“Il ne faut pas oublier que 1,6 milliards de personnes n’ont pas encore accès à l’énergie”, Maïté Jaureguy-Naudin - Sfen

“Il ne faut pas oublier que 1,6 milliards de personnes n’ont pas encore accès à l’énergie”, Maïté Jaureguy-Naudin

Publié le 20 mars 2012 - Mis à jour le 28 septembre 2021

Parce que la curiosité est un excellent défaut, la SFEN Jeune Génération a décidé de s’intéresser aux aspects internationaux de la politique énergétique. Guillaume Meyer, a pour cela eu l’opportunité d’interviewer Maïté Jaureguy-Naudin de l’IFRI.  

SFEN Jeune Génération : pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours professionnel ?

 

Maïté Jaureguy-Naudin : j’ai rejoint le Centre Français sur les États-Unis (CFE/IFRI) de l’IFRI en qualité de Visiting Fellow le 1er Septembre 2004. J’étais alors détachée du Center for Strategic and International Studies (CSIS) basé à Washington DC, où j’étais plus particulièrement en charge des questions spatiales au sein du  » Homeland Security Program « . J’ai auparavant été chercheur à l’Office National d’Etudes et de Recherches Aérospatiales, puis au Centre d’Etudes et de Recherches d’EDF avant de rejoindre Thalès. Je suis titulaire d’un Doctorat ès Sciences à l’Ecole Nationale Supérieure de l’Aéronautique et de l’Espace.

Depuis octobre 2006 jusqu’à octobre 2011, j’ai assuré les fonctions de chercheur, et coordinatrice du projet Gouvernance Européenne et Géopolitique de l’Energie au sein du programme Energie de l’Ifri (Institut Français des Relations Internationales). Je suis maintenant Directrice du Centre de l’Energie à l’IFRI.  

Pouvez-vous nous présenter l’IFRI ? Quel est votre domaine de recherche ?

M J-N : L’IFRI est un organisme indépendant de toute tutelle. Il regroupe une trentaine de chercheurs français et étrangers permanents et un réseau de chercheurs associés. Ses ressources sont diversifiées et de l’ordre de 6 millions d’euros par an, dont environ 70% d’origine privée. Nous avons 80 entreprises partenaires, 15 programmes de recherche, et l’IFRI, chaque année, organise plus de 200 conférences et débats à Paris, à Bruxelles, ou dans d’autres capitales mondiales. Nous y accueillons chaque année plus de 10 000 participants. Nous publions également plus de 100 notes et études, en français, an anglais, en allemand ou en russe sur les sujets les plus divers.  

Quelle est votre analyse de nos besoins énergétiques aujourd’hui en France ? dans 10 ans ? dans 30 ans ?

M J-N : Les besoins en énergie, et plus particulièrement en électricité, continueront à croitre dans les prochaines années. Si des économies d’énergie sont bien évidemment souhaitables et indispensables, la tendance montre que les nouveaux usages de l’électricité vont connaitre une forte croissance avec notamment le développement des TIC (Technologies de l’information et de la communication) et de nouveaux usages, par exemple le véhicule électrique. A court terme, le pétrole restera l’énergie largement majoritaire dans le transport. Pour limiter la croissance de la demande, des moyens devront être mis en œuvre pour améliorer l’efficacité énergétique. Si les solutions techniques existent, ce sont en revanche les mécanismes politiques qui font défaut, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde.

En effet ; aucun mécanisme innovant favorisant l’investissement dans l’efficacité énergétique n’est réellement mis en place. Il n’existe pour le moment qu’une incitation fiscale qui n’est pas forcément adaptée aux spécificités du marché. Les acteurs ne savent pas où sont les sources d’économie les plus efficaces. Il faudra donc trouver des solutions adaptées à chacun, que ce soit pour les industriels ou pour les ménages. Pour les industriels, les cours de l’énergie – à la hausse – devraient les inciter à investir dans l’amélioration des procédés énergétiques pour gagner en compétitivité. Pour les ménages, il parait difficile d’envisager, pour des raisons politiques et sociales, une forte augmentation des prix de l’énergie. Il faut donc jouer sur d’autres facteurs. Pour prendre un exemple concret, celui du logement : comment inciter un ménage à mener les travaux nécessaires dans son logement ? La réponse ne sera pas la même s’il est locataire ou propriétaire, s’il est amené à déménager, car derrière se pose la question du qui paye et comment rentabiliser l’investissement… Il faudra dans le même temps éviter les effets d’aubaine. L’efficacité énergétique a un coût économique qui peut être diffus et qu’il faudra répartir entre tous les acteurs.

Il y a un optimum à trouver. Mais en tout état de cause ; il faut une prise de conscience collective et un changement des comportements car nos besoins énergétiques ne semblent pas marquer le pas.  

Et dans le monde ?

M J-N : Il ne faut pas oublier que 1,6 milliards de personnes n’ont pas encore accès à l’énergie. Il faudra arriver à répondre à ce besoin qui est pour ces populations absolument vital. Le fait que l’Inde et la Chine connaissent une croissance énergétique est une bonne chose pour les populations mais cela nous oblige à réfléchir autrement. Le modèle occidental n’est pas soutenable pour notre environnement s’il est appliqué à l’ensemble de la population mondiale. Le Groupement intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) pense en qu’il est possible de concilier réduction des émissions de CO2, et abandon du nucléaire. Selon cet organisme, 77 % des besoins énergétiques mondiaux pourront être couverts par des énergies renouvelables d’ici à 2050. L’association Negawatt estime qu’il est également possible de sortir du nucléaire tout en divisant par 2 les émissions de CO2 d’ici à 2030.  

Partagez-vous leur analyse ?

M J-N : Il est très important, quand on élabore un scénario, de considérer l’horizon de temps et l’investissement nécessaire. Avec beaucoup de temps et plus encore d’argent, tout est possible ! Malheureusement, la réalité économique et politique nous oblige à plus de pondération si nous voulons aborder le virage énergétique dans lequel beaucoup de pays européens veulent se lancer. Il ne faut pas oublier que le coût de tels scénarios sera au final supporté par les citoyens. Pour le Centre Energie de l’IFRI, la priorité reste la lutte contre le changement climatique et la maîtrise des coûts ; l’accident de Fukushima ne change rien à cela. Pour y arriver, nous avons besoin de toutes les énergies, nucléaire compris. Bien sûr, il faut prendre la mesure du risque, s’en prémunir dans la mesure du possible et tirer les leçons de cette catastrophe pour améliorer encore la sureté des installations nucléaires. Pour revenir à l’accident de Fukushima, il est intéressant de remarquer qu’avant Fukushima, il était de plus en plus accepté qu’il fallait recourir à la fois au nucléaire et aux énergies renouvelables pour lutter contre le changement climatique, et ce même en Allemagne.

Après Fukushima, on a retrouvé ce clivage énergies renouvelables versus nucléaire. Il faut un débat rationnel sur l’énergie en général et éviter les batailles idéologiques. Les médias ne jouent pas leur rôle car ils surfent sur les idées préconçues, à la fois sur le nucléaire et sur les renouvelables. L’accident de Fukushima aurait pu être l’occasion de lancer un débat plus technique et intéressant à mon sens, ca n’est visiblement pas toujours le cas.  

Mais l’Allemagne a bien décidé de se lancer dans les EnR. Pourquoi pas la France ?

M J-N : Les Etats sont souverains de leurs décisions, et cela est vrai aussi en matière de politique énergétique. La décision de l’Allemagne va entraîner des surcoûts dans la production d’électricité. De nouvelles installations, éoliennes, solaires mais aussi charbon et gaz seront en effet à construire. Sans oublier les systèmes de distribution que sont les lignes électriques. Du fait de l’ouverture des marchés, l’Allemagne pourra toutefois se fournir auprès des autres producteurs européens. Mais, le prix de l’électricité étant déterminé par le marché, ce prix va mécaniquement s’élever du fait de la hausse de la demande résultant de la décision allemande. Et cette hausse nous affectera tous, y compris les consommateurs français. De ce fait, les surcouts liés à la décision allemande seront mutualisés, c’est-à-dire payés en partie par ses voisins, vous comme moi.

Il y a également quelques contraintes techniques. En 2020-2025, l’Allemagne devrait avoir un fort parc de renouvelables. Cette production étant intermittente – et donc perdue si elle n’est pas consommée à l’instant – elle aura la priorité sur toutes les autres sources d’énergie. Les autres sources de production, y compris nucléaire, devront s’adapter et palier à la forte volatilité des renouvelables. Une coordination est absolument nécessaire sur ces sujets. Sans avoir donné explicitement leur accord, ce sont donc les pays européens qui supportent en pratique les conséquences de la décision allemande.  

Cette coordination à l’échelle européenne semble mal engagée…

M J-N : La transition énergétique dans laquelle elle s’est engagée n’est possible que grâce aux pays voisins qui maintiennent la stabilité du réseau nord-européen. Avec le fort développement de l’éolien en Allemagne et du solaire en Espagne, la France nucléarisée risque d’être pointée du doigt. Et pourtant à moyen terme la stabilité et la puissance des centrales nucléaires françaises sont absolument nécessaire à l’échelle européenne pour assurer la viabilité du réseau. A long terme, c’est plus incertain si des corridors nécessaires au transport des énergies vertes en Europe sont construits.

Dans ce cas, la forte pénétration d’ENR ayant priorité d’accès au réseau menacerait la rentabilité de nouvelles centrales nucléaires. C’est moins vrai pour des centrales déjà amorties. Il serait alors facile de reprocher à la France son parc « tout nucléaire » alors que des exemples voisins prouveront qu’il est matériellement possible de sortir du nucléaire. Il sera difficile de mettre en commun les contraintes de tous les pays pour développer un réseau électrique robuste. Il n’existera jamais de « RTE européen ». Je tiens cependant à préciser qu’il existe des réseaux de communication et coopération entre les producteurs tels que Coreso ou ENTSO-E dont l’objectif est d’éviter les blackouts à l’échelle européenne.

Rappelons que l’Allemagne et une partie de l’Europe avait eu à affronter un black-out particulièrement important le 4 novembre 2006. Près de 15 millions de personnes avaient été touchées. Les 8000MW de capacité électrique qu’a retirés l’Allemagne auraient pu provoquer des ruptures d’approvisionnement électrique si l’hiver s’était montré particulièrement froid à l’échelle européenne. Il y a eu des périodes de tension, mais heureusement les gestionnaires de réseau ont fait du très bon travail !Mais l’hiver 2011-2012 ne présage en rien des températures des hivers à venir…  

Les emplois du nucléaire peuvent-ils être demain remplacés en France ou en Allemagne par des emplois dits « verts », dans le domaine de l’éolien ou du solaire ?

M J-N : Il n’existe pas vraiment de définition des « emplois verts ». Cependant, on peut d’ores et déjà dire que les EnR demandent peu de maintenance et ne créent que peu d’emploi en phase de construction. Ces emplois sont par ailleurs des emplois généralement peu qualifiés, donc peu rémunérés et à valeur ajoutée relativement réduite. Une forte proportion des éoliennes ou des panneaux solaires est par ailleurs importée posant la question de la pérennité de ces emplois.

Vestas, numéro un mondial de l’éolien, délocalise en Chine et supprime des emplois au Danemark. A contrario, le nucléaire présente des emplois à forte valeur ajoutée. Remarquons également que la France est numéro 1 du nucléaire dans le monde. Ce serait dommage de perdre cet avantage compétitif certain. Cela ne l’empêche pas de se positionner sur de nouveaux secteurs comme l’éolien off-shore qui ouvre de belles perspectives à l’exportation pour des sociétés comme Areva ou Alstom ou dans le secteur de l’efficacité énergétique.

En effet,l’efficacité énergétique serait un excellent réservoir d’emplois qu’il conviendrait d’exploiter.  

Quel serait selon vous le mix énergétique idéal afin de concilier au mieux avec les intérêts écologiques ?

M J-N : Il n’existe pas de mix énergétique idéal. Il faut développer son mix énergétique en adéquation avec les spécificités de son territoire, assumer ses choix historiques et aussi en fonction du coût. Il parait plus logique par exemple que l’Allemagne investisse dans l’éolien offshore plutôt que dans le solaire. Mais, il faudra d’abord renforcer le réseau avant de pouvoir développer les EnR car le réseau est déjà saturé et ne pourra pas supporter plus d’EnR sans investissement. Ces investissements seront dans tous les cas très importants, quelque soit le mix énergétique retenu.  

A l’échelle française, quels seront les grands enjeux énergétiques de la présidentielle de 2012 ? Quels changements pourraient en découler pour le nucléaire français ?

M J-N : On entend beaucoup parler de baisser la part du nucléaire. On peut en effet envisager de diminuer cette part pour se laisser d’autres opportunités dans les autres filières, notamment les EnR. D’autant que cela permettrait de développer de nouvelles opportunités industrielles. Mais on peut également imaginer une France exportatrice d’énergie et d’électricité grâce à sa production d’électricité nucléaire. Cela ne pourra se faire que si les états membres acceptaient de discuter les spécificités de chaque pays à l’échelle européenne. Il faut bien évidemment éviter de prendre des décisions trop rapides sur ce sujet. Il faut de la concertation, réunir tous les acteurs et décider en toute rationalité.

Par Guillaume Meyer