Centrales flottantes : quel statut et quelles règles ? - Sfen

Centrales flottantes : quel statut et quelles règles ?

Sont-ce des barges, des navires, des plateformes ? Quels critères de sûreté leur appliquer ? Quelles zones d’exclusion ? Le développement de réacteurs nucléaires flottants,  envisagé par de nombreux pays pour alimenter des zones isolées ou des ports maritimes, pose des questions réglementaires redoutables mais passionnantes.

Alors que l’Agence internationale de l’énergie témoigne d’un « retour en force du nucléaire », le développement des petits réacteurs montés sur barges flottantes, dits Floating Nuclear Power Plant (FNPPs) retient l’attention de la filière. Pour l’heure, une unique centrale flottante est aujourd’hui en activité dans le monde, stationnée dans l’Arctique russe. Mais la Russie, la Chine, le Japon, les États-Unis et le Danemark ont exprimé leur volonté de développer cette technologie, appelée à être commercialisée dans les années à venir.

Au-delà des enjeux techniques, déterminer le régime juridique qui sera applicable aux objets hybrides que sont les FNPPs demandera un travail d’interprétation, d’adaptation et de mise en cohérence de deux systèmes – les conventions nucléaires internationales et le droit maritime. Parmi les questions à traiter, le statut des FNPPs au regard du droit maritime : il s’agit de déterminer si une centrale flottante doit être considérée comme un navire, une plateforme temporaire ou une île artificielle et en déduire son inclusion dans le champ d’application des textes existants. Les standards de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) applicables aux FNPPs doivent également être examinés, ainsi que la possibilité d’établir des zones d’exclusion autour de ces installations.

Navire ou plateforme ?

Bien que l’appellation semble transparente, il n’existe en réalité pas de standard unanime pour déterminer ce qu’est un navire. Ni la convention Unclos1, qui constitue le cadre juridique global du droit maritime, ni la convention Solas2, le traité le plus important sur la sûreté et la sécurité des navires commerciaux, n’en proposent de définition. Si certaines conventions considèrent qu’un bâtiment doit pouvoir naviguer pour être qualifié de navire, d’autres, comme la convention Marpol3, optent pour une définition moins restrictive puisqu’il s’agit d’« un bâtiment exploité en milieu marin de quelque type que ce soit et englobe les hydroptères, les aéroglisseurs, les engins submersibles, les engins flottants et les plateformes fixes ou flottantes ».

Or, d’un côté un FNPP est par essence transportable et pourrait donc légitimement être considéré comme un navire, tandis que d’un autre, beaucoup de centrales flottantes seront dépourvues de moyen de propulsion, tractées par des remorqueurs et immobilisées à partir de leur mise en service. Qualifier de « navire » une structure ancrée au fond marin pour plus d’une décennie semble inapproprié. À moins qu’un statut propre aux FNPPs n’émerge, il est probable qu’il évolue en fait au cours de leur vie : navires en déplacement, plateformes flottantes ou îles artificielles une fois amarrées et en exploitation. Or cette question n’est pas que sémantique car les exigences de sûreté et de sécurité sont différentes pour une installation ou un transport maritime et nucléaire.

Sécurité et zone d’exclusion

Selon la Convention sur la protection physique des matières nucléaires (CPPMN) et son amendement, qui fixent les principes fondamentaux internationaux en matière de sécurité nucléaire, les États parties à la convention sont chargés de mettre en place un cadre juridique national garantissant la protection des matières nucléaires. L’inclusion des centrales flottantes dans la convention ne semble pas discutable dans la mesure où elle s’applique aussi bien à la matière nucléaire en transport qu’aux installations la contenant.

En pratique, les États se basent généralement sur les recommandations de l’AIEA pour développer leur réglementation nationale. Cependant, les guides d’application de la Sécurité nucléaire (NSS) de l’AIEA distinguent les recommandations adaptées au transport (NSS No. 26-G) de celles adaptées aux installations (NSS No. 27-G). S’agissant des FNPPs, l’AIEA n’ayant pas encore développé de guide dédié, les recommandations auxquelles les États devraient se référer pour adapter leur législation ne sont pas identifiées : un État devrait-il par exemple exiger la mise en place d’un plan de sécurité de transport à l’opérateur d’un FNPP en s’appuyant sur le NSS No. 26-G, un plan de sécurité d’installation conformément au NSS No. 27-G, ou l’un ou l’autre selon que la barge soit en phase de transit ou en phase d’exploitation ?

De plus, dans le domaine maritime, le code ISPS décline déjà un ensemble de normes liées à la sécurité des navires et des installations et notamment l’obligation de développer un plan de sécurité pour chaque bâtiment. Harmoniser ces différents régimes permettrait d’éviter aux FNPPs d’avoir à se conformer à un ensemble d’obligations  potentiellement redondantes.

Le Sturgis fut la première barge nucléaire flottante. Mise en service en 1967 par les États-Unis, elle a alimenté en électricité le canal du Panama entre 1968 et 1976. DR

Zone d’exclusion et liberté de navigation

Par ailleurs, parmi les recommandations détaillées par le NSS No. 27-G, figure la nécessité de définir une zone d’accès limité autour de l’installation pour sa protection. Or dans le cas d’un FNPP, la limitation, voire l’interdiction du trafic aux abords de la plateforme pourrait entrer en conflit avec la liberté de passage accordée aux navires selon la  convention Unclos. Si son article 60 reconnaît à un État côtier la juridiction exclusive sur les installations et les îles artificielles situées dans sa « zone économique exclusive » et notamment la possibilité d’établir une zone de sécurité de 500 mètres autour de celles-ci, il ne peut la mettre en place que dans la mesure où elle n’entrave pas significativement les voies de circulation internationales. De plus, si une centrale flottante en opération est considérée comme un navire selon l’Unclos, la possibilité d’établir cette zone d’exclusion devient incertaine. Du point de vue de la sécurité nucléaire, les dimensions qu’une zone d’accès limité devrait avoir pour garantir la protection d’une centrale flottante restent à déterminer, et pourraient excéder les 500 mètres. Ces éléments pourraient compromettre le déploiement des centrales dans des régions portuaires actives. Enfin, certains observateurs craignent que ces zones d’exclusion permettent à certains États d’étendre leur contrôle dans des zones maritimes contestées sous le couvert d’un programme énergétique civil.

Plus largement, l’exportation de centrales flottantes est vouée à devenir une préoccupation de l’ensemble des États de transit. Même si la convention Unclos reconnaît le droit de passage inoffensif des navires dans les eaux territoriales des États côtiers, la Convention sur la protection physique des matières nucléaires (CPPMN) indique qu’un État exportateur se doit de fournir des garanties de sécurité appropriées aux pays par lesquels la matière transite. Pour éviter des oppositions entre la liberté de naviguer et les velléités de certains États de protéger leurs côtes, une coordination forte entre exportateurs et zones de transit sera nécessaire pour rassurer toutes les parties prenantes et établir une chaîne de transfert de responsabilités claires à mesure qu’une centrale flottante traverse leurs eaux territoriales.

Sûreté : transport de matière en réacteur

Du point de vue de la sûreté des installations nucléaires, il n’existe pas de convention internationale équivalente à la CPPMN qui pourrait s’appliquer aux centrales flottantes – la Convention sur la sûreté nucléaire (CSN) étant restreinte aux installations « fixes », sous-entendu terrestres. En revanche, le transport de matières nucléaires par bateau est réglementé internationalement par les codes IMDG et INF qui s’appuient sur les recommandations contenues dans le règlement de transport des matières radioactives (SSR-6) de l’AIEA. Ils établissent, entre autres, des catégories de colis selon le niveau d’activité de la matière transportée et les niveaux de sûreté qui en découlent. Dans la mesure où le SSR-6 définit un bateau comme « un bateau de navigation maritime (navire) ou un bateau de navigation intérieure, utilisé pour le transport de  marchandise », une barge flottante pourrait être considérée comme tel, transportant un chargement qui serait composé du réacteur et des matières nucléaires. L’ensemble en transit pourrait se contenter de se conformer aux codes IMDG et INF. En revanche, cette même centrale amarrée et considérée comme une installation nucléaire tomberait dans une zone de vide juridique qui exigerait que chaque État adapte sa réglementation, en conformité avec de nouveaux standards de sûreté de l’AIEA.

© Seaborg – Le danois Seaborg vise le déploiement d’un SMR sur barge pour alimenter des sites isolés.

En transit, un FNPP dont le combustible serait chargé en usine transporterait la matière directement à l’intérieur du réacteur, ce qui constituerait une situation inédite et non couverte par la réglementation existante. Serait-il envisageable de qualifier le réacteur lui-même comme un emballage selon les normes IMDG, dans la mesure où il ne serait mis en exploitation qu’une fois le transport achevé ? Cela impliquerait de certifier la résistance du réacteur au regard d’un ensemble de normes très contraignantes, surtout pour le transport de combustible irradié ou de nouveaux combustibles comme le Haleu (uranium enrichi entre 10 et 20 %, fréquemment adopté dans les designs de SMR). Ces matières nécessitent des emballages de type B, devant garantir le confinement dans des conditions exigeantes : chute de 9 mètres sur surface rigide, empalement par une barre d’acier, température de 800 °C pendant 30 minutes. Si cette solution se révélait impossible pour des raisons techniques ou juridiques, les centrales flottantes devraient disposer de compartiments d’entreposage pour le combustible au sein de leur barge ou le transporter séparément. Par ailleurs, la mise en service et l’exploitation des centrales flottantes se faisant en mer, ce nouvel environnement imposera de réévaluer un certain nombre de normes de sûreté.

Parmi les événements susceptibles de provoquer des accidents graves, les impacts des tempêtes, tsunamis et autres aléas maritimes exceptionnels ainsi que les risques de collision devront être intégrés et les réacteurs conçus pour y résister, à l’instar des risques sismiques pour les centrales terrestres. Les conséquences de potentiels accidents graves devront être réévaluées pour prendre en compte la dispersion rapide des rejets radioactifs dans l’écosystème marin, et les zones de planification d’urgence et de restrictions alimentaires redimensionnées pour s’y adapter. Sur ce point, les réacteurs dont la technologie s’affranchit par conception des risques de fusion du coeur devraient être favorisés car les systèmes permettant d’assurer la rétention du corium pourraient s’avérer difficiles à mettre en place pour un FNPP.

Responsabilité civile

En ce qui concerne le régime de responsabilité civile, le nucléaire présente des spécificités établies par les conventions de Paris et de Vienne. Selon celles-ci, l’exploitant d’une installation nucléaire est exclusivement et strictement responsable des dommages résultant d’un accident nucléaire devant les tribunaux du pays où survient l’accident, à moins de circonstances exceptionnelles – conflit armé, cataclysme. Les transporteurs sont donc protégés des responsabilités qui leur seraient normalement attribuables sous le régime des conventions maritimes. Cependant, ces conventions ne s’appliquent qu’aux installations nucléaires répondant à la définition qu’elles en donnent. Or la convention de Vienne exclut explicitement les réacteurs nucléaires « qui sont utilisés par un moyen de transport maritime ou aérien comme source d’énergie, que ce soit pour la propulsion ou à toute autre fin », et la convention de Paris « ceux qui font partie d’un moyen de transport ».

Au vu de ces réserves, la communauté juridique s’interroge légitimement sur la place des centrales flottantes dans le champ de ces conventions. Le groupe international d’experts en responsabilité civile nucléaire (Inlex) de l’AIEA a néanmoins indiqué considérer qu’une centrale flottante amarrée et fixée au fond marin serait bien une installation nucléaire au sens de la convention de Vienne.

L’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) confirme cette conclusion en ajoutant que la majorité des experts l’étend à la convention de Paris. Dans cette hypothèse, cette même centrale flottante en transit serait à considérer comme transport de matières nucléaires et la responsabilité de l’exploitant du FNPP s’établirait à partir de la prise en charge de la matière comme pour toute autre installation nucléaire. Le scénario le plus épineux serait celui dans lequel l’État hôte d’une centrale flottante ne serait pas partie à ces conventions car la responsabilité de l’État d’origine de la centrale resterait théoriquement engagée jusqu’à « déchargement du combustible », selon la formule du texte. Or pour un FNPP chargé en usine, aucun déchargement du combustible ne serait prévu avant la mise en exploitation du réacteur, ce qui reviendrait à étendre indéfiniment la responsabilité de l’exploitant d’origine.

Malgré ces quelques points à clarifier pour éviter les risques d’interprétations divergentes par les tribunaux nationaux, les principes fondamentaux mis en place par les conventions relatives à la responsabilité nucléaire semblent compatibles avec l’arrivée des FNPPs. Non seulement leur champ d’application pourrait être élargi sur décision des États parties pour inclure explicitement les centrales flottantes, mais des accords multilatéraux spécifiques entre États concernés pourront toujours être conclus le temps d’adapter les conventions internationales aux situations d’exception.


1. Convention des Nations unies sur le droit de la mer.
2. Safety Of Life At Sea.
3. Convention internationale pour la prévention de la pollution marine par les navires.

Par Hippolyte Boutin, Sfen

Photo I L’Akademik Lomonosov, actuellement en service dans l’Arctique oriental, est le réacteur nucléaire flottant russe. Il s’agit d’une barge flottante de 144 mètres de long sur 30 de large, équipée de deux réacteurs à eau légère KLT-40S de 35 MWe. Depuis sa mise en service complète en mai 2020, elle alimente la ville d’environ 4 000 habitants et les industries minières de la région en chaleur et en électricité, en remplacement des centrales de Bilibino et de Chaunskaya, respectivement des installations nucléaires et charbonnières.

© Rosatom