Les enjeux de la mémoire industrielle pour l’industrie nucléaire
Le 23 novembre 2018, le Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (CERDACC) organisait en Alsace, sur le site de l’IUT de Colmar, la première édition des « entretiens du Grillenbreit » sous la direction scientifique de Marie-Béatrice Lahorgue, docteur en droit et maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace.
Des panels d’experts ont pu tout au long de la journée réfléchir et débattre sur le thème de « La mémoire industrielle, facteur de prévention du risque : le cas du démantèlement ». L’une des tables rondes portait spécifiquement sur le nucléaire.
Parce que les installations de stockage des déchets radioactifs sont amenées à perdurer, l’Andra est au premier rang dans la réflexion liant activité nucléaire et mémoire. Jean-Noël Dumont explique que la mémoire sert trois objectifs : « maintenir l’intégrité physique du site et la protection des populations en facilitant les interventions, en permettant de réévaluer la sûreté, en évitant les intrusions par inadvertance. Ensuite, donner la possibilité aux générations futures de modifier l’installation en leur fournissant toute la connaissance disponible et utile. Enfin, permettre à l’installation de faire partie intégrante d’un patrimoine culturel ». En revanche, préciset-il, la mémoire, pour l’Andra, « ne sert pas à isoler les déchets de l’homme et de l’environnement et à assurer la sûreté ; c’est le rôle des matériaux, de la science et de la géologie ». Pour assurer cette transmission aussi loin que possible, l’Andra mobilise des experts en histoire et en sémiotique, la science des signes et des symboles.
Pour EDF, l’enjeu de la mémoire répond d’abord à un enjeu industriel, celui de l’exploitation puis du démantèlement des réacteurs nucléaires. Au début des années 1990, lors de l’arrêt des premières centrales, tant EDF que les autorités publiques retenaient l’approche du démantèlement différé, conforme aux pratiques internationales de l’époque. Elle permettait de diminuer la radioactivité de l’installation et donc de faciliter son démantèlement. En 2001, pourtant, EDF a proposé de changer d’approche. La nouvelle méthode, inscrite dans la loi et promue par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), impose désormais que le démantèlement soit réalisé dans un temps « aussi court que possible », explique Gilles Giron. En effet, « pour qu’un démantèlement soit réussi, les compétences sont le critère déterminant. D’où l’intérêt d’un démantèlement immédiat qui garantit le maintien des compétences et la transmission de la mémoire en interne. »
Dans tous les cas, depuis le début, EDF garde un historique de l’exploitation et l’inventaire radiologique associé. Cette mémoire permet de faciliter les travaux de démantèlement, notamment au regard des évolutions liées à l’installation. La distinction se ferait donc entre transmission d’homme à homme ou de document à homme. Cette stratégie du démantèlement rapide est déjà à l’oeuvre, puisque l’électricien démantèle actuellement 9 réacteurs de 4 technologies différentes. L’enjeu est important.
Elvire Charre, directrice adjointe de la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin), vit cet enjeu dans son installation, appelée à cesser sa production d’électricité à partir du printemps 2020. « Nos salariés passent une partie de leur quotidien à tracer leurs activités. Tout ce qui n’est pas enregistré n’existe pas », explique-telle. « C’est ancré dans nos gènes d’exploitant nucléaire ». Elvire Charre rappelle ainsi que la mémoire est avant tout portée par les hommes et les femmes qui travaillent sur la centrale. Des volumes de formation très importants, de l’ordre de 800 heures par an par salarié, sont consacrés à la transmission de ce savoir, qui peut prendre la forme d’un compagnonnage. Cette transmission humaine n’exclut pas le recours aux supports matériels. « L’information est conservée avec des technologies éprouvées : des microfilms, dont la robustesse a fait ses preuves depuis des décennies. »
Pour Benoit Gall, les enjeux ont été similaires à ceux d’EDF. Ce professeur a travaillé dans l’INB 44, un réacteur universitaire de recherche de 100 kW construit en 1965 à Strasbourg, avec des moyens limités qui ne l’ont pas empêché de conduire un travail de recueil et de stockage des informations « enregistrées sous format papier et en dématérialisé, en format PDF ». La capacité de lecture de ce format semblait plus pérenne. Le tout est archivé aux archives départementales.Une mémoire précieuse alors que l’INB 44 a été non seulement complètement démantelée, mais qu’un nouveau bâtiment sortira bientôt de terre.
Cette exigence commune de mémoire est rappelée par Lydie Evrard, de l’ASN : « Il existe un seul cadre législatif et réglementaire qui s’applique à tous. Toutefois, l’Autorité a des exigences proportionnées aux enjeux de l’installation ».
Crédit Photos : Clotilde Verdenal©L’oeilCréatif