Quand le digital transforme le nucléaire
L’intégration progressive des nouvelles technologies modifie les modes de production et de consommation d’énergie. On parle désormais de plus en plus de « compteurs communicants » et de réseaux intelligents (« smart grids »), prémices d’un nouveau système électrique.
Avec du retard, les utilities ont compris qu’il ne leur était pas permis de passer à côté de cette révolution numérique. Dans le nucléaire, où la quantité de données à gérer et à analyser est colossale, le digital se déploie pour gagner en compétitivité dans la gestion de projet et l’exploitation des centrales. Aller vers davantage de digitalisation n’est cependant pas neutre en matière de sûreté.
L’évolution des usages
Dans la majorité des cas, les entreprises en appellent aux technologies digitales pour améliorer leur chaîne de production « sans voir que le plus gros impact viendra d’abord des nouveaux usages qui seront rendus possible par l’utilisation de ces nouvelles technologies » relève Stéphane Aubarbier chargé du pôle Energy & Infrastructure chez Assystem. L’intégration de ces nouveaux usages est un défi surtout pour les infrastructures élaborées il y a plusieurs années – comme les centrales nucléaires – qui n’étaient pas au départ conçues pour ces usages.
L’essor des nouvelles technologies réoriente également les dépenses d’investissement. La SNCF investit chaque année 7 milliards d’euros pour le développement et la rénovation de son réseau ferré. « En 2012, 70 % de ce budget était consacré aux infrastructures et 30 % au digital (système d’information voyageurs, régulation trafic, etc.). En 2018, la SNCF prévoit que pour une même enveloppe, le profil de dépenses se sera complètement inversé : 70 % de l’investissement dans le domaine des technologies et 30 % dans le génie civil mécanique » indique M. Aubarbier.
Dans les industries à cycle court comme l’automobile, le digital est un levier permettant de réduire de « 50 % en moyenne » le temps nécessaire à l’introduction de nouveaux produits sur un marché et un outil permettant de réduire les coûts de production, « de l’ordre de 30 % ». « Dans le monde de l’infrastructure, les temps sont plus longs. Mais, il est possible d’atteindre les mêmes niveaux de performances » imagine M. Aubarbier.
La gestion des données
Pour se développer dans l’industrie nucléaire, la digitalisation doit prendre en compte deux caractéristiques propres au secteur : le poids de l’ingénierie dans le coût d’un projet et la quantité d’informations à organiser (réglementation, retour d’expérience, etc.).
Comparée aux autres projets d’infrastructure, l’ingénierie représente en effet un poids relativement fort dans un projet nucléaire. M. Aubarbier l’estime « entre 20 et 30 % » du montant total de l’investissement (CAPEX).
Pour améliorer la compétitivité de ses projets, l’industrie nucléaire a besoin de l’effet de série. « Pour y parvenir, il faut être capable de récupérer beaucoup d’éléments d’autres projets » précise M. Aubarbier et donc savoir organiser des téraoctets de données. Ces informations sont de natures différentes et viennent d’un peu partout.
« Dans le nucléaire, vous pouvez sans le savoir refaire quatre ou cinq fois la même donnée technique sur toute la vie du projet jusqu’à la fin de l’exploitation » remarque M. Aubarbier. « Sur certains chantiers, il peut y avoir dix niveaux de sous-traitance, la probabilité que la bonne information arrive au bon moment, dans la bonne configuration, à la bonne personne est relativement faible. ». Ces dysfonctionnement dans la circulation de l’information entre le donneur d’ordre et la supply chain font « déraper » le calendrier et sont la principale source de l’augmentation du coût d’un projet.
L’objectif du digital est donc d’avoir une continuité de l’information sur l’intégralité de la chaîne de production. Des outils doivent donc être mis en place en amont du projet. Sur le chantier d’Iter, Assystem, maître d’œuvre pour la conception, la construction et la supervision de l’ensemble des bâtiments du site et à la tête du consortium Engage, a élaboré un outil permettant de faire travailler les entreprises du consortium (réparties dans trois pays) et 400 collaborateurs « en moins de deux mois ». Résultat, « 15 % d’économie » sur le design par rapport aux projets de référence au CEA.
L’impact de la digitalisation sur la sûreté
Dans le nucléaire, où la sûreté est prioritaire, le digital peut être un atout lorsqu’il s’agit de démontrer la sûreté à chaque étape du projet. Il permet de « garder une trace des différentes étapes » et « s’assurer que l’on répond aux exigences du départ ». Ce n’est pas si simple, car en matière de sûreté les données « évoluent sans cesse » sous l’effet des retours d’expérience et des nouvelles attentes de l’opinion publique comme la recherche du « risque zéro ».
L’exploitation d’une centrale nucléaire court sur plusieurs décennies. Les nouvelles technologies s’intègrent donc au gré de l’exploitation. Le contrôle-commande auparavant analogique se numérise de plus en plus faisant place à des situations hybrides, ce qui « génère des difficultés dans la démonstration de la sûreté des systèmes » relève Stéphane Aubarbier.
Par ailleurs, l’intégration de technologies numériques aux durées de vie « très courtes » impose une gestion de l’obsolescence « beaucoup plus puissante qu’auparavant ». Pour M. Aubardier, « cet enjeu aura des impacts dans les prochaines années ».
Salle de commande : préparation des essais de la station de pompage en salle de commande – Photo copyright : EDF