L’ASN devant le Sénat : le nucléaire a besoin de prises de décisions - Sfen

L’ASN devant le Sénat : le nucléaire a besoin de prises de décisions

Publié le 13 avril 2021 - Mis à jour le 27 septembre 2021
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Auditionné par la commission des affaires économiques du Sénat le 7 avril 2021, Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), s’est exprimé pendant près de deux heures et a élucidé toutes les questions posées. Tous les sujets abordés sur l’énergie nucléaire en France ont un point commun : ils ont tous fait l’objet d’études approfondies et l’heure a sonné pour le gouvernement et les politiques, aujourd’hui, qui doivent prendre des décisions. Autrement dit, l’absence de décision et d’anticipation en matière de politique énergétique, l’absence de choix concernant l’énergie pilotable qui intégrera le paysage français demain, l’indécision sur le nouveau nucléaire, sur les solutions relatives aux déchets, l’absence de visibilité pour le tissu industriel français, etc., auront très clairement des conséquences irréversibles d’ici 2035/2040. Un discours transparent, souligné par la commission, sans concession sur la responsabilité du gouvernement et des politiques sur cette question cruciale qu’est la politique énergétique française et le devenir de la filière industrielle nucléaire française.

En début de séance, Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques du Sénat a rappelé que celui-ci, « le 23 mars 2021, a adopté une résolution pour revaloriser la place de l’énergie nucléaire dans notre mix-énergétique, car il est un atout considérable pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 », et que dans ce cadre, « les missions de l’ASN devaient être confortées ».

A ce titre, un panorama général, mais aussi détaillé, a été dressé, sous la forme d’un exposé du président de l’ASN, suivi de questions, très nombreuses, sur tous les pans de l’énergie nucléaire en France.

La question de la prolongation de la durée d’exploitation des réacteurs de 900 MW 

Le Président de l’ASN a rappelé qu’elle avait pris la décision, le 23 février 2021, « de valider la partie générique de réexamen périodique (tous les dix ans) des 32 réacteurs de 900 MW en activité en France », pour porter leur durée d’exploitation de 40 à 50 ans. « Ce premier volet de validation sera suivi d’un réexamen de conformité à réaliser, réacteur par réacteur, et qui devrait s’étaler jusqu’en 2031 ». Une montée en puissance des travaux démarre en 2021 où 4 réacteurs sont concernés avec un pic d’activité attendu en 2026. Et de préciser que « la France n’a pas prévu dans sa législation de limiter la durée d’exploitation de ses centrales nucléaires mais qu’une prolongation est techniquement possible, à l’instar de pays tels que la Grande-Bretagne, la Suisse, la Suède, ou les Etats-Unis », etc. qui rallongent la durée d’exploitation jusqu’à 60 ans (et au-delà aux Etats-Unis, en Russie, etc.). Le réaménagement des plannings d’arrêt pour tenir compte des consignes sanitaires contre le coronavirus a demandé un énorme travail car, dit-il, « le planning général des arrêts est comme un château de cartes ». Un report d’arrêt de tranche conduit à décaler d’autres arrêts et a un impact sur le niveau de disponibilité de la production électrique. Une problématique soulevée par RTE et dont la décision revient à l’Etat français : « la situation actuelle de tension de capacité de production électrique rencontré cet hiver pourrait se reproduire dans les deux à trois prochaines années […]. Nous disposons de peu de marge par rapport aux besoins de demande d’électricité. Tout cela nécessite de prendre des décisions pour reconstituer ces marges, à la fois à court terme et à long terme ». Et d’insister « il ne faut pas que l’absence de marge en besoin d’électricité vienne peser sur les décisions à prendre !».

Alerte sur l’effet falaise en 2035/2040 en l’absence de décision maintenant

Compte tenu de la décision du gouvernement d’arrêter 14 réacteurs d’ici 2035 pour atteindre 50 % de nucléaire dans la production d’électricité, et que des réacteurs, les plus anciens arriveront à une durée d’exploitation entre 50 et 60, un effet falaise (terme non évoqué en tant que tel) est clairement attendu à partir de 2035. Le Président de l’ASN a rappelé à maintes reprises la nécessité absolue d’anticiper la décision du choix du futur mix-énergétique, 15 ans avant cette échéance, soit dès maintenant. Ce sujet extrêmement sensible pour la sécurité énergétique de la France « nécessite une ANTICIPATION. On ne peut pas se poser cette question de savoir si 5 ans avant [l’échéance], certains réacteurs pourront aller au-delà de 60 ans ». En sachant qu’aujourd’hui, « rien ne permet de garantir (techniquement) que d’aller au-delà de 50 voire de 60 ans sera possible. Aujourd’hui, nous n’avons pas de visibilité sur le bon fonctionnement d’une cuve d’un réacteur au-delà de 50 ans ».

L’urgence de se projeter sur le choix de l’énergie pilotable de demain

Un élément fondamental du mix-énergétique a été souligné, là aussi, plusieurs fois, par le président de l’ASN : alors que l’ASN ne peut pas se positionner sur le débat autour du « scénario 100 % renouvelables », le président a martelé que les choix devront être « robustes pour assurer les besoins en électricité pilotable, quel que soit la source utilisée, de manière sûre et anticipée par rapport aux échéances 2035/2040 ; le choix de la politique énergétique doit être aussi « rapide ».

Cette notion de recourir dans les décennies à venir à une ou des énergies pilotables a été rappelée plusieurs fois. Or, ces énergies pilotables, c’est-à-dire disponibles 24h24, 7j7 sans interruption sont de l’ordre de 4 : une seule énergie bas carbone le nucléaire, trois énergies fossiles (gaz, pétrole, charbon). Non évoqué mais à répéter ici, tous les pays qui ont arrêté ou projettent d’arrêter des centrales nucléaires, compensent par le gaz (Allemagne, Belgique, par exemple) pour soutenir le développement d’énergies renouvelables intermittentes. 

Et le Président de l’ASN de se référer au récent rapport du Haut-Commissariat au plan qui signale que « l’ambition en matière de transformation énergétique de la France devrait reposer sur un plan réaliste qui doit intégrer les problématiques de sûreté et d’anticipation ».  

En résumé, sur cette question importante de la politique énergétique, le président de l’ASN a accusé le gouvernement de ne pas avoir l’esprit de précaution qui consiste à regarder les échéances à venir pour anticiper.

L’EPR Flamanville, un dossier qui avance 

Une chose est sûre est que le projet a avancé à grands pas depuis deux ans. Le programme d’essais (près de 1 000 au total) est considéré comme satisfaisant, et « permet de valider le bon fonctionnement des dispositifs de sûreté », selon l’ASN. Par ailleurs, l’autorité a autorisé l’acheminement des premiers combustibles, entreposés en attendant en piscine, en octobre 2020. Concernant le retour d’expérience des EPR en fonctionnement en Chine et de celui en cours de finalisation en Finlande, il « fera l’objet de modifications de la part d’EDF sur certains composants avant la mise en service de l’EPR Flamanville ».

Projet EPR2, des options de sûreté jugées satisfaisantes

Anticiper la date butoir de 2035, c’est devoir prendre des décisions aujourd’hui quelle que soit la nature de la décision, quant au choix de la source d’énergie. EDF propose le renouvellement du parc par la construction de 6 EPR, et l’ASN s’est prononcée en 2019 sur les options de sûreté, jugées satisfaisantes. L’autorité doit aussi se prononcer avant l’été 2021 sur l’hypothèse prise par EDF à appliquer aussi à l’EPR2 « l’exclusion de rupture », qui vise un niveau de qualité de réalisation tel, « que la démonstration de sûreté n’aurait pas besoin d’étudier la rupture de certaines parties des circuits primaire et secondaire ». Un sujet sensible.

Dans le cadre du « nouveau nucléaire » a aussi été abordé le Small modular reactor (SMR), un projet encore sur « papier » mais qui présente des avancées significatives en matière de sûreté (par exemple, la fusion du cœur du réacteur est exclus). Le président de l’ASN a souligné que les SMR pouvaient faire partie de l’option du nouveau nucléaire, sachant que le projet français (Nuward) « n’est pas encore suffisamment avancé » et son coût est pour l’heure un tiers plus cher qu’un EPR2 au MW/h.

 Zoom sur les soudures de l’EPR Flamanville : « quand on s’entraine, … on y arrive »

Pour mémoire, une centaine de soudures doivent faire l’objet de justifications, dont une 50aine à réparer. Les procédés de soudage ont été définis, testés, sous la surveillance de l’ASN et les réparations ont démarré. A début mars 2021, une dizaine de soudures du circuit secondaire ont été réparées, qualifiées de « bonnes du 1er coup », selon les propos du président de l’ASN. Au final, les réparations se feront ainsi par lot de 10 soudures qui seront validées au fur et à mesure.

8 soudures de traversées de l’enceinte du réacteur sont plus complexes et sont réalisés à l’aide de robots. Elles devraient s’achever début 2022. Au sujet du circuit primaire, le président de l’ASN a rappelé une non-conformité récente sur des piquages où la stratégie de traitement est en cours entre l’autorité et EDF, avec une position de l’autorité attendue d’ici l’été 2021.

Face à la crise sanitaire, une grande réactivité et résilience des exploitants et au final, un bilan de sûreté très bon en 2020

Les difficultés survenues en 2020 à cause de la crise sanitaire (et qui se poursuit cette année), ont conduit les exploitants dont EDF à déprogrammer, reprogrammer des arrêts de tranche et travaux de maintenance. Mais au final, l’ASN rappelle les relations étroites avec EDF pour « dépasser les difficultés », tout en garantissant un haut niveau de sûreté. La très forte mobilisation des exploitants en France a été soulignée au regard des résultats de sûreté « bien meilleurs en 2020 ».

Le démantèlement, une activité maitrisée par la filière française

Pour répondre aux objectifs de la PPE, il en revient à EDF de décider quels réacteurs, parmi les 12 à venir (plus les 2 réacteurs de Fessenheim arrêtés en 2020) sur au moins 7 sites nucléaires seront arrêtés d’ici 2035. L’occasion de rappeler qu’un premier retour d’expérience est fait en France avec le réacteur Chooz A dont le chantier a permis de définir des modes opératoires, des méthodologies qui serviront aux futurs réacteurs de la même famille, les REP. S’agissant des deux réacteurs de Fessenheim, le démantèlement démarrera « quand le décret de démantèlement sera approuvé… Il sera prêt en 2024/2025 ».  L’occasion de rappeler par le président de l’ASN lui-même que « les performances du site lors de son exploitation étaient parmi les meilleures, et que pour la revue d’inspection de projet, les choses se passent très bien aussi ».

Le grand carénage, l’opportunité de maintenir le niveau d’expérience et de compétences

Comme souvent rappelé dans l’industrie nucléaire, la perte d’expérience est liée au fait que pendant dix ans, il n’y a pas eu de grand projet nucléaire en France, contrairement à la Chine qui entretient une expérience et des compétences avec la construction de 5 réacteurs par an. Mais le président de l’ASN de rassurer et d’insister à plusieurs reprises que « cela se retrouve ». L’exemple des réexamens de sûreté est une opportunité pour des corps de métiers, puisque ces réexamens « représenteront six fois plus de travaux dans la mécanique » avec des métiers utiles au nouveau nucléaire. « Il faut saisir cette opportunité car c’est possible et accessible à l’industrie française ». Autrement dit, « l’argument [de certains] qui consiste à dire que cela n’est pas possible d’aller vers un nouveau nucléaire à cause de la baisse des compétences ne tient pas ». Autre point à améliorer mais pas insurmontable, soulevé notamment dans la rapport Folz, celui de la gestion de projet. Depuis, les travaux lancés par EDF dans le cadre du plan excell « sont des pistes intéressantes qui renforceront la maitrise de la gestion de projet », et où le Gifen, le syndicat de la filière, suit cette question de près. Et de conclure, « je constate des signes positifs en matière de recouvrement des compétences et de l’expérience […]. Nous savons construire. Je n’ai aucune appréhension sur le défi industriel ».   

Là encore, l’esprit de précaution pour le gouvernement est de considérer qu’il a des dates butoir de prise de décision pour anticiper le long terme et ainsi donner de la visibilité aux entreprises essentielles pour les compétences sur toutes les constructions nouvelles. « Cette période d’incertitude est néfaste pour ce qui concerne la constitution du tissu industriel. La compétence, on peut l’acquérir à nouveau mais il faut des perspectives… ».

La gestion des déchets à long terme, le temps est venu de choisir

Et oui, là encore, le Président de l’ASN a pointé du doigt, clairement, le manquement des politiques quant aux décisions à prendre sur la gestion à long terme de toutes les catégories de déchets nucléaires.

Le 5ème PNGMDR, en cours d’élaboration est établi pour 5 ans. Il a fait l’objet d’un débat public, où chacun a pu s’exprimer sur les différentes filières. Les 4 précédents plans avaient surtout défini les études, présenté des comparaisons et des hypothèses, ainsi que les avantages/inconvénients de telle ou telle solution. « Tout ce matériau est présent ». Pourtant, la gestion des déchets n’a fait l’objet que de « PROCRASTINATION » qui n’est pas une politique. « Si l’on se projette dans 20 ans, et si aucune décision n’est prise avant 5 ans, aucune filière de déchets radioactifs ne sera opérationnelle, alors même que toutes les études ont été faites ».

– Dans le détail, s’agissant des déchets très faiblement radioactifs (TFA), le centre actuel dans l’Aube sera saturé en 2028. « Aucune autre solution n’a été décidée pour anticiper ».

« L’hypothèse de la valorisation des déchets métalliques a été évoquée mais n’a pas non plus fait l’objet de décision », alors qu’un projet de Technocentre pourrait être envisagé.

– Concernant les déchets de faible activité à vie longue (FAVL), « beaucoup d’études ont été faites et pas de décision ». Alors qu’une solution se présente dans le canton de Soulaines (Aube), « peut-être que les élus diront un jour, « bah », on n‘est plus d’accord. Cela fait plus de 10 ans… ».

– les déchets MA/HAVL ont une solution avec le projet Cigéo à Bure (Haute-Marne/Meuse). Le sujet, certes, est compliqué, voire controversé parfois mais le président de l’ASN de rappeler qu’il y a eu « des lois, des discussions, des débats publics et… la décision n’est pas prise encore, pas totalement ! ». Le dossier d’autorisation de création de Cigéo sera déposé par l’Andra fin 2021 et l’ASN demande 3 ans pour l’instruire « ce qui nous amène en 2024 qui est la date ultime de prise de décision pour que le chantier débute et soit opérationnel ».

Et le président de l’ASN de répéter : « Attention, si les décisions ne sont pas prises dans les 5 ans qui viennent, aucune filière de gestion des déchets radioactifs en France n’aura de solutions dans 20 ans ». Un comble pour un pays qui était le premier il y a 20 ans, en avance sur tous les autres, et qui se retrouve en queue de peloton aujourd’hui.

Une alerte similaire est aussi faite au sujet de la politique française en matière de retraitement. Le Président de l’ASN est formel sur le fait que la date de 2040, aujourd’hui butée du retraitement, entraînait la nécessité d’une prise rapide de décision. « En effet, si l’on poursuit le retraitement après 2040, les installations de la Hague doivent connaître des améliorations profondes qui vont nécessiter au moins 15 ans de travaux. Avec les études, il faut que la décision soit prise avant 2024. Si l’on arrête le retraitement, il en va de même car il faut déterminer les solutions d’entreposage des combustibles irradiés ».

 Des termes frappants, martelés pour alerter les personnalités politiques et le gouvernement sur la nécessité de prendre des décisions aujourd’hui

Décision, ou plutôt l’absence de décision du gouvernement met en danger bon nombre d’activités et de solutions relatives à l’énergie nucléaire et conduira la France, notamment en matière d’électricité, a une impasse dès 2035. Autre exemple, la gestion des déchets qui se voient bloqués alors que la France dispose des solutions.   

L’anticipation ou plutôt l’absence d’anticipation, un terme martelé à plusieurs reprises pour alerter les pouvoirs publics et les politiques. Et de rappeler cet élément fondamental qui régit l’énergie nucléaire : « le nucléaire c’est le domaine du temps long. Il faut au moins 15 ans. Et si on ne prend aucune décision au bout de 5 à 10 ans, on ne fait rien en 15 ans ».

– Urgence : il y a vraiment urgence à la fois sur la politique énergétique, le choix de l’outil de production pilotable, du nucléaire ou pas du nucléaire, de la gestion des déchets, mais aussi de la politique de retraitement en France.

Absence de culture de précaution : « En France, nous avons un déficit en matière de précaution ! », lié à l’absence de décision politique par rapport à des besoins fondamentaux que représente le domaine de l’énergie. Ce déficit de culture de précaution se retrouve aussi dans la population. A titre d’exemple, le Président de l’ASN soulignait que lors de la dernière campagne de distribution d’iode pour les populations vivant près d’une centrale nucléaire, « 25 % seulement vont chercher leurs comprimés en pharmacie ».

Pour finir, un élu présent dans l’hémicycle a fait une comparaison avec la gestion actuelle de la crise sanitaire en France. Une comparaison à méditer en effet au regard des conséquences lourdes en l’absence de décisions adéquates prises en temps et en heure, même si la gestion sanitaire relève d’un domaine, lui aussi, extrêmement complexe et compliqué. 

 


par Cécile Crampon (Sfen) – Image prise lors de l’audition au Sénat le 7 avril 2021