue et coopération entre les deux : l’analyse s’exerce dans un cadre donné, elle n’est jamais détachée de la décision à prendre, ni libérée du temps. Le contrôle est ainsi caractérisé, en France, depuis l’origine, par le dialogue permanent (au besoin la confrontation) entre autorité de sûreté et exploitant, entre appui technique et exploitant et entre autorité et appui technique. S’il y a un temps indispensable de l’expertise et un temps de la décision, ils ne vivent pas dans des espaces séparés.

Rappelons que le modèle d’organisation actuel français n’est pas universel. D’autres pays, à la gouvernance de la sûreté très respectée, ont des organisations différentes. Le Président de l’ASN a ainsi précisé en janvier dernier que « la situation est différente à l’étranger, où trois types de configuration peuvent être distinguées. En premier lieu, des autorités de sûreté peuvent disposer d’expertises intégrées, notamment aux États-Unis avec la NRC (Nuclear Regulatory Commission) ou au Japon. Le deuxième modèle est construit sur des entités séparées, mais l’expert est placé sous la tutelle de l’autorité, par exemple en Belgique (ce qui n’est pas le cas en France). Enfin, certains pays consacrent une séparation entre l’autorité et plusieurs experts, dont l’autorité est commanditaire. Elle les choisit selon leurs compétences et peut en outre faire appel à des experts à l’étranger, notamment pour des contre-expertises. Ce cas de figure se rencontre en Grande-Bretagne ou en Corée du Sud. » En revanche, quel que soit le modèle, l’expertise est un métier et ce métier exige une organisation, des processus et une gestion des compétences appropriés.

Enfin, fondée sur le dialogue technique et la confrontation intellectuelle, la décantation de la juste décision de sûreté l’est aussi sur des processus éminemment collectifs. Il en est ainsi au sein de l’IRSN, au sein des huit groupes permanents d’experts placés auprès de l’ASN et provenant d’horizons scientifiques et techniques divers, au sein de l’ASN elle-même, à commencer par le collège des commissaires.

3- La R&D sur la sûreté nucléaire est le fruit de collaborations étroites

La maîtrise de l’énergie nucléaire repose sur un très solide socle de R&D. Celle-ci a pour premier rôle d’approfondir les connaissances en physique, de caler les modèles numériques, de mettre au point des solutions techniques, de vérifier les caractéristiques des matériaux et d’en évaluer le vieillissement, etc. Elle joue aussi un rôle fondamental de formation et de développement des compétences, dans l’ensemble du secteur. C’est pourquoi les grands pays du nucléaire ont, depuis l’avènement de la physique nucléaire, développé de grands organismes et laboratoires de recherche publics (en France, le CEA). Ceux-ci doivent disposer de moyens techniques puissants : réacteurs de recherche, laboratoires « chauds », maquettes critiques, etc.

La recherche avance par les travaux d’une communauté. L’IRSN en est de toute évidence un acteur important, par ses propres équipes et laboratoires et le plus souvent au travers de coopérations internationales. Il les inspire et les coordonne régulièrement, dans des domaines essentiels comme le comportement du combustible en situation accidentelle, la phénoménologie des accidents graves, etc. Beaucoup de recherches de l’IRSN sont menées dans les installations du CEA ou dans des laboratoires étrangers. Les programmes de coopération avec le CEA, EDF, Orano ou Framatome sont nombreux. La R&D bâtit un socle commun de connaissances et d’outils de calculs nécessaires à l’ensemble des techniciens et des experts. Du point de vue du contrôle, l’essentiel est de s’assurer que les recherches nécessaires sont menées, d’avoir accès aux résultats, de pouvoir dialoguer avec les experts. L’ASN doit d’ailleurs, selon la loi, exprimer son avis sur les sujets de recherche à approfondir (publication d’avis) et les discuter avec les différents acteurs de la recherche.

C’est en matière de compétences que l’articulation entre expertise et R&D est sans doute, à l’IRSN comme dans l’industrie, la plus cruciale. Il semble que ce soit le principal facteur qui a déterminé, à la création de l’IRSN, l’intégration de R&D dans son périmètre. Peut-être faut-il examiner la situation en considérant les mobilités et parcours professionnels entre expertise et R&D, à l’IRSN et à l’extérieur. L’essentiel n’est peut-être pas tant que les moyens de R&D soient internes que de pouvoir orienter et stimuler les programmes, d’avoir accès aux résultats, de coopérer avec les chercheurs, de pouvoir participer à certaines expériences et de valoriser des carrières mixtes.

De manière plus générale, il convient d’assurer à l’expertise l’accès au terrain : le travail de l’appui technique doit s’ancrer à la fois dans la physique (grâce la R&D) et dans les réalités des installations et de leur exploitation (il y a sans doute là une voie de progrès). Ces questions posées aujourd’hui à propos de l’IRSN le sont aussi dans toute ingénierie, en particulier nucléaire.

4-  Il est légitime de s’interroger sur l’organisation au regard du programme à venir 

Il existe aujourd’hui un réel consensus sur le fait que la charge de travail, à la fois pour le contrôle et l’expertise, va s’accroître dans les prochaines années de manière considérable, comme cela va être le cas pour les industriels. Côté parc nucléaire, alors que les quatrièmes réexamens de sûreté sont encore en cours, il va falloir préparer le passage au-delà de 50 ans, tout en commençant à instruire la possibilité d’exploiter au-delà de 60 ans. En même temps, la France va lancer un programme de construction de six nouveaux réacteurs EPR2, travailler sur un petit réacteur modulaire Nuward et soutenir plusieurs start-ups qui, dans le cadre du programme France 2030, vont développer des technologies de rupture.

Depuis le rapport Folz de 2019, les industriels, sous la houlette d’EDF et du Gifen, ont entrepris une véritable remise à plat de la manière dont ils travaillent afin de retrouver l’excellence industrielle. Dans ce contexte, la question de l’efficacité du contrôle peut être aussi examinée.

Une mission menée en 2015 par (entre autres) l’Inspection générale des finances (IGF) avait déjà suggéré plusieurs pistes : priorisation des interventions en fonction des enjeux de sûreté, développement du contrôle de second niveau dans certains domaines, meilleure lisibilité des moyens affectés à la sûreté. Des critiques ont été faites, en particulier, sur les délais d’instruction. Il est clair que l’institut ne peut en être tenu pour seul responsable : certains peuvent venir de l’ASN, des industriels ou de l’agencement et des interfaces du système global. Plutôt que rejeter la faute sur les uns ou sur les autres, il est légitime que tous s’interrogent ensemble sur la façon de , pour reprendre l’expression du communiqué gouvernemental, « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN pour répondre au volume croissant d’activités lié à la relance de la filière nucléaire ». ■

[1] Audition à l’Assemblée nationale du 26 Janvier 2023 (Commission sur la perte de souveraineté en matière énergétique)

[2] Rapport ASN 2022

Par la Sfen

Photo : Des salariés de l’IRSN ont manifesté le 20 février contre le projet de rapprochement ASN-IRSN – ©RAPHAEL KESSLER / HANS LUCAS / HANS LUCAS VIA AFP