Fusion ASN-IRSN : le Gouvernement présente son nouveau projet loi relatif à la création de l’ASRN
Environ un an après avoir été invité à revoir sa proposition de nouvelle gouvernance de la sûreté nucléaire en France, le gouvernement a présenté fin décembre 2023 son projet de loi concernant le rapprochement des activités de l’ASN et de l’IRSN. La Sfen décrypte les dispositions de ce texte.
Le Gouvernement a présenté au Conseil des ministres le 20 décembre 2023 un projet de loi visant à créer une nouvelle autorité administrative indépendante : l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), issue de la fusion entre l’ASN et l’IRSN. Ce projet sera examiné au Sénat le 31 janvier prochain en Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, et en séance publique le 7 février. Le Gouvernement vise une entrée en vigueur de la réforme, si elle est votée, au 1er janvier 2025.
La Sfen est convaincue que la solidité, l’efficacité et la crédibilité du système de contrôle de la sûreté nucléaire est une condition indispensable à l’emploi de cette énergie. En tant que société savante, elle n’a pas d’expertise sur les questions administratives ni sur les questions organisationnelles. Elle n’a pas pris parti lors du débat soulevé lors du premier projet du Gouvernement. Elle a néanmoins jugé important, en s’appuyant sur l’expertise de sa section sûreté (ST4), d’éclairer la discussion en précisant plusieurs principes clefs et lors de son audition à l’Opecst en juillet dernier.
Le nouveau projet s’appuie sur plusieurs travaux et consultations préparatoires
Un premier projet de réforme, décidé en Conseil de politique nucléaire (CPN) en février 2023 puis présenté sous forme de deux amendements au projet de loi sur l’accélération des procédures de constructions de nouvelles installations nucléaires, lors de son examen à l’Assemblée nationale, avait été rejeté au printemps par les parlementaires. Certains s’étaient opposés sur le fond. Beaucoup s’étaient opposés sur la forme, reprochant au Gouvernement de ne pas leur avoir permis, avant d’être appelés à se prononcer, de mener les consultations et les réflexions nécessaires.
Le nouveau projet s’appuie sur les travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et son rapport du 12 juillet dernier. Pour mémoire, l’Opecst avait été un des grands artisans de la création de l’IRSN (2001) puis de l’ASN (loi TSN 2006). Après une série d’auditions en mai/juin 2023, l’Office a recommandé, dans l’objectif de relever les défis liés au nouveau développement du nucléaire, de regrouper les moyens humains et financiers des deux organisations et aussi de les augmenter. Le conseil de politique nucléaire (CPN) du 19 juillet 2023 a confirmé la volonté du Gouvernement d’avancer dans le sens de la création « d’une grande autorité indépendante de la sûreté et de la radioprotection dont les moyens financiers et humains seraient renforcés ».
Alors que le projet du mois de février ne comprenait que deux amendements, le nouveau projet comprend désormais dix-huit articles et aborde en détail les aspects organisationnels, juridiques et sociaux de la réorganisation. À noter que certains articles n’abordent pas la réforme proprement dite, mais les missions et le positionnement du haut-commissaire à l’Énergie atomique (art 12) ainsi que l’adaptation des règles de commande publique aux projets nucléaires (art 16-17-18).
Le Gouvernement avait lancé au mois de novembre une série de consultations du Conseil d’État, du Conseil national pour la transition écologique, du Conseil d’orientation des conditions de travail, du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, et du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire.
Une réforme motivée par le contexte de relance du nucléaire
Le Gouvernement inscrit son projet de réforme parmi les mesures indispensables pour préparer tous les niveaux de l’État, comme l’ensemble de la filière, à mener les grands chantiers à venir. Parmi les mesures déjà prises, il cite la mise en place de la Délégation interministérielle au nouveau nucléaire (DINN) en novembre 2022, l’adoption en juin 2023 de la loi d’accélération des procédures administratives pour la construction de nouvelles installations nucléaires et le support apporté au plan de développement des compétences de la filière avec le Gifen. Il rappelle que la gouvernance actuelle a déjà fait l’objet de plusieurs évolutions dans l’histoire, avec la création de l’IRSN en 2001 (dont les missions ont été complétées en 2015) et celle de l’ASN en tant qu’autorité administrative indépendante par la loi de 2006, lesquelles répondaient aux enjeux de l’époque.
Le Président de l’ASN, lors de son audition du 7 novembre, a déclaré qu’il soutenait, à titre personnel, la réforme portée par le Gouvernement, afin de permettre au contrôle de la sûreté de faire face, dans les 20 ans qui viennent, à un « contexte hors normes » pour lequel « le système actuel n’a pas été conçu ». Il s’agit d’encadrer à la fois la poursuite de l’exploitation des réacteurs au-delà de 40 ans (voire au-delà de 60 ans), la construction de nouveaux réacteurs, la réalisation d’installations d’entreposage du combustible (à la Hague) et de stockage géologique (Cigéo) et potentiellement de nouvelles usines de fabrication et de retraitement du combustible. À cette charge s’ajoutera l’accompagnement de nouveaux acteurs qui engagent la conception de petits réacteurs innovants, dans le cadre du programme France 2030.
L’exposé des motifs précise les bénéfices organisationnels attendus de la réforme
Si l’ensemble des acteurs reconnait que la charge de travail à venir va mettre le système de contrôle sous tension, plusieurs parlementaires se sont inquiétés à l’idée de « changer quelque chose qui marche », en particulier un système reconnu pour son excellence en matière de contrôle. L’indépendance de l’autorité de contrôle est réaffirmée par le projet de loi. Le nouvel ensemble, y compris les services transférés de l’IRSN, lequel a aujourd’hui le statut d’Epic, sera couvert par le statut d’autorité administrative indépendante.
L’exposé des motifs de la loi précise aussi que l’évolution des organisations permettra de « répondre aux attentes en termes de délais et d’efficacité des processus d’expertise, d’instruction, d’autorisation et de contrôle ». Il ne s’agit pas de juxtaposer les organisations et interfaces actuelles, mais, au sein d’une organisation « resserrée », de :
- regrouper les compétences rares, afin d’éviter d’entretenir des doublons ou de disperser les expertises ;
- mieux aligner les priorités. Il est mentionné que l’actuel double niveau de pilotage des priorités, encadré par une convention négociée et mise à jour tous les cinq ans, et par un protocole annuel, « limite l’efficience et la réactivité du processus» ;
- renforcer la fluidité des processus d’instruction, grâce à un interlocuteur unique, à la fois pour les exploitants et la société civile, ainsi qu’à un meilleur partage des informations et des données au cours des différentes étapes.
L’article 11 du projet prévoit que l’ASN fasse part au Gouvernement et au Parlement de ses besoins en termes de ressources humaines d’ici le 1er juillet prochain en prévision de 2025, et aussi, de manière générale, pour les 5 années qui viennent.
La qualité des compétences et de l’expertise forme le socle de la pertinence du contrôle et de la confiance qu’il inspire. Le projet de loi dispose que l’ASNR pourra abriter l’ensemble des statuts en vigueur à l’ASN et à l’IRSN. Il prévoit la revalorisation des carrières et des rémunérations. En ce qui concerne la recherche, l’ASNR, autorité administrative, se verra conférer les attributs dont les Epic bénéficient : emplois de chercheurs, de thésards, de post doctorants ou de chercheurs étrangers ; habilitation à diriger des recherches ; montage de coopérations en particulier internationales ; capacité à passer des contrats de recherche, y compris avec l’industrie, etc.
Dissociation et de la transparence de l’expertise
Une récente tribune dans le journal Le Monde s’inquiète que le projet serait « contraire aux objectifs de sûreté et de maintien de la confiance » car il conduirait à mettre fin à « l’indépendance de l’expertise par rapport à la prise de décision en matière de sûreté nucléaire », indépendance actuellement assurée, outre l’existence de deux structures distinctes, par une disposition légale prescrivant la publicité des avis de l’IRSN.
La Sfen avait rappelé en février qu’il est inexact de penser qu’il y aurait une irréductible dualité entre l’expertise d’un côté, l’autorité de l’autre, la première vivant dans un espace exempt de contingences, celui de l’expertise pure, la seconde devant assumer les contraintes du réel. Cette vision masque l’indispensable dialogue et coopération entre les deux. L’analyse s’exerce dans un cadre donné, elle n’est jamais détachée de la décision à prendre, ni libérée du temps. Le contrôle est ainsi caractérisé, en France, depuis l’origine, par le dialogue permanent (au besoin la confrontation) entre autorité de sûreté et exploitant, entre appui technique et exploitant et entre autorité et appui technique.
La théorisation de la séparation de l’expertise et de la décision dans deux organismes différents ne figure d’ailleurs pas dans les textes et standards internationaux. Cette vision ne reflète pas non plus totalement la réalité des activités. L’ASN prend environ 2 000 décisions par an et demande à l’IRSN de l’ordre de 350 avis. En fonction des enjeux, les décisions peuvent nécessiter ou pas une expertise, ou bien s’appuyer sur une expertise antérieure. Outre ses compétences réglementaires et procédurales, l’ASN dispose de compétences d’instruction technique et même d’expertise propre, parfois très pointues comme en matière d’équipements sous pression. Elle mène une part du dialogue technique. Elle peut aussi faire appel à d’autres experts que l’IRSN.
Les décisions relèvent soit de la direction générale, soit du collège des commissaires. Aujourd’hui, une quarantaine de dossiers par an, les dossiers à forts enjeux, font l’objet d’un examen et d’une délibération du collège des commissaires. Le projet de loi prévoit des principes de séparation entre les processus d’instruction et d’expertise par les services et de décision par le collège. L’autorité pourra les compléter « de manière proportionnée » en ce qui concerne ses autres processus décisionnels, qui présentent moins d’enjeux ou qui s’appuient sur une expertise technique plus réduite.
Résoudre des enjeux stratégiques
Les débats sur la dissociation entre expertise et décision ont fait apparaître ces derniers mois que la ligne de séparation se situe entre, d’une part, l’instruction, l’expertise et le dialogue technique, et, d’autre part, la décision. En définitive, il se peut que le projet de créer l’ASNR soit la lointaine conséquence de l’instauration, en 2006 par la loi TSN, d’un collège des commissaires. Les réflexions et débats de ces derniers mois parachèveraient ainsi le mouvement engagé il y a une vingtaine d’années. Tout en opérant aussi un certain retour aux sources, lorsque le SCSIN, ancêtre de l’ASN, se définissait comme magistrature technique et partageait, à Fontenay-aux-Roses, les mêmes bâtiments que l’IPSN, ancêtre de l’IRSN.
Les organisations ne résolvent pas en elles-mêmes les questions auxquelles tout organisme technique en croissance, quel qu’il soit, fait régulièrement face. Cependant, la réforme, en rapprochant les deux « maisons » qui partagent la même mission de sûreté nucléaire, une longue histoire commune et une culture avant tout technique pourrait être l’occasion d’aider à résoudre des questions stratégiques. On pense ainsi à la complexification, au risque de perte de sens face à la procéduralisation, à l’empilement des textes et des exigences, à la hiérarchisation des enjeux et la priorisation des travaux, à la transmission du savoir et de la culture, au le développement et le pilotage de l’expertise, etc.
Transparence des décisions
Concernant la publication des avis, le Président de l’ASN a répondu en audition que la France mettait déjà en œuvre « une transparence plus riche que ce qui existe à l’étranger », et qu’il n’y avait selon lui « aucune raison que le volume soit réduit dans une organisation resserrée ». Le projet de loi prévoit que ce soit le règlement intérieur de la future autorité qui précise la nature et les modalités de publication des avis techniques en fonction « de la nature des dossiers et décisions traitées par l’ASNR, la nature des documents rendus publics et le cadencement temporel de ces publications ». Ce recours au règlement intérieur a fait l’objet de critiques d‘associations lors de l’avis du HCTISN du 3 décembre 2023. Le Gouvernement estime que la loi ne peut rentrer dans un niveau de détail trop important, d’une part afin de respecter l’exigence constitutionnelle de ce qui relève du domaine de la loi, c’est-à-dire des principes orientant les politiques publiques sans rentrer dans le détail de leur exécution, d’autre part, afin de ne pas préempter, à ce stade des travaux de l’ASN et de l’IRSN, leurs propositions concrètes d’organisation de la future structure.
Il s’agit de pouvoir faire la différence entre les décisions qui présentent le plus d’enjeux et font l’objet de consultation du public, les dossiers techniques de longue durée avec des points réguliers sur l’avancement des connaissances et à l’autre extrémité du spectre, les décisions courantes, par exemple sur des modifications ponctuelles de règles d’exploitation
La Sfen estime que la transparence, qui est garante de l’indépendance, pourra gagner en lisibilité en ce qu’un unique chef d’orchestre l’organisera. Il en est de même du « dialogue avec la société civile ». Société savante, la Sfen souhaite qu’au-delà de la communication de ses décisions et de leurs motivations techniques, l’ASNR poursuive la publication de documents d’information technique sur la sûreté ainsi que d’ouvrages de référence comme le fait l’IRSN depuis des années. ■