« La croissance verte n’existe pas » Jean-Marc Jancovici
A l’occasion de la publication de son ouvrage Dormez tranquilles jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie, RGN a rencontré Jean-Marc Jancovici. Connu pour son franc-parler, le fondateur du cabinet de conseil Carbone 4 et du think tank The Shift Project livre son analyse de l’état du monde.
Pour lui, l’humanité doit faire le deuil d’une croissance perpétuelle néfaste pour la planète, mais doit avant cela sortir des énergies fossiles pour éviter le chaos climatique. Dans ce contexte, cet écologiste proche de Nicolas Hulot est convaincu que le nucléaire est une composante indispensable de notre avenir. Mais il s’oppose catégoriquement à l’idée d’une énergie illimitée comme la fusion, « une catastrophe pour la planète ». Au passage, il égratigne l’image idyllique d’un mix 100 % renouvelables et dénonce l’irresponsabilité des politiques dans leur gestion de la filière nucléaire. Rencontre.
Votre livre Dormez tranquilles jusqu’en 2100 est paru quelques semaines avant la COP21, que retenez-vous de ce sommet ?
Jean-Marc Jancovici : La COP21 peut se résumer en une phrase : « Victoire, tout reste à faire ». Victoire, car il s’agit d’un incontestable succès diplomatique. Par ailleurs, la création d’un processus itératif base sur des INDC permet de ne pas créer de sensation d’échec parce qu’un objectif précis n’a pas été atteint à une date précise. Sur le long terme, cela permettra de maintenir une forme de feu sacre dans le discours médiatique, ce qui est essentiel.
Par contre, si on fait la somme de toutes les contributions, les émissions sont parties pour augmenter : on passe de 50 à 60 milliards de tonnes de CO2 d’ici à 2030. Or, si on veut avoir une chance de rester sous la barre des 2 °C en 2100, les émissions de CO2 doivent être divisées par trois d’ici à 2050, soit une diminution de 3 % par an… La seconde faiblesse est que l’ONU n’a pas de levier d’action opérationnel : toutes les mesures qui ont un impact sur les émissions dépendent des Etats, des organisations comme l’Europe, des multinationales et des organisations professionnelles.
Finalement, la COP21, comme Kyoto, ne changera rien ?
JMJ : Mon pari est que ce qui se passera par la suite est indépendant des engagements qui ont été pris. Dans mon ouvrage, j’ai réalisé un fact checking sur Kyoto : j’ai regardé comment avait évolué le contenu en CO2 par dollar de PIB des pays qui étaient à la table des négociations, selon qu’ils avaient ratifié ou non le protocole. Le résultat est que la trajectoire de décarbonation de l’économie est indépendante de la ratification ou non de Kyoto.
La thèse centrale de votre ouvrage est que l’énergie structure toute l’économie, ce qui est loin de faire l’unanimité chez les économistes…
JMJ : Quand on parle d’économie, on parle de la production mesurée par le PIB. Le PIB représente la valeur monétaire de tout ce que l’on produit dans l’année.
L’économie démarre avec de l’extraction de ressources naturelles de l’environnement : c’est parce qu’il existe du minerai de fer qu’on peut faire des fourchettes.
Par convention, ces ressources sont toutes gratuites. Ce que l’on paie quand on achète quelque chose, ce sont les revenus humains qui vont des ressources naturelles à l’objet transformé. Quand on transforme, les gens travaillent. D’autres personnes ne travaillent pas, mais détiennent quelque chose qui intéresse d’autres personnes, elles vont aussi être payées. Ici, il s’agit des deux principales composantes des revenus humains : les salaires et les rentes.
La production de l’année est donc égale à ces deux revenus. Si mon PIB est la somme de ce que j’ai produit dans l’année, c’est aussi la somme de ce que les hommes ont gagné pour transformer les ressources naturelles.
La valeur entre avant et après la transformation s’appelle la valeur ajoutée. C’est là qu’intervient l’Energie. L’énergie quantifie le degré de transformation d’un système. Plus un système se transforme, plus l’énergie impliquée dans cette transformation est grande. Et inversement : plus il y a d’énergie mobilisable, plus la capacité de transformation est importante.
La production a toujours été limitée par le plus important de ses facteurs limitants. Il y a deux siècles, ce facteur était le travail humain disponible et le capital humain accumule disponible. A l’époque des moulins, ce qui limitait la quantité de grains que je pouvais faire pousser et moudre était la quantité d’hommes qui pouvait planter et récolter le grain, ainsi que la quantité de moulins dont je disposais. Quand arrive la révolution industrielle, les hommes ont été remplacés par des machines. Aujourd’hui, la capacité de transformation des machines est 500 fois supérieure à celle des muscles des hommes, et c’est cela qui a permis de porter la production aux niveaux actuels. Désormais, le premier facteur limitant à la transformation n’est plus l’homme mais l’énergie disponible pour faire fonctionner les machines. Dès lors, toute diminution de l’énergie disponible entraine une diminution de la quantité de machines qui peuvent travailler et, puisque les emplois sont devenus dépendants des machines, l’emploi diminue.
Pourtant, on ne manque pas d’énergie…
JMJ : Si, mais on ne s’en rend pas compte parce qu’il n’y a pas de lien entre le prix et la quantité d’énergie disponible. L’idée selon laquelle la baisse de l’approvisionnement énergétique entraine une augmentation des prix est vraie à court terme, mais fausse à moyen-long terme.
Pour le pétrole, à chaque fois que la production s’est mise à croître moins vite, il y a eu un choc qui a duré quelques années et après le prix a évolué comme il a voulu. Aujourd’hui, l’OCDE est en décrue pétrolière subie en volume, et au-delà d’un choc sur quelques années il n’y a plus d’élasticité prix/volume.
Le retour de la croissance est-il possible dans les pays de l’OCDE ?
JMJ : Depuis 2007, les pays de l’OCDE sont tous passés par un maximum en approvisionnement énergétique. En 2005, la production mondiale de pétrole s’est arrêtée de croitre dans le monde. Comme le pétrole est la première énergie consommée dans les pays de l’OCDE, et que ces pays ont dû partager l’approvisionnement en pétrole avec les consommateurs domestiques des pays producteurs et avec les émergents, les pays de l’OCDE ont vu leur approvisionnement baisser. Cela a affecté la production industrielle et les emplois.
Sauf aux États-Unis…
JMJ : Aux Etats-Unis, la production est transitoirement repartie à la hausse avec l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste, mais le reste du secteur manufacturier n’est pas revenu à son niveau de 2007. En ce moment, les hydrocarbures de schiste sont en train de décroitre à cause des prix bas. Actuellement, le monde occidental se trouve dans une tenaille où il y a de moins en moins d’énergie disponible pour faire face à de plus en plus d’emmerdements !
La « croissance verte » est-elle réaliste ?
JMJ : En général, dans la bouche de ses promoteurs, la croissance verte c’est « je suis capable de faire croître indéfiniment le PIB en faisant diminuer au même moment la totalité des inconvénients qui m’enquiquinent ». Avec ce cahier des charges, ça ne marche pas pour une raison de physique : quand on a de la croissance, cela veut dire que les flux de transformation augmentent. S’ils augmentent, cela veut dire que les sous-produits indésirables de toute nature liés à cette transformation – que l’on appelle la pollution – augmentent aussi.
La solution serait peut-être dans l’avènement d’une énergie illimitée comme la fusion nucléaire ?
JMJ : Une énergie illimitée serait une catastrophe ! Cela voudrait dire que nous deviendrions tous Superman. Au moindre conflit, la Terre sombrerait dans un combat de titans !
La croissance perpétuelle n’est pas souhaitable ni soutenable pour l’environnement. Le défi est bien de s’accommoder d’une énergie limitée. Dans le monde moderne, on a un problème fondamental de rapport à la limite. Toute limite est perçue comme une injustice.
Peut-on imaginer une économie débarrassée des énergies fossiles ?
JMJ : Oui, cela a été le cas pendant des millénaires. Tant qu’on était sans énergie fossile, le PIB d’un pays était proportionnel à sa population. Les énergies fossiles ont amené une énergie permettant d’alimenter des machines avec une simplicité d’utilisation à nulle autre pareille, et en particulier la reine des énergies fossiles : le pétrole.
Quand on est passé des énergies renouvelables – qui étaient celles que l’on utilisait historiquement : le vent pour faire avancer les bateaux et faire tourner les moulins – aux énergies fossiles, l’humanité a connu l’explosion de la sphère industrielle.
Les renouvelables sont-elles une alternative crédible ?
JMJ : Elles sont une alternative parfaitement crédible si on ne souhaite pas conserver le niveau de consommation actuel. Si la population accepte de vivre dans un logement 4 fois plus petit, pas toujours chauffé, et de ne plus avoir de voiture : il n’y a aucun problème, 100 % renouvelables c’est possible. Mais, si on souhaite conserver quelque chose de proche du niveau de consommation actuel et, en plus de cela, se débarrasser des énergies fossiles, le nucléaire arrive immanquablement dans le débat.
Ce que vous dîtes, c’est que le nucléaire entretient un système de consommation insoutenable pour la planète ?
JMJ : Aujourd’hui, la question que le nucléaire entretienne ad vitam aeternam une civilisation de l’excès ne se pose pas. Aujourd’hui, l’urgence est plutôt de mettre le nucléaire à toute vapeur pour remplacer les 1 800 GW de centrales à charbon qu’on a dans le monde. Il faut en effet diviser par trois les émissions de CO2 pour éviter un réchauffement climatique qui pourrait mettre la planète à feu et à sang, et cela passe par la suppression de la totalité des centrales à charbon dans les 35 ans qui viennent. Sans nucléaire, il n’y a aucune chance d’y arriver. Une fois qu’on aura fait ça, on se posera la question de l’après.
Certes, le nucléaire entretient un système de consommation plus fort que dans un monde « tout renouvelable ». Cependant, entre le niveau de consommation actuel, qui n’est pas soutenable, et quelque chose qui est au-dessus de ce qu’avait un paysan il y a deux siècles, il y a un équilibre à trouver.
Un système 100 % renouvelables n’est pas réaliste ?
JMJ : Si on veut remplacer le système français par des éoliennes avec des barrages (NDLR : pour stocker l’électricité), il faut construire quelques milliers de barrages de Sivens, multiplier par un facteur 3 la puissance de pointe que le réseau peut encaisser et multiplier par 10 à 20 les capitaux qu’on doit injecter dans le système pour produire la même quantité d’électricité. Dit autrement, là où le cout de reconstruction à neuf du système électrique français coûte 300 à 400 milliards d’euros, avec un système éolien plus le stockage cela coûtera entre 3 000 et 6 000 milliards d’euros, soit 1,5 à 3 fois le PIB français. Engager cette politique, c’est entrainer la France dans une récession sauvage avec les tensions sociales qui vont avec. De même, dire que l’on va résoudre le problème du charbon dans le monde essentiellement en développant le solaire, l’éolien et le stockage, c’est aller droit vers un réchauffement climatique accéléré et vers un monde hostile et violent.
Le nucléaire fait donc partie de la solution. Comment expliquez-vous que la part de l’atome dans le mix puisse diminuer ?
JMJ : Celà fait 20 ans que la France et les politiques en particulier, ont le nucléaire honteux. Le politique sacrifie un totem – Superphénix hier, Fessenheim demain – pour dire publiquement que « le nucléaire ça n’est pas bien » et discrètement, dit à la filière « Continuez votre activité, mais ne le dîtes pas trop fort ». Cette attitude est à l’origine d’un réflexe corporatiste qui relève davantage du syndrome « citadelle assiégée » que du syndrome « corps des Mines ».
La filière a-t-elle commis des erreurs ?
JMJ : Je pense que l’erreur fondamentale a été de laisser AREVA franchir deux marches à la fois : créer un nouveau modèle de réacteur et, en même temps, créer un nouveau métier (maîtrise d’œuvre). De surcroit avec un degré de complexité supplémentaire en s’alliant avec Siemens et en empilant les exigences de sûreté allemandes et françaises les unes sur les autres. Tout cela a abouti à un objet monstrueusement complique a gérer.
Autre erreur : quand vous dîtes à une filière « faites votre truc dans votre coin et moi je ne dirai pas que c’est bien », vous la privez de sa base arrière, d’où les échecs à l’export. Cette attitude a conduit à d’autres effets pervers…
Lesquels ?
JMJ : Ce contexte aboutit à l’augmentation des couts de sûreté. Plus vous avez peur, plus ce sentiment est entretenu par l’attitude des pouvoirs politiques, plus l’exigence de précaution est élevée, et plus le coût de la précaution – la sûreté – est élevé. Aujourd’hui, il y a une disproportion forte entre le coût de la précaution et son bénéfice. Je pense que l’analyse coût/bénéfice des mesures de sûreté doit être inclus dans le mandat de l’ASN.
Je suis chef d’entreprise : à chaque fois que je décide de faire ou de ne pas faire, je me pose la question du coût/bénéfice. Je ne vais jamais arbitrer sur la seule question du bénéfice, sinon demain, je fais une OPA sur Total, EDF et Orange réunis !
Si on disait à l’ASN de faire une évaluation du coût et des bénéfices en indiquant soit une fourchette, soit la mention « non disponible » comme en assurance ? Les assureurs manient de manière habituelle des données sordides : si je vaccine plus ou moins de gens, je sais combien ça me coûte et combien coûte le décès si je ne les vaccine pas. Pourquoi pourrait-on parler de morts évités pour les campagnes de vaccination et pas pour le nucléaire ?
Avec la loi sur la transition énergétique assiste-t-on au retour de l’État stratège ?
JMJ : Cela fait 20 ans que l’on gère le nucléaire dans l’à peu près et on continue à dégrader la qualité de notre actif avec des tractations politiques à la petite semaine. Cette irresponsabilité va être particulièrement lourde de conséquences. Imaginons que l’ASN dise « Il y a 4 réacteurs en France qui ne passent pas la rampe des 40 ans », il y aura alors 4 réacteurs en moins.
Les Allemands s’amusent à faire ça. Apres Fukushima, 8 GW de nucléaire ont été arrêtés. La valeur amortie de ces 8 GW était d’environ 15 milliards d’euros. Pour les remplacer, l’Allemagne a investi 300 milliards d’euros dans les renouvelables… Le rapport est de 1 à 20.
Si l’Allemagne, qui a 200 milliards d’euros de solde exportateur annuel, peut se le permettre – pour, accessoirement, un bénéfice nul sur les émissions –, la France, qui est en déficit commercial, n’est pas en mesure de l’imiter facilement. Résultat, ces 4 réacteurs arrêtés en France ne seront pas nécessairement remplacés par des renouvelables, mais éventuellement par… rien. Et comme l’approvisionnement électrique est indispensable à la continuité du développement. On peut le souhaiter, mais il faut bien comprendre que c’est inclus dans les contreparties.
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